Revues Sensibilités n°12 – Race, l’ombre portée

Revues Sensibilités n°12 – Race, l’ombre portée

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Le dernier numéro de la revue Sensibilités, invite à penser la manière dont les systèmes de domination élaborent la notion de race.

Le numéro 12 de la très belle revue annuelle Sensibilités se penche sur la « Race, l’ombre portée » et revient sur la « construction historique, politique et sociale dont le contenu varie précisément selon les contextes sociaux ». Dans l’éditorial, la sociologue Sarah Mazouz explique l’usage du mot au singulier « parce qu’il désigne par là un rapport de pouvoir » et qu’il s’agit d’en étudier, selon les mots de Césaire, « l’ombre portée » pour en « souligner la persistance et le caractère diffus des effets de la race ». Au cœur du numéro, les rapports entre race et corps « à des fins de des-essentialisation et de dénaturalisation », en s’interrogeant sur ce qui contribue à faire passer ces éléments pour naturels. « Travailler de manière critique sur la race, c’est donc montrer que la race est un rapport de pouvoir abstrait créant également une condition sociale ». Donc les marqueurs corporels découlent (et ne préexistent pas) « aux logiques de racialisation ».

Dans la première partie de la revue, consacrée aux travaux de recherche, la sociologue Solène Brun étudie « l’adoption comme trajectoire corporelle » : elle montre comment l’apparence et les différences physiques entre enfants non-blancs et parents blancs sont traitées, en se focalisant notamment sur la question du soin aux cheveux – dont la coupe imposée, quand ils sont crépus, est perçue comme un abus. Nicolas Martin-Breteau revient sur la publication, à la une du magazine africain-américain The Messenger, en mai 1923, du Penseur de Rodin en homme noir, sous le titre de « New Negro ». Pour l’historien, il s’agit d’une « résistance corporelle, à la fois physique et vigoureuse, à ce qu’on n’appelait pas encore le racisme » : le combat pour l’égalité, la dignité et la justice passe d’abord par le corps, en proposant une autre représentation que l’imagerie raciste. Cependant, demeure la question de l’efficacité de cette démarche de subversion des références culturelles majoritaires : « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître », selon les mots de la poétesse Audre Lorde. L’historienne et anthropologue Inès Mrad Dali revient, elle, sur la « racisation en Tunisie au XIXème siècle » et sur les catégories de noirs et de blancs, en soulignant « la présence d’une multitude d’identités et donc d’identifications comme Noir » : elle fait l’inventaire des paramètres qui contribue à la construction de « cet enchevêtrement identitaire » mouvant, et conclut : « Il est improductif voire absurde d’essayer de situer des origines – qui plus est culturelles – au racisme ». L’historien des mondes américains Jean-Frédéric Schaub, étudiant « la pureté de sang à l’âge moderne » dans les redoutables écrits de l’Inquisition, insiste sur la primauté des études empiriques des politiques de ségrégation sur l’étude des théories raciales. Enfin, l’historien Jérôme Wilgaux, lui, s’intéresse à la description, à la hiérarchisation et à la stigmatisation des corps et des peuples en Grèce ancienne, afin de marquer « les “infâmes” au sein même des communautés ». Son florilège, qui montre le lien fait entre traits physiques et qualités morales est édifiant.

Approche multidisciplinaire

Dans la partie Expérience, une partie dédiée à des formes expérimentales d’écriture ou à la présentation de texte oubliés, Sarah Mazouz note, croquis à l’appui, comment se construit un discours de racialisation des pieds plats en danse classique. Dans « Délires », l’anthropologue Laura Steil décrit le caractère politique des « soirées afro » en racontant comment, dans ces moments festifs (les « délires ») partagés par de jeunes Français noirs, ces derniers retournent l’expérience racialisante et stigmatisante en un élément valorisant. L’historien William Tullet interroge, lui, les préjugés antisémites à travers « le racisme olfactif », tandis que le sociologue Kazuko Suzuki montre comment au Japon la race se construit « sur de l’invisible », à travers le cas des Coréens Zainichi. Enfin, l’écrivaine Amina Damerdji revient sur l’amour hors cases de ses grands-parents en contexte colonial, entre l’Algérie et la France : « Si je vous dressais leur portrait séparément vous ne donneriez aucune chance à leur couple. Et pourtant ils se sont aimés pendant soixante-dix ans. » Une belle et touchante mise en cause de l’absurdité des cases.

La partie Dispute se focalise ensuite sur le débat sur la race aux États-Unis. Trois articles, traduits de l’anglais, en éclairent différents aspects. Il y a d’abord celui de l’historien Patrick Geary sur les travaux en paléogénomique, qui « mettent en lumière les migrations et mélanges et parviennent ainsi à contrer toute tentative de réification des identités culturelles ». Puis l’historienne Emmanuelle Saada s’intéresse à la race comme catégorie d’analyse complexe, « à cerner dans sa dimension processuelle de racialisation ». Quant au sociologue Loïc Wacquant, ses travaux portent sur le lien entre race et ethnicité : la race constitue pour lui le « sous-type et négation de l’ethnicité », puisqu’« il s’agit là d’une “forme d’ethnicité qui s’enveloppe dans le manteau de la nature tout en révélant son enracinement historique dans cette dissimulation même.” » 

La dernière partie de la revue, « Comment ça s’écrit ? », espace d’introspection, accueille un beau texte de Soulaymane Bachir Diagne, qui s’interroge non sans humour sur la portée de la question : « Comment ça s’écrit une autobiographie, c’est-à-dire comment ne pas se prendre au sérieux dans le projet de se peindre et garder avec la matière qui est soi-même la distance que permet l’humour. » 

Un numéro profond, qui apporte, à travers des approches multiples et richement documentées, un éclairage précieux sur une question qui continue d’empoisonner notre vie sociale et politique.

Kenza Sefrioui

Revues Sensibilités n°12 – Race, l’ombre portée

Collectif

Anamosa, 160 p., 23 €