Caroline Minialai
Enseignante chercheure à Economia, HEM Research Center depuis 2009, coordinatrice de la chaire Management International et Sociétés, Caroline Minialai est diplômée de l’EDHEC. Elle obtient en 2000 après 8 ans audit et direction financière, l’agrégation en économie et gesti...
Voir l'auteur ...A propos du livre, Le capital au XXIe siècle de THOMAS PICKETTY : " Les inégalités : un nouveau paradigme? "
Le capital au XXIe siècle, voilà un titre grandiloquent qui n’est pas sans nous faire penser à l’ouvrage de Marx écrit il y a près d’un siècle et demi. Et si, d’une certaine manière, la catastrophe prévue par Marx ne s’est pas produite, en raison essentiellement d’une croissance économique et démographique soutenue, ce nouveau siècle risque de voir s’aggraver encore les inégalités de revenus et de patrimoines. L’analyse proposée par Piketty est passionnante et se lit « presque » comme un roman du XIXe siècle dont les exemples émaillent d’ailleurs le propos. C’est ainsi, à mon sens, un des intérêts majeurs de cet ouvrage que de s’être penché sur de très longues séries statistiques qui permettent de prendre un peu de recul vis-à-vis des données macro économiques actuelles, mais aussi de réintroduire dans l’analyse économique l’histoire, la sociologie et même la littérature.
La question posée est la suivante : comment expliquer l’aggravation récente des inégalités dans le monde et que proposer pour une meilleure régulation ?
Au cœur de cette question réside un possible changement de paradigme de la pensée économique, comme le confirme l’intérêt porté à la thématique par le FMI et l’OCDE. Depuis 2008, les deux institutions ont ainsi multiplié les publications et les analyses traitant du problème des inégalités, et de leur aggravation depuis la fin des Trente Glorieuses1. C’est finalement la question du partage des fruits de la croissance (aussi faible soit-elle) qui est posée.
L’aggravation des inégalités
Comme le souligne le rapport publié par l’OCDE en 20142, dans l’ensemble des pays concernés, les inégalités depuis les années 80 n’ont cessé de croître. Ainsi la part de revenu national des 1% les plus riches s’est accrue dans l’ensemble des pays : de près de 7% au Danemark par exemple à plus de 20% aux États-Unis. C’est en effet dans les pays anglo-saxons que cette aggravation est la plus remarquable (Figure 1).
Et au-delà des inégalités de revenus et de patrimoine, on sait aussi que de nombreuses inégalités se situent à des niveaux plus qualitatifs tels que la qualité des emplois occupés, l’accès à la connaissance et à l’éducation ou encore l’accès aux soins. Leur persistance, voire leur aggravation, se répercute à moyen terme dans les inégalités de revenus et de patrimoines
Le grand retour des sociétés patrimoniales
Pour y voir plus clair, revenons un peu en arrière. Les inégalités de patrimoine aujourd’hui, mesurées en années de PIB, rattrapent le niveau maximum qu’elles avaient atteint à la Belle Époque pour représenter entre 6 et 7 années de produit intérieur dans l’ensemble des pays industrialisés.
L’analyse des patrimoines privés et publics sur des temps longs, effectués, et c’est là une des limites dans les pays pour lesquels on dispose de données fiables, montre que les inégalités sont restées stables quasiment jusqu’à la révolution industrielle. La période de forte croissance constatée au début du XIXe siècle ne bénéficie que peu aux revenus du travail, comme peuvent en témoigner les nombreux ouvrages consacrés à la condition ouvrière à cette époque. Il faut ainsi attendre la fin du XIXe siècle pour que les salariés bénéficient un peu de la croissance rapide impulsée par la révolution industrielle. Pendant toute cette période, les revenus du capital, eux, n’ont cessé de croître, pour atteindre à la veille de la Première Guerre mondiale quasiment 7 années de revenu national. Les deux guerres mondiales, et la période de forte croissance qui a suivi, ont bien sûr contribué à une très forte réduction de ce patrimoine, naturellement de manière plus importante en Europe que sur le continent nord-américain et, en 1950, le capital ne représentait plus que deux années de revenu national. Mais, depuis, la valeur de ce patrimoine n’a cessé de croître pour quasiment atteindre pour l’Europe et les États-Unis les niveaux du début du XXe siècle (Figure 2).
L’explication proposée pour cette évolution est celle que l’auteur appelle « la deuxième loi fondamentale du capitalisme ». Ainsi le poids du capital par rapport au revenu (β) est directement lié au taux d’épargne et au taux de croissance (β = taux d’épargne/taux de croissance). Ainsi, à taux d’épargne constant, une croissance3 élevée diminuera le poids relatif du capital par rapport au revenu et inversement4.
Ainsi, dans les économies occidentales, le ralentissement de la croissance tant au niveau démographique qu’au niveau de la production renforce depuis les années cinquante le poids du capital par rapport au revenu national.
La concentration du patrimoine et le ralentissement de la croissance contribuent à l’aggravation des inégalités
La concentration du patrimoine dans les mains d’un petit nombre d’individus — en général le décile supérieur possède au moins 60% du patrimoine total — est renforcée dans l’ensemble des sociétés occidentales par la loi que nous venons de présenter. En effet, une croissance faible renforce l’importance de l’héritage dans la constitution du patrimoine des agents économiques, et ce, d’autant plus que les revenus du capital (r) sont supérieurs aux taux de croissance du revenu national (g). C’est l’inégalité r>g. Ainsi, lorsque l’on étudie l’histoire des revenus et du patrimoine, on constate que jusqu’à la Première Guerre mondiale (où les 10% les plus riches détenaient aux États-Unis, comme en France ou ailleurs près de 90% du patrimoine), la croissance longue est restée relativement faible alors que le rendement du capital était près de 4 fois plus élevé (Figure 3). De ce fait, il suffisait d’épargner une partie de son revenu du capital pour que le capital détenu progresse au même rythme que l’économie dans son ensemble.
Le ralentissement de la croissance au XXIe siècle peut donc accentuer l’écart existant entre le taux de revenu du capital et celui de la croissance, ce qui renforcerait encore l’importance du patrimoine hérité et accentuerait les inégalités.
Mais alors que peut-on faire ?
Lorsque les équipes de Barak Obama reçoivent Thomas Piketty autour de la question de la réduction des inégalités, c’est bel et bien pour aller au-delà des constats et pour essayer de dessiner des pistes de politiques qui permettraient de réduire efficacement ces inégalités dans une Amérique où les 1% les plus riches accaparent plus de 20% du revenu national, ce chiffre ayant quasiment été multiplié par deux depuis les années 90.
À partir de ces analyses traitant à la fois des inégalités de patrimoine et de revenus, deux pistes de réflexion sont proposées pour œuvrer en faveur d’une réduction des inégalités en général.
La première piste de réflexion propose de réinventer l’État et construire un « État social pour le XXIe siècle ». En effet, si le poids de l’État dans le revenu national est resté autour de 10% jusqu’aux années 20, les guerres mondiales ont bouleversé fondamentalement et durablement l’investissement public dans l’économie. Ainsi, le taux de prélèvement public atteint aujourd’hui entre 30 et 50% du revenu national dans les économies développées, et de manière générale beaucoup moins dans les économies des pays d’Afrique ou d’Asie5. Et si on ne peut pas encore savoir quels seront les grands changements qu’apportera le XXIe siècle, il semble indispensable que les États se modernisent, en particulier dans le contexte d’une croissance plus faible. Ces États nouveaux et modernes devront faciliter la diffusion des connaissances et investir dans les qualifications et la formation, deux piliers fondamentaux de la lutte contre les inégalités, car ils peuvent faciliter la mobilité sociale et renforcer le poids des revenus du travail.
La deuxième piste envisagée est celle de la création d’un impôt mondial sur le capital. Dans l’idéal utopique, cet impôt serait appliqué de manière progressive sur la totalité des actifs nets des individus (patrimoine financier, immobilier et professionnel) dans l’ensemble des pays du monde. Selon les auteurs, l’évolution de la gouvernance mondiale vers un tel système permettrait, d’une part, de réduire les inégalités à l’intérieur de chaque pays mais aussi entre les différents pays ; d’autre part, ce système imposerait une plus grande transparence financière qui permettrait peut-être de réguler les crises financières à venir.
Clarifier cette question des enjeux liés à l’aggravation des inégalités dans le monde ouvre la voie de ce que l’OCDE appelle « la croissance inclusive » qui oblige les acteurs à penser une stratégie globale de réduction des inégalités. Compte tenu par ailleurs de la situation supposée des inégalités au Maroc, tout au moins en termes de niveaux de vie, d’éducation ou de conditions générales de vie et d’emploi, cette question semble déterminante. Pourtant, nous n’avons pas réussi à rassembler des données pertinentes sur le Maroc. Dans son ouvrage, T. Piketty insiste sur la transparence des revenus et des politiques fiscales comme étant un moyen d’améliorer le fonctionnement des États. À ce stade, il semblerait donc que le Maroc ait encore un long chemin à parcourir6.
1. Croissance et Inégalités, étude parue en 2008 ou Toujours plus d’Inégalités, publié en 2011.
2. OCDE (2014), « Focus – Très hauts revenus et fiscalité dans les pays de l’OCDE : la crise a-t-elle changé la donné ? ».
3. La croissance étant comprise comme étant la somme de la croissance démographique et de la croissance de la production.
4. À partir des données disponibles (Université de Sherbrooke, Perspectives Monde), nous avons ainsi pu estimer que le capital représente au Maroc 4,26 années de revenu national.
5. Au Maroc, d’après La Vie Économique,, les prélèvements représentent environ 23% du PIB en 2012.
6. Le Maroc ne figure pas, ni dans les données disponibles, ni dans les données en cours de compilation, dans la World Top Incomes Database, utilisée par l’École d’Économie de Paris.