Rentes, droit et corruption

Rentes, droit et corruption

 

Au sens juridique étroit, la « rente » est un versement périodique que le « débirentier » verse pendant une période généralement longue à un créancier qualifié de « crédirentier ». Lorsqu’elle est due à vie, elle est dite « viagère». La prestation se constitue à titre gratuit ou onéreux. Elle peut se transformer en capital, en obligation compensatoire ou s’éteindre par remboursement anticipé. Le législateur a donné aussi cette qualification à certaines obligations à long terme comme les titres d’État et les pensions. La diversité de la pratique contractuelle et la profusion des lois ont fini par diluer le sens premier dans une polysémie dont les éléments communs réfèrent au droit unilatéral à un revenu durable que procure l’existence d’un droit ou d’un titre à son titulaire passif.

La garantie d’un revenu sécurisé à long terme anime naturellement les investisseurs dans une économie de plus en plus financiarisée. L’acquisition de positions sur le marché qui procurent de tels avantages constitue même dans la doctrine et l’enseignement du management une branche autonome de la théorie des choix publics sous la dénomination franche de « recherche de rente ». Loin de la définition économique classique qui rattache la rente à la rareté d’un bien et à l’inélasticité de l’offre correspondante, la recherche de la rente désigne dans le cadre de cette approche les activités directement improductives de recherche de profit que déploient les agents économiques pour obtenir durablement une position avantageuse dans un marché donné. Son champ recouvre les méthodes et les moyens par lesquels les opérateurs économiques et financiers agissent pour modifier l’environnement institutionnel et économique dans le but de créer et d’accaparer un flux protégé. La rente artificielle ainsi créée peut être constituée par un monopole de fait, un droit exclusif, une tarification ou une fiscalité favorable, ou toute autre mesure qui procure une position à laquelle n’accède pas la concurrence. Son apparition résulte de l’influence exercée sur les décideurs publics pour obtenir d’eux l’aménagement favorable du contexte économique, institutionnel et juridique. Les procédés courants sont constitués notamment par le lobbying, la diplomatie économique et la présentation d’offres techniques et financières persuasives. Mais, il ne faut pas être spécialement suspicieux pour penser que l’adhésion des acteurs publics à l’offre des agents économiques peut s’obtenir aussi au moyen de pots-de-vin, de trafic d’influence, de clientélisme ou d’autres formes d’action visant à détourner l’exercice du pouvoir politique et administratif en faveur d’intérêts privés. Les scandales récents illustrent l’ampleur de la corruption politique et du blanchissement des profits qui l’accompagne à travers le monde. La rente ainsi visée, pour illégitime ou illégale qu’elle puisse être, présente l’avantage de réunir les attributs qu’on lui trouve dans le langage juridique, de référer à la rareté et l’inélasticité qui la caractérisent dans la doctrine économique classique et d’accepter l’emploi qu’on lui donne lorsqu’on utilise l’expression d’économie de rente pour désigner celle qui est placée sous le contrôle d’oligarques puissants.

Mais, ainsi comprise, la production de la rente artificielle semble indissociable de la conquête des marchés. Sa régularité juridique se mesure à la légalité des procédés utilisés mais ne lui confère pas forcément sa légitimité. L’éthique des affaires est de plus en plus revendiquée pour renforcer son acceptabilité politique et sociale. Le fait que la lutte contre la corruption ait figuré dans les valeurs de base de la responsabilité sociale des entreprises, bien avant l’apparition d’un droit international de la corruption, souligne l’importance qu’elle a acquise dans la compétition économique internationale.

Autant la recherche de la rente artificielle contribue fortement à orienter l’investissement et à le sécuriser, autant son contrôle et sa distribution relèvent de l’essence même de l’action gouvernementale publique et de la structuration politique des sociétés. Dans l’économie agraire, c’est la rente foncière qui constituait la source principale de richesse et le droit s’est attaché à en faciliter la mainmise aux détenteurs du pouvoir politique : féodaux, rois, princes, ordres, églises, colons, etc. La législation du protectorat en consigne la trace notamment sous les qualifications de biens et de forêts Makhzen.

Avec l’industrialisation, le droit dit moderne protège de nouvelles rentes à travers notamment l’organisation du domaine public, la propriété industrielle, le fonds de commerce, les professions réglementées, le régime des prix et autres mesures destinées à réguler l’économie. Dans le contexte de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, la propriété intellectuelle, la privatisation, les grandes concentrations, les ententes et l’optimisation fiscale dans les montages institutionnels aménagent de nouvelles rentes artificielles. L’éthique et le langage accompagnent cette évolution et préparent souvent sa consécration juridique. On peut relever ainsi que l’expression « économie de rente », longtemps utilisée pour désigner l’économie bâtie sur une ressource naturelle rare, est de plus en plus employée à propos des économies fermées à la concurrence au profit des détenteurs du pouvoir politique.

On peut craindre toutefois que cette formule qui est souvent utilisée pour dénoncer la corruption politique qui se développe dans ces situations, se prête à un emploi idéologique pour vanter implicitement l’autorégulation du marché par son ouverture à la concurrence. Il n’est pas rare en effet qu’elle soit utilisée pour dénoncer les obstacles à l’ouverture des marchés et revendiquer la déréglementation pour tarir les sources de la corruption politique. 

Or, la rente artificielle est loin de se réduire à la rente politique et celle-ci à la corruption. Moins d’États peuvent ouvrir la voie à la création de la rente par les agents économiques les plus puissants, ce qui entraîne souvent le recul du service public et l’instabilité économique.

Pour autant qu’elles réfèrent à une même pratique d’accaparement d’une partie de la rente artificielle par les détenteurs du pouvoir politique, les expressions de « rente politique » et « d’économie de rente » devraient évoquer bien plus la corrélation entre la corruption et le déficit de contrôle de l’exercice du pouvoir politique que la relation alléguée entre la régulation de l’économie par l’État et la corruption politique. En fait, la corruption endémique et la captation de l’État qu’elle autorise dans les cas extrêmes expriment toujours un déni de démocratie et des entorses à l’État de droit. Le Droit demeure le pivot de la relation entre la rente et la corruption. Il est utilisé pour légitimer la première et combattre la seconde.

Les États dans lesquels l’enrichissement illicite des dirigeants est affiché ostensiblement apportent souvent un grand soin à l’élaboration de législations inspirées des meilleures normes et pratiques internationales de gouvernance. La production de la rente artificielle donne lieu, de plus en plus, au déploiement d’une expertise à la hauteur des enjeux économiques et politiques en cause. Les managers, traders et agences d’affaires spécialisées, comme leurs vis-à-vis politiques qui négocient au nom de la population, ont le même intérêt à occulter les profits excessifs qu’elle autorise et les prélèvements qui les affectent sous forme de rétro-commissions, de pots-de-vin, de fuite de capitaux ou d’intéressements divers. L’incrimination par les États de l’OCDE de la corruption dans les transactions internationales renforce davantage encore cette complicité, dans la mesure où l’impunité qui est souvent assurée dans les pays du sud, risque de faire défaut ailleurs. Le verrouillage des montages institutionnels et l’adaptation législative relèvent désormais d’un savoir-faire professionnel qui se met au service de la sécurité juridique, tandis que l’ingéniosité de commis de l’État et la servilité de magistrats sont mis à contribution pour dresser des remparts contre l’accès à l’information, la dénonciation publique et la poursuite judiciaire.

Il n’en demeure pas moins vrai que les rentes artificielles les plus scandaleuses peuvent résulter aussi du génie créateur des opérateurs économiques, de l’incompétence des négociateurs publics, de leur mauvaise information ou encore de raisons politiques ou économiques légitimes mais inavouables. Pour distinguer valablement la rente politique de la corruption et des autres formes de rente artificielle, la seule voie possible est celle de la transparence et de la reddition des comptes à tous les échelons de la prise de décision publique, mais aussi d’entreprise. Moins les dirigeants disposent de pouvoir discrétionnaire et de la faculté de se soustraire au contrôle, moins ils peuvent octroyer des libéralités et s’enrichir par ricochet au détriment de la population et des actionnaires.

La tolérance que le système politique témoigne à l’égard de la corruption et la banalisation sociale qui l’accompagne participent de son intégration dans le mode de gouvernement. Le droit est un indicateur parmi d’autres de ces rapports. Il peut à la fois couvrir l’existence de rentes, procéder à leur création et les déclarer illicites en prescrivant ou non leur répression. Sa mise en œuvre pratique constitue un autre levier essentiel de domination politique qui permet de conférer au système la souplesse souhaitée, notamment en gardant les commis de l’État sous la menace permanente de sanctionner leur complicité active ou passive.

Depuis la convention de Mérida1, le droit international a rompu le tabou de la corruption et instauré pour la combattre une vision partagée à l’échelle mondiale fondée sur les droits humains, les valeurs démocratiques et l’État de droit. Tout en ménageant la souveraineté des pays signataires dans la mise en œuvre du corpus de règles et de directives qu’elle prescrit, la convention a assujetti à ses règles tous les dirigeants et agents publics. Elle a aussi prescrit aux États d’engager des politiques nationales de lutte contre la corruption et de les soumettre à l’évaluation tant des pairs que de la société civile. De plus en plus d’acteurs s’emparent de ce dispositif juridique pour assurer le suivi des politiques publiques et revendiquer leur amélioration.

Le « système national d’intégrité » développé par Transparency International constitue le support d’évaluation et de suivi citoyen le mieux achevé. Il est mis en œuvre actuellement dans plus de 80 pays parmi lesquels le Maroc. Il a pour objet de procéder à travers un processus participatif à l’étude des principaux piliers qui portent le système national d’intégrité dans le pays pour apprécier leur contribution réelle à la lutte contre la corruption. Dans l’exercice rendu public cette année, l’analyse a porté sur 13 facteurs parmi lesquels figurent le parlement, l’exécutif, la justice l’administration, les médias, les organes de contrôle,etc. Elle est sanctionnée par un scoring destiné à évaluer le progrès et à faciliter la comparaison à l’échelle internationale. Le résultat de ce travail situe presque toutes les échelles de gouvernance au-dessous de la moyenne. Les limites de l’environnement légal, politique institutionnel et judiciaire y sont identifiées clairement et indiquent tout le déficit de démocratie à combler pour réussir la lutte contre la rente en tant que manifestation de la corruption.

 

1.     Convention des Nations Unies contre la corruption signée à Mérida, au Mexique.