Pauvre en société de consommation

Pauvre en société de consommation

Auteur : Eva Delacroix et Hélène Gorge

L’ouvrage collectif dirigé par Eva Delacroix et Hélène Gorge interroge les modalités de consommation des personnes en situations de pauvreté, entre exclusion et réinvention de leur rapport au marché.

Bas de la pyramide, consommateurs précaires, clients pauvres… Les termes se sont multipliés en marketing pour cibler les populations en situation de pauvreté, les considérant comme un « potentiel de marché ».Pour la vingtaine d’auteurs qui ont contribué au collectif dirigé par les deux docteures en science de gestion Eva Delacroix et Hélène Gorge, le sujet est sensible et l’enjeu important, « pour que le marketing puisse trouver sa place dans le domaine de la pauvreté de manière éthique et respectueuse, dans l’optique d’améliorer le bien-être des personnes pauvres et non de « créer des besoins » là où il n’ont pas lieu d’être ».Il s’agit également d’amener les entreprises à ne pas réfléchir uniquement selon les critères de profitabilité.

« Jusqu’à maintenant, la recherche en marketing sur la pauvreté a particulièrement insisté sur la vulnérabilité associée à la pauvreté économique », écrit en préface Luca M. Visconti, professeur de marketing à l’Università della Svizzera Italiana et à ESCP Europe. Or pauvreté et vulnérabilité ne sont pas forcément équivalentes ; c’est une matrice idéologique matérialiste « qui construit la vulnérabilité à travers la privation matérielle » et enfin, être pauvre économiquement n’exclut pas d’avoir des ressources culturelles et sociales permettant un rééquilibrage des relations dominant/dominé. Luca M. Visconti estime plus pertinent de s’intéresser aux « mécanismes amenant à la pauvreté » plutôt qu’à une pauvreté existentielle, « l’expérience d’être pauvre ». En effet, la pauvreté étiologique cherche à comprendre les déterminants de cette situation : « pauvreté dès la naissance versus émergente ; pauvreté individuelle versus collective ; pauvretémicro versus macro ; pauvreté temporaire versus permanente »…

Pauvretés plurielles

La première partie revient sur les ancrages théoriques qui articulent pauvreté, consommation et marché. La chercheuse au CNRS Laurence Fontaine revient sur l’histoire de la pauvreté – donc de l’exclusion (difficultés d’accès au marché, réglementations, taxes…) – dès l’Europe préindustrielle et sur les stratégies de survie mises en place : charité, polyactivité, prêt sur gages, économie informelle notamment tenue par les femmes…, autant de pratiques réactivées, à l’heure de la désindustrialisation, des délocalisations et des nouvelles technologies, avec la recherche de compléments de ressources, via les videgreniers et autres marchés numériques.Elledistingue « le crédit, qui relève du marché, de l’accompagnement des personnes qui, à l’égal de l’instruction, relève du bien public ». Hélène Gorge et Eva Delacroix analysent ensuite le préjugé,idéologiquement orienté,opposant bons et mauvais pauvres, opposition articulée autour des notions de travail vs chômage souvent associé à assistanat, de consommation du nécessaire vs du superflu. Éric Rémy, lui, revient sur la notion de classe populaire et déconstruit ses utilisations par les discours populistes ou misérabilistes : il faut réintroduire dans les travaux marketing et en comportement du consommateur la notion de classe sociale : « Ce n’est pas parce que des mêmes objets sont consommés par différentes classes que ces dernières s’effacent. […] On peut consommer des mêmes objets avec des pratiques et un sens différents. » La partie se clôt sur l’inventaire critique des courants méthodologiques : Social Business, Bas de la Pyramide, Transformative Consumer Research.

La seconde partie s’attache aux pratiques de consommation et aux ressources mobilisées par les acteurs pauvres pour s’intégrer à la société. Laurent Bertrandias et Alexandre Lapeyre analysent le sentiment de privation et les réponses : comportements adaptatifs (wise-shopping, smart shopping, réseaux d’échange…) ou retrait d’un marché jugé frustrant. Maud Herbert, elle, tire la sonnette d’alarme sur les conséquences de l’illettrisme dans un marché qui repose sur la lecture et la compréhension de textes pour l’achat de biens et de services : surconsommation, risques d’abus.Pour Florence Benoît-Moreau, Eva Delacroix et Béatrice Parguel, les marchés pairs-à-pairs et l’économie collaborative, calqués sur l’économie de subsistance des pays en voie de développement, avec leur contrôle par le réseau de proximité,sont un mode d’accès au marché pour les micro-entrepeneurs. Eva Delacroix, Hélène Gorge et Maud Herbert étudient ensuite le rôle de Facebook pour désenclaver et lutter contre l’isolement, avec ses bénéfices émotionnels et économiques. Enfin Valérie Guillard et Dominique Roux reviennent sur l’ancienne pratique du glanage et sur les valeurs qu’il mobilise : gratuité, critique de la consommation, récupération…

Repenser le crédit

La dernière partie du livre interroge la légitimité et l’éthique de l’approche de la pauvreté par le marketing et les business models. L’émergence du marché des pauvres, estiment Julie Tixier, Amélie Notais et Asmae Diani, pose la question de la consommation inclusive et de la soutenabilité de l’entrepreuneriat social. Bérangère Brial et Evelyne Rousselet étudient le marketing relationnel dans le secteur bancaire, contraint par l’obligation légale de servir les clients pauvres, entre relation sociale et commerciale. Elles plaident pour d’autres politiques de prêt, de tarification, voire d’accueil.Marie Degrand-Guillaud analyse enfin la micro-finance comme le renversement du système bancaire classique, valorisant les liens sociaux et l’accompagnement.

L’ouvrage invite à repenser le marketing de manière plus inclusive et égalitaire, via des formes de prémiumisation et surtout la refonte de la relation client, mais s’inquiète de ce que la sociologie des écoles de commerce reflète un entre-soi qui rend abstraite la pauvreté. Destiné à la sensibilisation des futurs managers, il permet de sortir d’une représentation sociale homologative et, en s’intéressant aux causes de la pauvreté, permet de sortir d’une certaine tendance à attribuer aux seuls pauvres la responsabilité de leur situation, en « responsabilisant toutes les parties prenantes », insiste Luca M. Visconti. Cette démarche permet aussi d’éviter l’instrumentalisation de la pauvreté par des acteurs qui « ont tout avantage à ne pas problématiser le concept », comme les entreprises « qui auraient intérêt à cibler ce marché tout en le cristallisant », les médias, la politique et « toute personne ayant intérêt à se distinguer sur la base de ses ressources matérielles plutôt qu’à travers d’autres mérites ».

Par : Kenza Sefrioui

Marketing et pauvreté, être pauvre dans la société de consommation

Collectif, ss. dir. Eva Delacroix et Hélène Gorge

Éditions EMS, collection Societing, 328 p., 320 DH