Driss Ksikes
Né le 7 mars 1968 à Casablanca Écrivain et dramaturge, il est directeur de HEM Research Center, où il encadre des équipes de recherche interdisciplinaires. Ancien rédacteur en chef du magazine TelQuel (2001-2006), il est depuis 1996 professeur à HEM de méthodologie et d...
Voir l'auteur ...Que devient le journalisme à l’ère des transformations médiatiques ?
I l y a deux manières de saisir le sens des mots, soit en retraçant leur généalogie et en remontant à leur origine, soit en traquant leur devenir et donc en favorisant leur usage. Et dans le domaine qui nous intéresse (la presse et les médias), les mutations langagières sont permanentes et spectaculaires. Dans les médias, sociaux en particulier, et depuis l’avènement du Web 2.0, à la deuxième moitié des années 2000, le mot « journalisme » devient davantage accolé à son corollaire « citoyen » ou « amateur » et de moins en moins à son origine professionnelle, qui le lie à une démarche codée, préservée, source de sa crédibilité. Le mot, vague et indistinct de « contenu » remplace dans les esprits le mot, plus spécifique, d’information, comme si tous les propos véhiculés par les médias se valent aux yeux des « clients » – autre mot remplaçant de plus en plus celui de citoyens. Du coup, le mot « citoyens » renvoie principalement aux usagers actifs des médias, et celui de « clients », à la majorité passive. Entre-temps, les médias, journaux y compris, cherchent non seulement à informer par les news, de plus en plus standardisées, mais aussi à satisfaire et séduire, donc à communiquer, par des nouveaux formats (storytelling, talk shows, etc.). Mais si le signifié mute, c’est bien parce qu’il indique une transformation du signifiant. Qu’en est-il au juste du devenir du métier (le journalisme) en ces temps de rapide transformation du champ et de l’écosystème qui l’englobe (les médias) ?
Hybridations du métier
Il m’est arrivé, à la faveur d’un travail de recherche que je mène avec deux collègues sur les entreprises de presse au Maroc1, de revenir sur mes pas, aux locaux du magazine TelQuel. Au lieu de me renvoyer aux années que j’avais passées à la tête de cette même rédaction, la nouvelle configuration du journal de l’intérieur m’a plutôt rappelé celle d’une agence de presse new age. Toujours le même espace ouvert qu’autrefois, à cette différence près que les journalistes de l’hebdomadaire ont les yeux rivés sur le grand écran leur rappelant en continu le taux de visiteurs du site, par article posté. Les voilà dorénavant tenus par la pression du numérique, avec une productivité en flux tendu et le devoir de renouveler les contenus trois fois par jour.
Aux journalistes, quelque peu maîtres de leur temps, devant boucler en fin de semaine, que j’ai connus plus d’une décennie en arrière, succèdent des producteurs de contenu, alignés, à la chaîne, tenus par des horaires fixes et une rentabilité permanente. Le site ne fait pas encore vivre l’entreprise de presse, mais il est le seul capable de la faire décoller ou du moins la maintenir à flot, vu le recul du nombre de lecteurs (d’une moyenne de 25.000 en 2006 à 12.000 en 2016). En plus, la part de la publicité en ligne a atteint en une année 15% du chiffre d’affaires et les possibilités d’accélération des taux de visiteurs sont prometteuses, au vu des accords en cours avec des sites partenaires. Par conséquent, le maître mot du côté du management est la rationalité et la productivité.
Au-delà du cas empirique, assez particulier, de TelQuel, il est intéressant de noter que la mutation des journaux existants en un modèle hybride (mi-papier, mi-numérique) favorise un autre rapport au temps dans les médias : des formats courts, des productions qui favorisent l’image et la viralité, un esprit de synthèse plus développé, et une fonctionnarisation des journalistes, devenant plus liés à leur bureau qu’au terrain. En face, dans les pure players – terme employé pour désigner des sites d’information nés en ligne –, comme le Huffingtong post, faute de journalistes séniors, nous observons une starisation de blogueurs comme faiseurs d’opinion, en face d’une relative prolétarisation des producteurs de contenus.
Ainsi, la néo-taylorisation du métier de journaliste à l’ère du numérique s’accompagne d’une plus grande technicité, une polyvalence au niveau de l’usage des différents médias, une capacité à être son propre éditeur, et surtout, apprend-on de l’expérience de plusieurs journalistes convertis, la pression de devoir tenir compte de la montée du pouvoir participatif des e-lecteurs. À force, l’usager est en train de devenir prescripteur et plus seulement récepteur de la matière informationnelle. Aussi, parfois, le journaliste, producteur pointilleux de discours apportant du nouveau, se souciant uniquement de la vérité, se transforme en concepteur de contenus nouveaux, principalement attentif aux besoins du moment.
Mutations dans la formation et dans les trajectoires
L’un des corollaires de cette mutation du profil de journaliste se reflète dans l’ingénierie des programmes de formation. La refonte de ces curricula est en passe de faire tomber l’un des murs de Chine qui a longtemps façonné le métier. En effet, jusqu’au début des années 2000, il était clair que les métiers de production d’information et ceux de communication, de lobbying et de relations publiques appartenaient à deux mondes distincts, étanches, voire opposés. Or, la nécessité grandissante de faire du journaliste un acteur tenant compte et préfigurant les attentes, politiques, économiques et sociales des usagers et des prescripteurs, a fait tomber cette vieille digue. Aujourd’hui, la tendance, dans les écoles de journalisme est à la fusion de ces métiers dans des masters communs, où le futur journaliste apprend autant à informer qu’à négocier et influencer. Il est formé autant pour travailler dans l’information, la communication, le renseignement ou l’intelligence économique, filières initialement aux intérêts opposés et qui deviennent petit à petit voisines, vu la concomitance des intérêts. Il en résulte, dans la réalité, trop de bruit, trop de communication, et malgré la profusion d’informations et la facilité technique à les diffuser, un brouillage de sens et un manque de compréhension des enjeux.
Évidemment, cela amène quelques spécialistes qui suivent l’évolution du métier, à s’interroger sur une éventuelle « fin du journalisme et même du journaliste ». Il est en effet remarquable de voir que l’information la plus étayée n’est plus tout à fait accessible dans les mass media, mais dans les rapports de think tanks et autres documents à accès limité, dont fuitent quelques bribes dans les médias en ligne les plus engagés dans la voie de l’investigation. Cela préfigure un temps où l’information la plus cruciale, hier gratuite ou en tout cas accessible au plus grand nombre, devient rare et payante au prix fort, uniquement accessible aux plus initiés.
Dans une réalité hybride, comme celle du Maroc, où même l’accès à l’information publique est très limité et souvent empêché, où la tendance à produire de la communication reluisante pour l’image du pays est dominante, et où les frontières de l’indicible ont été de plus en plus codifiées, que crée cette mutation médiatique et générationnelle ? Elle donne lieu, au vu de notre étude menée au Maroc sur l’économie politique des entreprises de presse, l’émergence de trois types de parcours sociologiques, qui correspondent aux voies tracées par le théoricien américain Albert Otto Hirschmann : voice, loyalty, exit2.
Le premier profil désigne quelques rares éditeurs-journalistes, issus des médias classiques, qui se sont associés à des médiactivistes et qui font survivre des médias en ligne proposant des lignes éditoriales critiques mais ne perpétuant que des structures précaires. Le second profil, dit loyaliste et légaliste à souhait, renvoie à la majorité des businessmen de la presse et des médias, techniquement à la page, respectueux de l’ordre social et politique établi, et des « lignes rouges qui en découlent », et donc producteurs de médias sans trop de journalisme. Enfin, le dernier profil, qui correspond à la trajectoire « Exit », indique des directeurs de journaux et des journalistes qui ont, depuis une dizaine d’années, quitté le pays, les institutions médiatiques locales ou carrément le métier de l’information.
Constats d’une phase critique
Il est clair que ces trajectoires reflètent un rapport de forces spécifique au contexte marocain, mais elles sont aussi symptomatiques d’une époque où le Smic professionnel en journalisme a été revu à la baisse. Cela s’est produit sous le poids cumulé des grands groupes acquéreurs de médias, des annonceurs et actionnaires, de plus en plus regardant sur la réputation de leurs intérêts, et des effets de surveillance, en période du tout sécuritaire, où la nécessité du renseignement prend le dessus sur le besoin d’information. Ces trajectoires nous renseignent, plus globalement, sur un moment de transition médiatique qui est accompagné, ici et là, par un taux élevé de turnover des journalistes et une crise existentielle du journalisme.
Face au malaise et parfois à un sentiment de fatuité, plusieurs spécialistes et chercheurs voient bien que le métier est menacé, que les fonctions élémentaires du journaliste ne sont plus son apanage, que la collecte d’informations est partagée avec des millions de téléphones portables, que l’analyse n’est plus sa chasse gardée, qu’elle est du ressort des blogueurs et des experts, et que les ressources pour l’investigation – son terrain de prédilection – diminuent3.
Ils voient bien aussi, à l’image du chercheur en science de l’information, Camille Laville, que « les acteurs du journalisme doivent adapter à leurs conduites les “messages” que leurs envoient les acteurs du système médiatique, prendre conscience des pressions de la concurrence sur le marché médiatique, se montrer sensibles aux arguments de leurs employeurs en faveur d’un “contenu plus vendeur” et, éventuellement, adapter leur style en conséquence »4.
Ils remarquent également, aux États-Unis déjà, que les médias numériques et le journalisme citoyen ont très tôt menacé la profession ; que le journalisme est en crise parce que le poids des coûts économiques est de plus en plus pesant ; que, vu le nombre croissant de petites mains, remplissant les tâches répétitives, le salaire des grands reporters devient de plus en plus exorbitant et que, plus généralement, les moyens pour faire son métier convenablement, sans tomber dans la précipitation ou la propagande involontaire, sont de plus en plus limités5.
Enfin, il est intéressant de relever la concomitance des crises, économique et médiatique. Le fait que la chute de grands groupes comme Enron en 2001 n’ait pas pu être prévue par la presse économique et financière, explique le journaliste du Financial Times, Andrew Gowers, vient d’une forme d’aveuglement idéologique. Tous les signaux alarmants étaient là, dans les rapports annuels, mais les journalistes se sont bornés à voir en Enron l’incarnation du modèle de dérégulation des entreprises.
Cela rappelle, à une moindre échelle, la problématique majeure de la presse économique et financière, même dans un marché étriqué comme celui du Maroc, où les titres de ce genre se démultiplient : la primauté des décideurs (actionnaires et managers) comme cibles, la montée d’influence des lobbies et l’importance cruciale des relations publiques, transforment ces médias plus en moyens de communication que d’information. Il est même troublant de voir à quel point, dans la presse marocaine, se normalise le profil de managers de la presse, pratiquant par ailleurs le métier de lobbyistes. Étant tiraillé entre la neutralité supposée de l’information et le biais nécessaire de l’influence, la plupart plaident, commercialement, pour le développement « d’entreprises de presse au service des intérêts supérieurs de la nation ».
Et, quand il arrive que des journaux influents touchent les intérêts stratégiques de grandes entreprises, les réactions peuvent être violentes. Prenons le cas du quotidien Al Massae, qui culminait en 2009 à une moyenne de 120.000 lecteurs. Le jour où une enquête fouillée a tenté de mettre à nu les pratiques du puissant groupe immobilier Addoha, et que la direction des relations publiques de ce dernier s’est trouvée en porte-à-faux avec sa stratégie de communication, celle-ci a entrepris le rachat de tous les numéros distribués dès les premières heures de leur mise sur le marché.
Ailleurs, l’influence des intérêts privés des gros actionnaires sur les orientations éditoriales sont parfois manifestes. C’est particulièrement le cas, par exemple, de grands groupes de presse entre les mains d’industriels de l’armement (par exemple, Lagardère ou Bouygues). L’impact n’est pas forcément direct mais la plupart œuvrent pour débrider les médias et les rendre plus « comestibles », avec plus de storytelling, moins d’analyses, moins d’investigation et surtout moins de regard critique étayé sur la géopolitique.
Comment réinventer le métier ?
Il est possible de s’en tenir à ce constat de désolation, comme il est possible aussi de regarder de plus près, comment, dans la pratique, plusieurs formes de résistance et même de résilience émergent. Passons donc en revue les différents modes de transformation opérés tentant de réinventer le journalisme, qui refuse de subir la loi du système médiatique, qui cherche à informer les citoyens, et qui s’obstine dorénavant à attirer l’attention, à marquer les esprits ou à orienter les choix.
Trois voies se profilent aujourd’hui.
- La première, largement incarnée par le modèle Médiapart, s’assure l’indépendance financière, grâce à ses fondateurs, journalistes séniors, une société de salariés et une autre des lecteurs, mais surtout les 118.000 abonnés6 que compte le site. Le modèle économique comporte également une mise à disposition d’expertises annexes (maquette en ligne, développement de site…), avec un investissement dans l’investigation et dans le débat libre en ligne, lui-même générateur de nouveaux clients, avec une moyenne de trente nouveaux abonnés par débat. Dans le sillage de cette expérience, qui approche de sa première décennie, le projet marocain Le Desk7 peine encore à s’imposer comme une alternative dans une configuration de marché où la tendance à payer pour une information rare est encore faible et où le coût d’un journalisme exigeant est encore plus élevé, vu la rareté des ressources.
- La deuxième voie, moins territorialisée, épousant davantage les codes du monde immatériel, est celle qu’incarne le Consortium International des Journalistes d’Investigation, plus connu par son acronyme ICIJ et encore plus réputé par son dernier coup de tonnerre journalistique, Panama Papers. Créé en 1997, le consortium part du constat suivant : au moment même où le monde se globalise et les problèmes deviennent transfrontaliers (corruption, trafic, États voyous, blanchiment d’argent…), les chaînes et les agences de presse réduisent leurs effectifs internationaux et les entreprises de presse réduisent leurs budgets d’enquête. Ainsi, « embourbés dans nos problèmes locaux, nous perdons nos yeux dans le monde au moment où nous en avons le plus besoin »8. Que propose-t-il alors ? Réunir, sous la houlette d’un comité des meilleurs journalistes d’investigation, un réseau de professionnels reconnus de soixante-cinq pays, travailler en secret et à distance puis s’afficher, comme le furent tous les leaks, simultanément dans les principaux journaux du monde, mais également en ligne. Pour le Maroc, cela a un double sens : implication de quelques journalistes qui se sentent à l’étroit localement, comme Omar Brouksi, exclu de l’AFP Rabat, et puis reprise par quelques titres locaux des révélations à incidence nationale.
- La troisième piste, encore à inventer, peut naître de la confluence de plusieurs dynamiques : celle de l’université où l’intérêt pour des études de terrain, mixant le savoir-faire académique et journalistique, est de plus en plus grande ; celle de la société civile où le modèle des médias alternatifs, faisant écho aux informations hors establishment, arrive à saturation, et où un savoir-faire accumulé demande à être réinvesti ; et enfin, celle du monde de l’art et la culture, de plus en plus initiateur de plateformes d’échanges et de partage, et intéressé par un univers d’information plus débridé. Tous ces mondes-là sont en attente, au Maroc, comme sous d’autres régimes hybrides, d’une renaissance du journalisme qui saurait tenir compte de l’arrivée sur le marché de classes moyennes de plus en plus éduquées et exigeantes, soucieuses de demander une reddition des comptes mais en connaissance de cause. Un chantier ouvert mais sans offre crédible pour y répondre, pour l’instant
Notes
1. Benchenna, A., Ksikes, D. and Marchetti, D. (2007, in press). Press companies in Morocco: a very political economy. Journal of North African Studies
2. Hirschman, Albert O. (1970). Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. London: Ed. Harvard University Press.
3. http://education.francetv.fr/matiere/education-aux-medias/sixieme/video/eric-scherer-le-role-des-journalistes-aujourd-hui, consulté le 15/03/2017
4. Laville, C. (2010). Les transformations du journalisme de 1945 à 2010 : le cas des correspondants étrangers de l’AFP. Bruxelles : Éditions De Boeck/Ina éditions.
5. Russial, J., Laufer, P. & Janet Wasko (2015). Journalism in Crisis? Javnost - The Public, 22:4, p. 299-312, DOI: 0.1080/13183222.2015.1091618
6. https://static.mediapart.fr/files/2016/03/14/mediapart-carnet-int-8-bat-2.pdf
7. Il s’agit d’« un tout nouveau média au Maroc en rupture avec le paysage de l’info existant, organisé autour d’une équipe d’une vingtaine de personnes aux profils très différents, venant de la presse classique ou de pure-players déjà établis ». (voir : https://www.facebook.com/Datagif/photos/). Pour plus d’informations : https://ledesk.ma/
8. https://www.icij.org/about#_ga=1.177665701.1214346609.1485531843, consulté le 10/03/2017