Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°11, Insensibilités

Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°11, Insensibilités

Auteur : Collectif

Les sens de l’insensibilité

La revue Sensibilité fête sa première décennie par une interrogation toute en finesse sur le concept opposé.

« L’insensibilité, degré zéro de la sensibilité, vraiment ? » Pour ce collectif anniversaire, coordonné par Quentin Deluermoz, Thomas W. Dodman, Anouch Kunth, Hervé Mazurel et Clémentine Vidal-Naquet, « le contraire de l’émotion n’est pas tant la raison que l’insensibilité, aux êtres comme aux choses ». Indifférence, inattention, désaffection, absence d’émotion… les différents contributeurs interrogent le refus de voir et les « lâchetés partagées », mais aussi les mises à distance nécessaires ou les autres formes de sensibilité.

C’est que le concept renvoie à une longue tradition d’ « endurcissement » et de « dressage des passions », remontant au stoïcisme : « l’absence d’empathie, la distance, la froideur s’avèrent aussi des compétences sociales ou politiques. Ne nous y trompons pas : malgré son préfixe privatif, l’insensibilité est bien aussi un affect, une pratique du sensible comme les autres. » Il s’agit ici de comprendre les sensibilités à géométrie variable, leur dimension contrôlée ou volontaire et surtout, les lignes mouvantes et incertaines de leur évolution. Cette approche se module selon le sommaire de la revue : la première section comporte des articles de recherche  éclairant le concept à partir de divers champs d’étude ; la seconde section propose des « Expériences » formelles ou de fond ; une troisième est réservée à l’introspection et un « Hors-champ » donne carte blanche au philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui retrace une triple généalogie du diptyque histoire-sensibilité.

Une question d’éthique

Indissociables, la sensibilité et l’insensibilité sont au cœur de tout projet de société et de son éthique. Il y a les insensibilités nécessaires à certains domaines et construites. Au XVIIIème siècle où le « défaut de sentiment » n’était pas de bon goût, renvoyant à la perversité, la cruauté et l’absence de sens moral, explique l’historienne Kerstin Maria Pahl, la réflexion en médecine sur la place de la douleur et sur le traitement humain des patients a été un tournant majeur : l’anesthésie a fait apparaître « les interconnexions entre le corps, les sens et le discours ». Le sociologue Romain Pudal raconte de façon poignante les défis psychologiques auxquels sont confrontés les pompiers, et les « insensibilités professionnellement construites, apprises ou subies » liées à la devise « Altruisme, efficience, discrétion », mais qui vont au-delà des formes de « virilité populaire – payer de sa personne, ne pas se plaindre, souffrir, endurer en silence » : c’est une « seconde nature » qu’il s’agit de construire, une « pudeur aux accents braillards » qui extériorise la détresse, mais ne la soigne pas. Quant à l’historienne Anne Carol, elle lit les carnets du bourreau français Anatole Deibler, dont le dépouillement et la forme bureaucratique mettent « de la banalité dans le monstrueux et font de la violence répétée un travail », une tactique pour « subjectiver [le condamné] de façon négative, donnant ainsi à la mise à mort l’apparence d’un combat, voire d’une réaction d’autodéfense », et « s’abriter derrière un jugement collectif », tout en l’objectivant et en le dépersonnalisant. En analysant le tableau de David, Brutus (qui a fait exécuter ses propres fils), l’historien Olivier Christin et l’historien de l’art François-René Martin reviennent sur le choix terrifiant entre famille et politique – comment, esthétiquement, « rendre visibles les remous de la conscience » ? –  et sur la façon de jeter les bases d’une figure promise hélas à un grand avenir : celle du « monstre froid ». De même, l’historien Jérémie Foa, revenant sur le massacre de la Saint-Barthélémy en France en 1572, souligne que bourreaux et victimes étaient proches et que, pour le massacre, les premiers ont dû engourdir leur sens et leur conscience notamment par l’alcool ; il note aussi que la violence de masse procède par des mécanismes de compartimentation. Plus étonnantes, les conclusions de l’anthropologue Alix Philippon sur l’ascèse, observée dans les cercles soufis féminins du Pakistan, comme forme de détachement du monde mais en même temps de réalisation de soi : elle y voit, en résistance au patriarcat, une « matrice d’empowerment » qu’elle rapproche des thématiques du développement personnel…

Repenser la relation

D’autres travaux interrogent l’insensibilité comme le domaine des impensés et des occultations plus ou moins légitimes.

Ainsi de notre rapport à l’environnement : l’historien Jan Synowiecki évoque les réflexions philosophiques et naturalistes du XVIIIème siècle sur « la capacité des plantes à sentir voire à penser », ouvrant la voie d’une « requalification ontologique des plantes » – alors que l’image qu’on a de ce siècle est celle d’une « domination utilitariste de la nature ». Les travaux sur « la plasticité considérable du langage corporel des gestes et des émotions » soulignent qu’elle est partagée entre humains, animaux et végétaux, et questionnent moins leurs différences de nature que leur relation. De même, l’anthropologue Yoann Moreau réfléchit à partir de la tique sur « le statut politique de ce que nous appelons la Nature », donc « l’extension du politique au-delà de la forme anthropique » à partir de ce qui a été exclus de la Cité.

La romancière Céline Curiol évoque non sans humour les pratiques d’effacement, dans les textes, de ce qui peut heurter les sensibilités, à un âge régi par le politiquement correct, tandis que le sociologue David Le Breton souligne, à partir de la sensorialité des aveugles, l’hégémonie de la vue, et rappelle qu’« il n’est de monde que de sens, c’est-à-dire de perceptions sensorielles et de significations ».

Le texte qui dit avec le plus de force la portée politique de l’insensibilité est celui de l’écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh, qui déplore dans un très beau texte d’une cinglante ironie le « mur d’indifférence » dressé entre l’Europe et le Moyen-Orient. Il dénonce les Européens dans « la sélectivité de leur sensibilité et de leur solidarité », tolérance « qui n’est qu’une expression de ce rapport de force ». Yassin al-Haj Saleh mentionne aussi le « ressenti victimaire » du monde arabe et musulman suite à l’histoire coloniale et à ses prolongements en Palestine mais également dans la forme « autocolonisée » de l’État moyen-oriental. « Le terrorisme et la guerre contre le terrorisme s’inscrivent parfaitement dans cette dynamique d’amenuisement mutuel de la sensibilité face à ce qui affecte l’autre. » Ce qui s’y perd, c’est la citoyenneté, et la représentation de l’humanité comme « une communauté imaginaire, une unité sensible, un seul et même corps ».

 

Par Kenza Sefrioui

Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°11, Insensibilités

Collectif

Anamosa, 160 p., 23 €