Monocultures de l’esprit

Monocultures de l’esprit

Auteur : Vandana Shiva, traduit de l’anglais (Inde) par Marin Schaffner

Une culture, mille destructions

La militante altermondialiste et écoféministe indienne Vandana Shiva s’alarme de l’appauvrissement généralisé lié à une conception du développement fondé sur la monoculture.

Maximiser une production, c’est éliminer mille formes de vies. La monoculture, qui est au cœur de la conception occidentale du développement, a pour conséquence l’appauvrissement généralisé de tous les écosystèmes, qu’ils soient biologiques ou humains, s’inquiète Vandana Shiva. Physicienne de formation, la militante altermondialiste indienne, directrice de la Fondation de recherche pour la science, la technologie et l’écologie, est l’initiatrice de l’ONG Navdanya pour le développement de l’agriculture biologique et l’autrice d’une vingtaine d’ouvrages qui sont autant de sonnettes d’alarmes sur les ravages causés, dans les pays du Sud notamment, par la mise en œuvre de ce modèle de développement. Lauréate du prix Nobel alternatif en 1993 pour avoir remis les femmes et l’écologie au cœur du discours sur le développement, elle poursuit dans ce bref ouvrage son travail d’analyse et de plaidoyer pour la remise en cause de cette vision dominante et pour une véritable démocratisation des savoirs fondée sur la diversité.

Monocultures de l’esprit est composé de cinq brefs essais rédigés entre 1983 et 1993, et présentés dans le cadre de mouvements pour la protection de la diversité « naturelle et culturelle » – les deux étant en effet indissociables – dans l’Himalaya, en Inde, etc. Témoin de la disparition de la diversité et consciente de la nécessité de la protéger, l’autrice souligne le danger structurel consistant à s’habituer à cette disparition et à « penser en termes de monocultures ». « La disparition de la diversité est aussi une disparition des alternatives », ou plutôt leur exclusion. « Passer à la diversité en tant que mode de pensée, en tant que contexte pour l’action, permet à une multiplicité de choix d’émerger. » L’enjeu est très clairement un enjeu de démocratie.

Contre la production d’uniformité

Vandana Shiva appelle à voir un aspect occulté de la monoculture : le discours qui la présente en effet comme une méthode moderne de croissance et de planification, grâce au fleuron de l’industrie de la biotechnologie, tait le fait qu’il s’agit surtout d’un redoutable outil de « production d’uniformité » et de destruction à grande échelle. Face à ce phénomène, elle appelle à la sauvegarde autant des semences natives que des savoirs ancestraux qui, eux, ont fait la preuve de leur durabilité. Au cœur de sa réflexion, la déconstruction du mythe selon lequel « les monocultures sont essentielles pour résoudre les problèmes de pénurie et qu’il n’y a pas d’autre option que de détruire la diversité pour augmenter la productivité ». Pour l’autrice, c’est plutôt l’inverse : « les monocultures sont, en réalité, une source de pénurie et de pauvreté, à la fois parce qu’elles détruisent la diversité et les alternatives, et aussi parce qu’elles détruisent le contrôle décentralisé sur les systèmes de production et de consommation ».

Le premier essai, qui donne son titre à l’ouvrage et a été rédigé pour le programme de l’université des Nations unies sur « Les systèmes de connaissances comme systèmes de pouvoir », explique qu’il s’agit d’abord d’un problème épistémologique. Pour Vandana Shiva, les monocultures « habitent d’abord l’esprit, puis sont transposées sur les sols ». Il s’agit bien entendu d’un enjeu de pouvoir, étayé par un discours de légitimation construit sur les arguments du progrès, de la croissance et de l’amélioration, alors que les faits font apparaître le « déclin des rendements et de la productivité » dans la durée. Révolution verte, révolution génétique, biotechnologies sont de même des enjeux politiques et de contrôle.

Dans « La biodiversité vue du Tiers-Monde », texte écrit en vue de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement dans le cadre de ses activités aux côtés du Third World Network, réseau œuvrant à une meilleure articulation des besoins et des droits des peuples des Suds, Vandana Shiva démontre que la biodiversité ne saurait être considérée comme une simple « matière première » qui acquerrait de la valeur grâce à la biotechnologie : cette approche est clairement, selon elle, le reflet d’une vision extractiviste et raciste, dénigrant « la nature et le travail des populations du tiers-monde comme étant sans valeur » et n’attribuant de valeur qu’aux « hommes blancs en blouse blanche ». Elle remet au contraire en avant les concepts de « valeur intrinsèque » et de « valeur d’usage » pour les premiers concernés.

Dans « Biotechnologies et environnement », rédigé dans les mêmes conditions que l’article précédent, Vandana Shiva alerte contre l’idée que la biotechnologie serait la solution miracle aux problèmes environnementaux. Elle émet l’hypothèse qu’elle n’en crée plus qu’elle n’en résout. Elle s’insurge également contre l’injustice créée par le fait de « traiter la biodiversité et ses produits comme un patrimoine libre et commun de l’humanité lorsqu’ils proviennent du tiers-monde, tout en traitant les produits de la même biodiversité comme une propriété privée brevetée lors qu’ils sont légèrement modifiés dans les laboratoires du Nord ».

Dans « La graine et le rouet », contribution à l’ouvrage Conservation of Biodiversity for Sustainable Development (Oslo, Scandinavian University Press, 1992), l’autrice revient sur la notion d’obsolescence. Loin d’être le fait de la biodiversité vivante, elle est bien au contraire la conséquence des « droits monopolistiques sur le contrôle de la biodiversité » inhérente à la monoculture. Les semences natives ont vocation à être l’outil de résistance pour maintenir un écosystème durable, mais aussi pour lutter contre la centralisation économique et politique.

Enfin dans « Évaluer la Convention sur la diversité biologique depuis les Suds », Vandana Shiva relève que ce texte, adopté en 1992 à l’initiative du Nord, vise en fait à « “mondialiser” le contrôle, la gestion et la propriété de la biodiversité », majoritairement située au Sud, et qu’il n’inclut pas la réglementation de la biotechnologie, en raison des pressions des Etats-Unis pour protéger les brevets. « Il est ironique qu’une convention pour la protection de la diversité ait été déformée en une convention pour l’exploiter ». Et l’autrice de détailler les graves conséquences de ce texte, qualifié par les commentateurs de « vol légalisé » pour « notre survie et notre civilisation ».

Cet essai, appuyé sur une forte argumentation scientifique, et étayé de nombreux schémas et chiffres, est une virulente remise en question d’une science instrumentalisée par la politique hégémonique de l’Occident. Au-delà de la réflexion technique, c’est un puissant réquisitoire philosophique, épistémologique et éthique, formulé avec éloquence pour défendre ce qui est aujourd’hui un enjeu majeur, non seulement pour l’environnement mais aussi pour l’humanité.

Kenza Sefrioui

Monocultures de l’esprit

Vandana Shiva, traduit de l’anglais (Inde) par Marin Schaffner

Wildproject, collection Le Monde qui vient 208 p., 20 €