Repenser la croissance

Repenser la croissance

Auteur : Daniel Cohen

L’économiste français Daniel Cohen analyse la notion de croissance à l’aune de l’évolution de l’humanité et invite à en ré-envisager la définition.

 

« La croissance économique est la religion du monde moderne », s’alarme dès les premières lignes Daniel Cohen. L’auteur de La prospérité du vice, une introduction (inquiète) à l’économie (Albin Michel, 2009) et de Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux (Albin Michel, 2012), qui dirige le département d’économie de l’École normale supérieure et a cofondé l’École d’économie de Paris, estime en effet que la notion de croissance est omniprésente dans le discours contemporain touchant à l’économie et surtout qu’elle n’est pas assez interrogée. Or cette façon d’aborder la croissance comme « l’élixir qui apaise les conflits, la promesse du progrès indéfini » occulte une question fondamentale : « que deviendra le monde modernité si la promesse d’une croissance indéfinie est devenue vaine ? » Car, comme l’indique poétiquement et très justement le titre du livre, les ressources dont l’homme dispose sont limitées et la quête de la prospérité matérielle va achopper tôt ou tard sur cette réalité. Keynes, estime Daniel Cohen, « avait parfaitement prévenu la prospérité à venir, mais totalement échoué à prédire ce que nous en ferions. Après beaucoup d’autres, il n’a pas mesuré l’extraordinaire malléabilité du désir humain, prêt à consumer toutes les richesses lorsqu’il s’agit de trouver sa place dans le monde ». Il est donc urgent de reconsidérer la croissance comme un moyen au service d’une fin, qui doit faire l’objet d’une réflexion en profondeur à l’heure où le numérique « installe un modèle productif à « coût zéro » », où la machine remplace le travail humain et pressure les consommateurs.

 

Le progrès oui, mais lequel ?

 

Pour envisager ces défis, Daniel Cohen resitue la notion de croissance par rapport à celle de progrès, et les aborde par le biais de l’histoire longue. « La croissance est une idée neuve, qui ne date que des deux derniers siècles », rappelle-t-il. La première partie retrace l’évolution de l’humanité depuis l’homo sapiens et sa structuration par l’invention de l’inceste, de l’agriculture, du pouvoir, de la monnaie, de l’État, mais aussi de l’histoire, des notions de liberté, de morale, ainsi que des révolutions scientifiques. Ainsi la croissance économique moderne serait « le produit d’une longue maturation, dans l’espace et le temps, de l’histoire humaine ». Car avant 1750, la croissance du revenu par habitant n’existait quasiment pas. Puis fait décoller les chiffres de la croissance : 0,5 % au XVIIIème siècle, 1 % au XIXème, 2 % au XXème, accréditant les thèses expansionnistes de la « croissance endogène », pour qui « un mécanisme autocatalytique est désormais à l’œuvre entre la richesse et la croissance de celle-ci ».

Or aujourd’hui, la révolution numérique fait que, selon l’étude de Carl Benedikt et Michael Osborne de 2013, 47 % des emplois seraient menacés, c’est-à-dire tout ce qui est routinier et ne requiert pas d’intelligence créatrice, sociale ou affective. De plus, « la société de l’information crée une économie de la réputation qui fait monter de manière disproportionnée la rémunération de celui qui est considéré comme le meilleur. […] Aux deux bouts du monde de l’emploi se crée une formidable asymétrie : les salaires vont en haut et les emplois vont en bas. C’est le milieu, la classe moyenne, qui disparaît. L’idéal démocratique qu’elle est censée incarner en est profondément marqué. » Enfin, relève Daniel Cohen, dans les pays avancés, la croissance ne cesse de reculer. « Alors qu’il avait fallu près d’un siècle pour assécher le potentiel de croissance des deux révolutions industrielles, il est possible que, cette fois, le potentiel de la révolution informatique s’épuise beaucoup plus rapidement ». Si de 1880 à 1940, le monde a changé de visage, cumulant la productivité agricole et le relais de la productivité industrielle, la révolution numérique ne provoque pas de telles transformations. La montée des inégalités de salaire et du patrimoine financier fait du capital une force destructrice. Dans les pays les plus peuplés, en revanche, les conséquences démographiques et économiques dues aux changements de mentalité génèrent une croissance forte. Dans ces conditions, le modèle économique occidental devient une menace pour la conservation de la planète : « L’une des causes des problèmes alimentaires du monde tient au fait que désormais la nourriture et le carburant sont en compétition pour les terres arables. » Il est donc essentiel de changer d’approche et, après une première phase de changement d’échelle puis une phase d’accélération, de passer à une phase de prise de conscience.

La troisième partie invite donc à repenser le progrès et à rompre avec une pensée holiste et individualiste, pour renouer avec l’élan humaniste qui était celui de l’Europe de la Renaissance et qui a été brisé par la société industrielle. Daniel Cohen rappelle que les besoins sont toujours relatifs et, citant Freud et René Girard, se penche sur la notion de désir, sur la quête du bonheur et sur la crise morale et politique des sociétés occidentales. Pour construire la société postindustrielle sans violence, il propose avec Edgar Morin de « renverser l’hégémonie du quantitatif au profit du qualitatif, en privilégiant la qualité de vie » et en rappelant qu’« une société ne peut progresser en complexité, c’est-à-dire en liberté, en autonomie et en communauté que si elle progresse en solidarité. » Cette transition, capable autant que la transition démographique de changer la face du monde, est la seule à même d’éviter un désastre écologique et humain. Une réflexion large et stimulante.


Par : Kenza Sefrioui

 

Le monde est clos et le désir infini

Daniel Cohen

Albin Michel, 224 p., 17,90 €