Jacques Igalens
Jacques Igalens est directeur de Toulouse Business School depuis le 26 avril 2013. Il est diplômé de l’ESSEC et de Sciences po Paris. Après cinq années d'activités de consultant international, il passe en 1981 une thèse de doctorat en sciences de gestion de l'université...
Voir l'auteur ...RSE en vitrine : l’empreinte des maisons mères
Howard R. Bowen, à travers son ouvrage Social Responsibilities of the businessman publié en 1953, a exercé une influence certaine aux USA et en France car il est le premier à avoir évoqué l’idée qu’il existe une responsabilité sociale de l’entreprise au-delà de sa stricte responsabilité économique et financière vis-à-vis de ses propriétaires (Igalens et Benraïss, 2005). Soixante ans plus tard, la responsabilité sociale − devenue sociétale en 20101− est toujours au centre des préoccupations des entreprises. Elle est aujourd’hui envisagée comme un déterminant du capital marque employeur (Grigore et Stancu, 2011) et contribue à la réputation de l’entreprise, notamment vis-à-vis de ses parties prenantes (Igalens et Point, 2010)
Nous avons choisi ici de comparer les pratiques RSE de quatre entreprises à travers les engagements affichés sur leur site web et, le cas échéant, les rapports développement durable qui y sont accessibles. Dans cette vitrine que constitue le site web, sont affichées les valeurs de l’entreprise qui doivent répondre aux attentes des jeunes diplômés en recherche d’emploi, particulièrement sensibles à ce moyen de communication. Quels engagements RSE sont exposés sur les sites/vitrines des entreprises étudiées ? Sont-ils bien visibles et compréhensibles ?
La RSE : une préoccupation locale
Au Maroc, dès 2003, la loi n°11-03 relative à la protection et à la mise en valeur de l’environnement énonce les principes directeurs de protection et de gestion de l’environnement. Elle trace un cadre législatif global de la conservation de l’environnement.
Ce cadre a été renforcé par le discours royal (à l’occasion de la troisième édition des Intégrales de l’Investissement en 2005) qui a constitué un signal fort et positif incitant toute initiative en matière de RSE.
Cette volonté repose d’une part sur un cadre législatif enrichi, depuis 2004, par la publication du nouveau code du travail qui vient renforcer l’attachement du pays aux droits humains et aux conventions internationales du travail. Et, d’autre part, sur plusieurs normes nationales. Ces dernières concernent particulièrement le management des aspects sociaux dans l’entreprise à travers la norme NM00.5.600 (Système de Management des aspects sociaux dans l’entreprise) qui se réfère aux principes définis dans la SA 8000 (Social Accountability 8000) et aux conventions de l’OIT (l’Organisation Internationale du Travail). Cette norme spécifie également les orientations générales pour la mise en place et la gestion d’un système d’audit social (El Abboubi et Kandoussi, 2009 ; Ettahiri, 2009).
Méthodologie
Nous proposons ici de comparer les engagements en matière de RSE de quatre entreprises marocaines, à travers leur site Internet. Le choix de ces entreprises s’est fait suite à une enquête auprès de 52 étudiants en dernière année d’étude dans des filières de gestion. Il leur était demandé de choisir, dans une liste des entreprises cotées en bourse, une entreprise dans laquelle ils aimeraient travailler à l’issue de leur formation. Les entreprises désignées sont respectivement Royal Air Maroc, Maroc Telecom, Groupe Addoha et Centrale laitière. Le tableau 1 en présente les principales caractéristiques.
La RSE : une pratique fortement contingente
Nous constatons une forte contingence en matière de RSE : à titre d’illustration, les pratiques à destination des seniors ne figurent pas parmi les préoccupations des entreprises marocaines. Les multinationales ont pris de l’avance sur les autres. Cela confirme les propos de Filali Maknassi (2009), qui a constaté que la responsabilité sociale de l’entreprise a été introduite au Maroc par les filiales des entreprises multinationales qui sont engagées dans de tels processus et par leurs partenaires locaux. Maroc Telecom et Centrale Laitière sont effectivement mieux dotées en termes d’outils et de pratiques RSE.
Toutes responsables ? Oui… mais !
Pour les deux entreprises nationales, Groupe Addoha et Royal Air Maroc, les préoccupations en matière de RSE ne semblent pas être la priorité en matière de communication Web 2.0. Les deux n’affichent pas sur leur site des informations quant à leurs engagements RSE et ne donnent aucune possibilité de télécharger les rapports annuels en la matière. Une recherche plus approfondie, par mots clés, montre néanmoins quelques efforts qui ne sont pas mis en avant par les entreprises. Ainsi, Le groupe Addoha a mis en place, par le biais de sa Fondation deux centres de formation pour les apprentis dédiés à la formation aux métiers du bâtiment. Ce groupe, comme le souligne le projet d’entreprise décrit sur le site institutionnel, a pour objectif de faciliter l’accès à la propriété des ménages à faible revenu. Ne voyons-nous pas ici des engagements RSE ?
Tout comme pour le Groupe Addoha, la RAM fait aussi l’économie d’une communication RSE. Quels sont les engagements RSE et plus particulièrement en matière de respect de l’environnement de la première compagnie aérienne d’Afrique du Nord ? Une recherche par mot clé sur le site de la RAM renvoie à une entreprise citoyenne et responsable et concerne la diminution de l’impact de son activité sur l’environnement à travers la publication de la newsletter Safar Flyer sur son site web : « Par ce geste, Royal Air Maroc contribue à préserver les richesses naturelles de la planète ». Sur le numéro 34 de cette newsletter, on peut lire : « [Royal Air Maroc Express] is the first company in the Mediterranean basin to introduce the new ATR Greenliner aeroplanes, so you fly in aircraft at the leading edge of technology in terms of comfort and performance. In addition, thanks to their low CO2 emissions, Royal Air Maroc Express helps to protect the environment »2. En 2008, dans un communiqué de presse, la compagnie fait de la réduction de la consommation du kérosène un double enjeu, économique et environnemental, cette réduction conduisant également à une baisse des émissions de CO2, principal gaz à effet de serre. La RAM montre ici qu’elle est bien soucieuse de l’environnement. On trouve aussi sur un autre site3 que la compagnie est classée dans la catégorie E des rejets de CO2 avec 140 kg CO2 par passager pour un vol Marrakech-Casablanca-Marrakech, et se classe, de ce fait, 73e sur 100 compagnies selon le Classement Atmosfair© des compagnies aériennes pour le rejet de CO2. N’y a –t-il pas ici des engagements en faveur de l’environnement ?
Pour Maroc Telecom et Centrale Laitière, nul besoin de faire des recherches, les informations sont directement disponibles. Maroc Telecom publie sur son site institutionnel son rapport de développement durable de 2011.
Ce dernier présente un premier volet gouvernance où est détaillée la composition du conseil de surveillance et le comité d’audit. Dans un second volet, on peut lire la préoccupation suivante : « Agir en entreprise responsable : établir une relation de confiance avec les clients (transparence tarifaire, protection des données personnelles, santé et téléphonie), employer des pratiques responsables avec les fournisseurs, valoriser le capital humain de l’entreprise et assurer le bien-être des employés, protéger l’environnement ». En 2011, par exemple, des réductions sont proposées sur les produits et services télécoms dans le cadre des programmes « pack bidayati » réservé aux entreprises nouvellement constituées et « Infitah » réservé aux TPE. Maroc Telecom œuvre aussi pour la réduction de la fracture numérique à travers l’extension des réseaux et la baisse de ses prix. L’opérateur met en place des actions comparables dans les pays où il est implanté (Gabon, Mauritanie, Burkina Fasso et Mali).
Centrale Laitière (CL) ne met pas à disposition sur son site le rapport de développement durable. On y trouve, toutefois, un onglet « Responsabilité sociale » réservé aux préoccupations sociétales. On y trouve que CL a fait de la démocratisation nutritive son domaine prioritaire pour les actions solidaires. CL y met aussi en avant ses engagements envers l’enfance : la coupe scolaire CL de football ; programme Sehaty Fi Taghdiyati (en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale) qui a pu sensibiliser à la nutrition saine et équilibrée près de 3,5 millions d’enfants, entre 2003 à 2010. L’aspect environnement n’est pas directement annoncé dans cette rubrique « responsabilité sociale » du site de CL. Il ne fait pas, non plus, l’objet d’un onglet spécifique. Une recherche par mot clé fait néanmoins ressortir, dans la rubrique actualité, trois réalisations : une station d’épuration des eaux utilisées dans la transformation industrielle du site de Fkih BenSalah, le tri sélectif et la réduction des émissions de CO2. La gouvernance n’est pas référencée sur le site de la CL.
RSE : disparité dans les niveaux d’engagement
Nous pouvons remarquer à l’issue des constats ci-dessus que les filiales de groupes français (Centrale Laitière et Maroc Telecom, respectivement filiales de Danone et Vivendi) ont des pratiques visibles et une communication permettant de mieux comprendre les engagements RSE que les deux autres entreprises nationales (Royal Air Maroc et Addoha) n’affichent pas. Cela peut être expliqué par l’engagement très avancé des deux entreprises mères en matière de RSE. En effet, Danone et Vivendi arrivent respectivement en 2e et 14e places du classement palmarès France des « entreprises les plus responsables » établi par l’agence de notation sociale Vigeo4. Ce classement prend en compte la responsabilité vis-à-vis des impacts des décisions de l’entreprise et de ses activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement transparent et éthique qui se doit d’être non seulement intégré dans l’ensemble de l’organisation, mais aussi mis en œuvre dans ses relations avec les parties prenantes. En consultant les sites de ces deux entreprises, nous avons remarqué que les engagements des entreprises mères concernent leurs filiales et vont bien au-delà, notamment concernant la chaîne de sous-traitance et d’approvisionnement.
À l’issue de cet article, et au vu des niveaux disparates des engagements RSE, pouvons-nous toujours avancer que la RSE est envisagée comme un déterminant du capital marque employeur ? Ou bien, conjoncture oblige, l’heure serait-elle au pragmatisme ? Au Maroc, les entreprises ne seraient-elles pas encore jugées sur les conditions de rémunération et la stabilité professionnelle qu’elles offrent à leurs collaborateurs ?
Bibliographie
- El Abboubi (Manal), Kandoussi (Fatima), Le virage de la responsabilité sociale au Maroc. Le cas du secteur agroalimentaire, Reflets et perspectives de la vie économique, 4 - Tome XLVIII, 2009.
- Ettahiri S., « Perception et pratique de la responsabilité sociale des entreprises au Maroc : cas du textile habillement », Actes de la conférence internationale sur la RSE, Agadir, 2009.
- Filali Maknassi (Rachid), « Quel avenir pour la responsabilité sociale au Maroc ? », Droits de l’Homme et développement durable : quelle articulation ? Dirigé par A. Sedjari, Paris, L’Harmattan, Paris, 2009.
- Grigore (Georgiana), Stancu (Alin), «The role of corporate social responsibility in building employer’s brand», Transformations in Business & Economics, vol. 10, n° 2B, 2011.
- Igalens (Jacques), Benraïss (Laïla), Aux fondements de l’audit social : Howard R. Bowen et les églises protestantes, IAS Lille, 2005.
- Igalens (Jacques), Point (Sébastien), Vers une nouvelle gouvernance des entreprises. L’entreprise face à ses parties prenantes, Dunod, 2010.
- Dernière consultation des sites indiqués le 10 mai 2013.
- En 2010, le ministère français de l’Écologie, de l’Énergie et du Développement Durable et l’ISO 26000 emploie le terme de responsabilité « sociétale », jugé plus large et plus pertinent que « responsabilité sociale ».
- http://www.royalairmaroc.com/Marchand/Eng/safar/RAM_NEWS34_GB.pdf
- http://www.alibabuy.com/compagnies-aeriennes/royal+air+maroc-marrakech-casablanca-marrakech.html
- http://www.bl-evolution.com/blog/loreal-danone-et-psa-leaders-de-la-responsabilite-societale/430. Le niveau d’engagement des sociétés a été évalué sur 6 domaines, les mêmes que la norme ISO 26000 : droits humains, RH, environnement, relations avec clients et fournisseurs, gouvernement d’entreprise et engagement sociétal.