Pour l’intersectionnalité

Pour l’intersectionnalité

Auteur : Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz

Pour un universalisme concret

Les sociologues Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz plaident, en expliquant le concept d’intersectionnalité, pour une démarche qui prenne en compte les différences pour construire du commun.

« La force critique d’un concept se mesure à la panique qu’il suscite », notent non sans ironie les sociologues françaises Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz, qui réhabilitent dans ce bref ouvrage le concept d’intersectionnalité face aux attaques dont il fait l’objet. Toutes deux avaient signé en 2019 un article intitulé « Cartographie du surplomb, ce que les résistances au concept d’intersectionnalité nous disent sur les sciences sociales en France » dans le dossier « Intersectionnalité de la revue Mouvements. Elles ont pour cette publication actualisé et développé ce texte, en raison de l’ampleur prise par un discours politique et médiatique hostile et de mauvaise foi, qui témoigne « d’une ignorance complète de ce que les travaux intersectionnels et la démarche qui les fonde recouvrent ». « Les contresens grossiers, les interprétations mal intentionnées et l’ignorance patente dont ces travaux font l’objet actuellement relèvent d’une lame de fond réactionnaire et autoritaire qui tente d’engloutir, avec l’intersectionnalité, les travaux critiques de la race, les recherches postcoloniales, la démarche décoloniale, les études de genre et, au-delà, toute théorie sociale critique ainsi que le principe même de liberté académique, en Franc mais aussi aux États-Unis ou au Royaume-Uni. » Ce concept, les deux autrices le connaissent bien et le mettent déjà en pratique : Éléonore Lépinard enseigne les études de genre à l’université de Lausanne et Sarah Mazouz, membre de l’Institut Convergences Migrations au CNRS est autrice entre autres de La République et ses autres, politiques de l’altérité dans la France des années 2000 (ENS éditions, 2017) où elle souligne l’articulation entre immigration, nation et racialisation dans l’espace social. Elles rappellent qu’avant l’intersectionnalité, c’étaient les études de genre qui avaient déchaîné les mêmes rejets, mais se réjouissent que le débat soit enfin posé ouvertement.

Enjeu de représentation politique

L’enjeu est en effet profondément politique et éthique : contrairement à ses détracteurs qui hurlent à la fin d’un monde, l’intersectionnalité est une méthode qui par l’ensemble des biais qu’elle mobilise pour appréhender les réalités sociales, permet de saisir une image moins abstraite, plus réelle et plus inclusive, des réalités sociales. « Traduction scientifique de la réflexion menée dans les années 1980 sur le plan militant par les féministes africaines-américaines et chicanas, qui pointaient le “biais blanc de classe moyenne” du féminisme et introduisaient ainsi la question de la représentation politique de celles pour lesquelles la domination subie se trouve au croisement de plusieurs rapports de pouvoir, en particulier la race, la classe et la catégorie de sexualité, le concept d’intersectionnalité nous invite à complexifier l’analyse tant scientifique que politique. »

La première partie de l’ouvrage déconstruit les attaques en délégitimation du concept. Les autrices notent que celles-ci viennent essentiellement d’universitaires « jouissant de positions académiques bien établies et souvent ignorants de leurs privilèges de genre et de race » – l’ouvrage en ce sens constitue une réponse à la posture notamment de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, auteurs de Race et sciences sociales (Agone, 2021). Mode, façon de figer les rapports sociaux, occultant « les vrais rapports sociaux » (entre classes sociales) en mettant l’accent sur les « mauvaises » identités (genre et race)…, autant de « vieilles ficelles » pour jeter le discrédit sur un concept qui dérange. Les résistances sont autant liées à la méconnaissance qu’au refus de voir reculer l’hégémonie d’un certain groupe. Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz démontrent le risque qu’il y a à reproduire le « tabou de la race », à prétendre que l’intersectionnalité réifie les identités alors qu’elle constitue une « critique de l’essentialisation ».

Révolution épistémologique

En fait, estiment-elles, ces attaques reflètent une véritable « résistance épistémologique » à toutes les recherches qui relèvent d’une « épistémologie du point de vue, qui problématise le lien entre objets de savoirs et sujet producteur de connaissance ». Cette démarche s’appuie sur le marxisme et le féminisme et veut « produire une capacité d’analyse collective qui prend en compte le point de vue des dominé.e.s », donc plus complète et plus juste sur la société. Corollaire de ces recherches, la critique de l’objectivité « comme détachement, point de vue “hors” du social et capable de l’embrasser dans sa totalité d’un seul regard », critique déjà ancienne mais non reprise par Bourdieu, Passeron. Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz estiment que cette attitude a pour conséquence une « épistémologie de l’ignorance », non en ce qu’elle méconnaît les expériences des groupes minorisés mais en ce qu’elle est « un geste actif de ne pas tenir compte de savoirs constitués à partir des expériences minoritaires », donc « l’occultation et la disqualification d’analyses et de conceptualisations recelant une dimension insurgée ou indisciplinée, porteuse de menace pou l’ordre établi et les positions de pouvoir acquises ». À l’inverse, l’épistémologie du point de vue tient compte de tous les points de vue, sans privilégier ceux des dominé.e.s. qui s’envelopperait « de scientificité et d’universalité ».

L’intersectionnalité a pour but de recueillir ainsi les expériences et les savoirs minoritaires et de construire une « politique de la présence », afin de faire reculer les discriminations. Concept de sciences sociales, elle a sa place d’abord à l’université, qu’il s’agit de décoloniser et d’ouvrir à d’autres savoirs sur l’oppression et la marginalisation en comprenant les imbrications des forces comme le capitalisme, le patriarcat, l’hétéronationalisme, la xénophobie, etc. Elle est nécessaire également pour « construire du commun sans avoir à passer par une abstraction des différences », pour produire un « universalisme concret, incarné dans les différences et les histoires spécifiques de celles et ceux qui forment le corps politique ». C’est donc le socle d’un projet politique plus juste.

Kenza Sefrioui

Pour l’intersectionnalité

Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz

Anamosa, 72 p., 5 €