Pour repenser l’universel

Pour repenser l’universel

Auteur : Kenza Sefrioui

 

Le dernier essai de Sophie Bessis montre que le tout marchand comme le fondamentalisme religieux sont deux versions d’une même idéologie reposant sur la haine de l’individu.

Ce sont deux images présentées comme opposées. « D’un côté, Prométhée s’est placé au service de Mercure, dieu du commerce et des voleurs, pour asseoir le règne d’une dictature marchande mondialement vendue sous l’étiquette de civilisation technique. De l’autre, en écho plutôt qu’en réponse, les troupes du Dieu unique, qui ordonne et punit, veulent replacer le monde sous sa coupe. » Pour l’historienne tunisienne Sophie Bessis, il n’en est rien. « Les deux tiennent en horreur cet individu libre forgé par la modernité, capable de s’agréger en collectif politique. Le marché lui préfère un individualiste solitaire et glouton prêt à suivre à la lettre son injonction à la consommation. Le gouvernement terrestre organisé autour du religieux a toujours tenté, pour sa part, de fondre la personne dans un corps organique dont il serait impossible de se déprendre ». Ce qui est en cause, c’est donc la possibilité pour l’individu de faire ses choix, d’exister en tant qu’individu – ce qui est un acquis de la modernité et de toute la pensée des Lumières.

Sophie Bessis analyse ces questions tout à fait contemporaines à travers l’expérience du monde arabe, où les débats sont d’une acuité particulière. En cause, la question de l’universel, à une époque où les discours différentialistes font florès et où « se revendique sur tous les tons et parfois dans les formes les plus virulentes un droit en quelque sorte inaliénable à la spécificité ». Or, rappelle l’auteure, la tradition n’existe plus qu’à l’état résiduel, vu les évolutions sociales, et ce terme ne désigne plus que « la nostalgie du passé » : il n’y a plus d’opposition entre tradition et modernité, mais entre « des identités reconstruites par la postmodernité » et « des aspirations trouvant leur argumentaire dans des lectures nouvelles de l’universel ». Le monde arabe, qui est le lieu d’un vif affrontement entre « défenseurs du spécifique et ceux d’une appropriation des universaux de la modernité », vit en effet dans « trois temporalités simultanées » : celle de la tradition, souvent réinventée, et servant de soubassement à des expressions politiques et sociétales ; celle de l’islam politique, idéologie postmoderne ; et celle de la modernité à laquelle aspirent des populations qui en souhaitent une autre version que celles, dévoyées, de la domination coloniale ou de la modernisation instrumentale par les régimes postcoloniaux.

 

Revaloriser l’individu

L’enjeu de cet essai est de définir la possibilité d’un projet d’émancipation. Or, pour Sophie Bessis, la mondialisation, qu’elle soit néolibérale ou religieuse, vise à « présenter sous un jour acceptable des servitudes d’un genre nouveau ». Fondamentalisme marchand et fondamentalisme religieux sont donc des ennemis complémentaires, qui s’affrontent mais surtout qui s’accordent sur le fait que « le destin des hommes est d’obéir à des lois indiscutables, l’une révélée par Dieu, l’autre par un dogme économique lui aussi érigé en théologie ». Dans l’un comme dans l’autre, il n’est pas question de se battre pour « une société égalitaire ou, au moins, attentive à l’humain ». Chez les évangélistes comme chez les djihadistes, pas de « prophètes des pauvres » dans un monde « où l’argent ne s’oppose pas au salut mais y contribue » : la religion est devenue un marché mondialisé. Quant à la civilisation technique, qui ne propose comme horizon qu’une « accumulation infinie de biens », elle s’oppose à quiconque réclame un partage des richesses plus juste et une gestion plus prudente.

Dans la première partie, Sophie Bessis relève le rétrécissement du champ de l’action politique et l’invasion des logiques marchandes, faisant du centre commercial « l’espace « culturel » des nouvelles couches moyennes urbaines » de Dubaï à Casablanca. Dans une passionnante deuxième partie intitulée « Révolutions et contre-révolutions », elle revient sur l’histoire complexe de la modernité dans le monde arabe, générant « une modernisation sans repères, aux références puisées dans le passé » et non « une modernité ouvrant le champ des libertés et porteuse d’un nouveau sens collectif ». L’auteure met notamment en cause l’usage de la religion comme source de légitimation, le mythe de « l’islam des Lumières » comme « modernité arabo-musulmane philosophiquement autarcique », reposant sur ce qu’Arkoun appelait une « clôture dogmatique » et réduisant la modernité occidentale non à une histoire de la pensée, mais à une évolution purement technique. Par cette synthèse sur l’impasse de la pensée contemporaine arabe, elle explique les ambiguïtés des révolutions de 2011, avec la convergence un temps des modernistes et des islamistes, puis avec les tensions entre islam national et islam mondialisé, tensions ouvrant sur le débat de la démocratisation et des libertés. « L’inachèvement du processus d’individuation se lit dans cette tension entre le désir de liberté collective et la difficulté de consentir à celle de la personne », remarque Sophie Bessis, qui éclaire cette problématique à la lumière d’un contexte complexe, « où le culturalisme postmoderne a succédé aux ambitions émancipatrices de la modernité et où le mondial a remplacé l’universel comme horizon de l’humanité ». La troisième partie du livre met en cause vertement le rôle de l’Occident, qui émet en direction du monde arabe des messages ambigus : « une assignation identitaire prenant le religieux pour seul paradigme, mais un religieux compatible avec la mondialisation, et une injonction à la démocratie se déployant à l’intérieur du cadre marchand qui en est la négation. » Néo-orientaliste dans sa propension à figer les réalités en stéréotypes, il adopte lui-même des attitudes opposées à ses principes dès que ses intérêts sont en cause, qu’il justifie au nom d’une « lecture relativiste du monde ». Or, martèle Sophie Bessis, « le regard différentialiste dit de l’Occident deux choses qu’il refuse de voir de lui-même. D’abord que, réduite au discours, privée de son versant émancipateur par le triomphe du Dieu marchand auquel tout est sacrifié, sa modernité se noie dans un monde où tout se vaut. Ensuite que, s’il n’est plus le centre du monde, alors l’universel pour lui n’existe plus, il sombre avec la puissance perdue ». Conséquences : le retour de pensées réactionnaires, visant à réprimer les femmes « une fois de plus sommées de porter à elles seules les marques de l’identité du groupe », les démocrates, les libéraux, les universalistes… tous ceux qui, refusant les « identités closes », « s’obstinent à vouloir ouvrir les prisons ». Un ouvrage essentiel.

 

Par Kenza Sefrioui