Alfredo Valladao
Professeur à Sciences Po Paris et Président du Conseil consultatif de European Union-Brasil. Il est également directeur de la chaire Mercosur. ...
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Au milieu de la première décennie du XXIe siècle, quand la « globalisation heureuse » battait son plein, il était évident que l’avenir économique du monde était au Sud. Alors que les vieux pays industrialisés du Nord affichaient des performances convenables mais commençaient à ralentir, les nouvelles puissances émergentes pouvaient se targuer d’être le moteur de presque la totalité de la croissance économique de la planète. Les échanges entre pays en développement atteignaient près du quart du commerce mondial et, pour la première fois, les grands pays du Sud vendaient et achetaient davantage chez leurs homologues qu’auprès des pays industrialisés. La Chine, le Brésil ou l’Inde semblaient avoir trouvé des modèles économiques leur assurant une croissance dynamique et durable et permettant à des centaines de millions de personnes de sortir de la misère et d’accéder au marché de consommation global. Quelques pays africains – les moins mal gouvernés – commençaient lentement à emboîter le pas aux « tigres » asiatiques. Les capitaux du monde entier se précipitaient pour investir dans l’avenir de ces nouveaux pôles de croissance. La réussite du Sud était tellement éclatante qu’elle provoquait déjà l’inquiétude au Nord qui dénonçait une concurrence « déloyale » et s’alarmait de la délocalisation de ses industries vers les pays à bas coût de main-d’œuvre. Le Sud était vu à la fois comme une nouvelle frontière offrant d’infinies opportunités et comme un redoutable concurrent condamnant les vieilles puissances industrielles au déclin. Puis, la crise financière et économique déclenchée en 2008 par la faillite de la banque Lehman Brothers est passée par là.
Face à la crise mondiale
Dans un premier temps, les grands émergents ont réussi à amortir l’impact de cette crise globale – la plus violente depuis la Grande Dépression des années 1930 – en puisant dans leurs réserves accumulées par une décennie de prospérité. Mais, aujourd’hui, il n’est plus possible de cacher la dure réalité : le fameux « découplage » économique entre le Nord et le Sud n’était qu’un mirage. Une fois passé l’effet des coûteuses mesures d’urgence, les économies du Sud n’ont cessé de ralentir. À telle enseigne qu’à partir de 2013, ce sont de nouveau les vieux pays industriels – en particulier les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne – qui « tirent » la reprise, encore très faible, de l’économie mondiale.
La Chine, affublée de l’épithète d’« atelier du monde », continue à croître à des taux enviables pour le reste de la planète, mais à peine suffisants pour maintenir les équilibres économiques au sein d’une population de plus de 1.300 millions d’habitants. L’économie chinoise est menacée par des bulles financières et immobilières : ces grandes entreprises d’État qui contrôlent la vie économique sont devenues un frein à la modernisation du pays et favorisent une corruption rampante. Leur croissance sauvage, fondée sur les grands investissements industriels et dans les infrastructures, est en train de provoquer de véritables catastrophes écologiques. La Chine à la démographie vieillissante est menacée de se retrouver dans le piège des pays à revenu moyen : vieillir avant de devenir riche. Il n’est pas étonnant que les nouvelles autorités chinoises aient décidé de prendre le problème à bras-le-corps en élaborant un programme de réformes visant à donner au marché un rôle « décisif » et à basculer l’économie vers la consommation intérieure plutôt que de poursuivre une politique de surinvestissements fondée sur l’exportation. Un pari que le pouvoir chinois est encore loin d’avoir gagné.
Le Brésil et l’Inde, les deux autres grands émergents, se retrouvent dans une situation encore plus préoccupante. Non seulement leurs taux de croissance se sont effondrés, mais ils doivent aussi affronter des hausses conséquentes de l’inflation ainsi que la dévalorisation de leurs monnaies. La menace de stagflation est réelle. Tous deux sont arrivés aux limites de leurs modèles économiques des dernières années. Le Brésil a fondé son succès sur le prix élevé de ses exportations de matières premières – en particulier le minerai de fer et le soja vers la Chine – et une redistribution de revenus qui ont engendré une spectaculaire chute de la pauvreté et un boom du marché de consommation intérieur. Malheureusement, le pays a oublié les investissements urgents pour moderniser ses infrastructures vétustes et pour accroître la compétitivité de ses entreprises. La baisse des prix et des quantités des commodities négociées sur le marché mondial, la chute des exportations industrielles peu compétitives et l’essoufflement de la consommation dû au surendettement des ménages l’ont précipité dans un cycle de stagnation. À l’inverse de la Chine, le Brésil a besoin d’un basculement de la consommation à crédit vers l’investissement productif. Un tournant politiquement difficile à négocier. Quant à l’Inde, qui avait basé son succès sur la sous-traitance et l’exportation de services (en particulier l’informatique et les call-centers), elle a été touchée de plein fouet par le ralentissement de ses clients au Nord. Cependant, toute modernisation du pays visant à diversifier son appareil productif et à stimuler la compétitivité des agents économiques est entravée par un système politique archaïque fondé sur de puissants intérêts locaux qui multiplient les entraves bureaucratiques et favorisent une corruption endémique.
Les autres success stories au Sud, telles la Turquie, la Malaisie, l’Indonésie, le Mexique ou les quelques « tigres » d’Asie ou « léopards » africains, ont, elles aussi, été victimes de la crise globale. Elles ont toutes basé leur croissance soit sur l’exportation de matières premières ou de composants et pièces détachées, soit sur la sous-traitance pour des entreprises transnationales. Le ralentissement de l’« atelier » chinois et l’amoindrissement des grands marchés de consommation au Nord ont eu un impact sévère sur le dynamisme de ces économies en voie d’industrialisation.
Face à la mondialisation
Il n’y a aucun doute que les immenses opportunités d’investissements productifs dans les pays en développement et leurs masses de consommateurs potentiels joueront un rôle de premier plan pour la croissance de l’économie mondiale, mais il est loin d’être certain que cette contribution se réalise dans un cadre Sud-Sud. Fascinés par le boom des émergents, investisseurs et économistes ont eu tendance à oublier que ces performances spectaculaires étaient assujetties à une économie globalisée. De fait, on peut expliquer chacun des succès des pays du Sud par leur capacité à trouver des « niches » rentables au sein de la fragmentation des chaînes de production et de valeur des grandes entreprises transnationales.
L’« atelier » chinois importe des matières premières d’Amérique latine, d’Afrique et du Moyen-Orient, ainsi que des pièces et composants produits en Asie du Sud-Est, Corée du Sud, Japon, Allemagne et États-Unis. Grâce à sa main-d’œuvre et à son infrastructure compétitive, il peut ainsi monter des produits finis à des prix imbattables. Le Brésil, lui, a pu profiter de sa compétitivité en matière de produits miniers et agricoles, alors que l’Inde a également trouvé une excellente « niche » dans le service aux grandes chaînes de valeur transfrontières. L’Asie du Sud-Est s’est surtout spécialisée dans les composants, alors que la Turquie ou certains pays d’Afrique ont bénéficié de la sous-traitance pour les marchés européens ou américains.
La question est que toute production se doit de trouver des acheteurs. Bien sûr, l’émergence de nouvelles classes moyennes dans les pays du Sud a créé des marchés de consommation très dynamiques. Mais, il n’en reste pas moins que l’Europe, les États-Unis et les autres vieux pays industriels représentent encore près de trois quarts de la consommation privée mondiale. De fait, l’essentiel du commerce Sud-Sud n’est toujours qu’un maillon dans la chaîne de fabrication globalisée dont les produits finaux terminent dans le panier de la ménagère ou dans les commandes d’entreprises des pays développés. Il aura suffit d’un fort ralentissement de l’activité dans ces derniers pour que la croissance et le commerce du Sud soient, eux aussi, freinés de manière significative. Aujourd’hui, les flux commerciaux entre pays en développement sont surtout constitués de matières premières et de produits de consommation de qualité moyenne ou basse. Sans le Nord, il n’y a toujours pas de grand succès économique possible pour le Sud.
Dans les analyses portant sur les échanges mondiaux, ce n’est pas tant les flux en volume entre pays qui constituent des indicateurs pertinents, surtout dans un contexte où le commerce intra-firmes s’accroît (cf. Encadré 1), c’est la chaîne de valeur à l’international et le taux de transformation des produits et services échangés qui importent (cf. Graphique 1). Cela se vérifie également dans l’exportation de services en termes de valeur ajoutée où le Nord s’accapare l’essentiel (cf. Graphique 2). À ces niveaux, le Sud accuse un retard manifeste dans l’export des produits industrialisés par rapport au Nord, et la crise mondiale de la fin des années 2000 ne fait que renforcer cet écart. La présence de l’Inde par exemple parmi les grands exportateurs de services s’explique exclusivement par le succès des plateformes d’offshoring.
Pour une économie plus compétitive
Il est à prévoir que si les signes de reprise dans les pays développés se confirment, les chaînes de valeurs transnationales joueront à nouveau leur rôle et les pays en développement pourront à nouveau reprendre leur croissance. Mais il semble évident également qu’il y a des limites à l’endettement et à la croissance de la consommation au Nord. Le Sud ne pourra jouer un rôle plus important dans l’économie mondiale qu’à condition de réussir à mieux répartir la richesse nationale et à combattre la pauvreté afin de créer des véritables relais de consommation intérieure – la Chine de Xi Jiping en a pris conscience – mais aussi à moderniser son appareil productif afin de le rendre beaucoup plus diversifié et compétitif. Éducation, santé, innovation, infrastructures, «débureaucratisation » , justice effective et transparente, liberté d’entreprendre sont les quelques éléments essentiels pour que les pays émergents puissent avoir une chance de jouer leur partition dans l’économie globale.
Les élites au pouvoir au Sud devront cependant accepter de vivre dans des sociétés beaucoup plus ouvertes vis-à-vis de l’extérieur et dans lesquelles la mobilité sociale et la compétition interne – économique, politique, sociale – deviendraient la règle. Tant qu’il ne sera pas possible à un gamin dans un garage d’exploiter une invention qui menace directement une grande entreprise établie, tant que les groupes dirigeants n’accepteront pas des nouveaux venus autrement que par cooptation, tant que l’innovation sera bridée par manque d’éducation ou de liberté de communiquer, de penser et de réaliser, le Sud ne sera qu’un appendice du Nord. Certes, le commerce et la croissance des pays du Sud devraient se poursuivre, parfois même de manière très dynamique. Et le Nord saura très certainement tirer parti de ces nouveaux marchés. Mais sans des réformes profondes, les échanges Sud-Sud se maintiendront dans une position subalterne, une catégorie de produits et de processus que les économistes anglo-saxons nomment simplement « good enough ».