Bachir Znagui
Journaliste et consultant de profession. Depuis 2012 il s'occupe également de la coordination éditoriale de la plateforme Economia.ma Il a occupé plusieurs postes durant sa carrière dont récemment le poste de Conseiller auprès du ministère de la culture (2007-2012). Dans le ...
Voir l'auteur ...Maroc: Le précaire statut juridique de l’information
Adoptée en juillet 2011 dans le giron des réformes issues de la vague printanière, l’actuelle Constitution marocaine a prévu, dans son article 27, que « les citoyennes et les citoyens ont le droit d’accéder à l’information détenue par l’administration publique, les institutions élues et les organismes investis d’une mission de service public ». Ce même article affirme que « le droit à l’information ne peut être limité que par la loi… ». Pourtant, dans les faits comme dans les lois, ce droit reste encore hypothétique. Quelques mois après l’arrivée du gouvernement d’Abdelilah Benkirane en janvier 2012, les concertations se sont engagées autour d’un projet de loi sur le droit d’accès à l’information ; elles semblent s’éterniser aujourd’hui1. Le projet, sous le regard vigilant de la communauté internationale, ne voit pas d’aboutissement. Et ses multiples exceptions dérangent tout le monde. L’organisation internationale, Article 19, a signalé la nécessité de revoir notamment le régime des exceptions qu’il comprend, jugé excessif, afin de se conformer aux normes internationales. « Toutes les exceptions doivent être soumises au test du préjudice grave et de l’intérêt public de sorte qu’un corps concerné ne peut refuser au requérant un accès à l’information que si le préjudice à l’intérêt protégé en vertu de l’exception l’emporte sur l’intérêt public à divulguer l’information », affirme cette Organisation.
Ce projet vient à la suite d’un texte entré en vigueur en 2007 et dont la portée juridique est également importante en matière d’information. Il s’agit de la Loi sur les Archives dont les origines se retrouvent dans les fameuses recommandations de l’Instance Équité et Réconciliation et qui a conduit à la mise en place d’une institution dénommée « Archives du Maroc » (la Loi n° 69-99).
Celle-ci donne au public le droit d’accéder aux archives dites définitives dans leur ensemble, conformément à son article 12, lequel stipule : « Les services d’Archives du Maroc et les autres services des archives publiques sont tenus de collecter, d’inventorier, de classer et de mettre à la disposition du public les archives définitives ».
À ce jour, Les Archives du Maroc sont une petite structure avec de faibles moyens, soumise à la tutelle d’un ministère des moins nantis du gouvernement (celui de la Culture). Il est politiquement révélateur de ne pas doter une institution des archives du Maroc des moyens budgétaires adéquats lui permettant d’accomplir sa mission. La collecte, la préservation et la diffusion des archives marocaines sont des missions de service public encore à concrétiser de la part de l’État marocain, elles ne semblent pas prioritaires et sont reportées à d’autres jours.
L’État garde le monopole en matière d’information
La prolifération des textes juridiques et réglementaires définissant les types d’informations et les structures de collecte est pourtant remarquable. Pas seulement au niveau du Haut Commissariat au Plan (HCP), mais de toutes les administrations publiques, allant de l’Intérieur aux Finances, l’Agriculture, la Santé … Par contre, on relève une absence ou une forte carence en matière de dispositions règlementaires, de dispositions statutaires ou de lois favorisant la diffusion de ces informations. Bien au contraire, beaucoup de dispositions restent vagues, ou placent les informations dans le cadre du secret (professionnel ou autre) s’opposant ainsi ouvertement à leur divulgation. La plus fameuse de ces dispositions reste celle du secret professionnel au niveau de la fonction publique (se référer à l’article 18 du statut de la Fonction publique).
Le récent procès relatif aux primes perçues par l’ex-ministre des Finances, Salaheddine Mezouar et le Trésorier général du Royaume, Noureddine Bensouda, est assez éloquent sur la nature des usages affectés à l’institution du secret dans le système marocain. Abdelmjid Alouiz et Mohamed Réda ont été poursuivis et condamnés sous l’accusation d’avoir communiqué des documents à la presse liés aux primes que les deux patrons des Finances publiques se sont versé mutuellement. (Deux mois avec sursis, assortis d’une amende de 2 000 dhs). Cette affaire pose aussi la question de la protection des personnes qui osent divulguer les informations sur les actes illégaux commis par leur hiérarchie (whistleblower2).
L’importance des outils déployés en matière de production et de collecte des informations suscite également aujourd’hui des interrogations majeures, non seulement sur leur finalité mais aussi sur leur qualité et leur degré d’autonomie à l’égard du pouvoir politique. Les informations des administrations sont chaque fois utilisées en effet pour préparer, étayer et plaider les choix de l’État, au lieu de servir d’intervenant autonome, pourvoyeur d’informations et de données au profit des institutions de la démocratie. On peut citer à ce propos la campagne déclenchée en 2008 sur la thèse de la classe moyenne au Maroc et le rôle joué par le HCP à l’époque. La perception de l’information comme pouvoir en soi et la propension à la manipuler sont des tentations permanentes dans l’exercice du pouvoir politique.
En tout état de cause, malgré l’initiative prise du temps du Premier ministre Abderrahman Youssoufi d’une loi faisant obligation aux administrations de motiver les décisions administratives défavorables aux usagers (2002)3, et en dépit des efforts balbutiants en matière de e-governement, la situation reste marquée par le manque flagrant de données et d’informations publiques, de politiques de divulgation en usage dans de nombreux pays4.
Un code liberticide de la presse
Une autre sempiternelle controverse au Maroc est relative au fameux Code de la Presse. Sur une vingtaine d’années, les professionnels des médias et les citoyens ont vécu d’interminables débats concernant la nécessité de le libéraliser. Aujourd’hui encore, un projet est à l’étude et, à en croire les responsables gouvernementaux, il devrait être présenté incessamment en Conseil de gouvernement et au Parlement.
En effet, l’actuelle Constitution marocaine prévoit aussi à travers trois articles très précis la liberté des médias : l’article 25 assure que « sont garanties les libertés de pensée, d’opinion et d’expression sous toutes leurs formes » ; l’article 26 impose à l’État d’apporter son soutien à l’exercice de ces libertés ; l’article 28 explique que « la liberté de la presse est garantie et ne peut être limitée par aucune forme de censure préalable ».
Ces formulations ne peuvent faire oublier que la délimitation actuelle reste restrictive tant dans le projet du Code en cours que dans la Loi sur les Archives. Par exemple, les archives dites de la société civile, les informations détenues par des opérateurs privés, les informations et documents des partis politiques ne sont pas concernés par la loi. Les archives militaires n’en font pas partie non plus, se trouvant légalement soustraites à une institution spécifique. À cela s’ajoute la persistance des fameuses « lignes rouges ». Ainsi, l’article 29 du Code de la Presse en vigueur stipule que « l’introduction au Maroc de journaux ou écrits périodiques ou non, imprimés en dehors du Maroc, pourra être interdite (…) lorsqu’ils portent atteinte à la religion islamique, au régime monarchique, à l’intégrité territoriale, au respect dû au Roi ou à l’ordre public ».
De ce fait, la production de l’information et sa circulation sont menacées de risques prévisibles et d’autres qui le sont moins. On peut citer à ce propos la Loi n°3-03 relative à la lutte contre le terrorisme qui continue de sévir malgré son énorme écart par rapport aux dispositions de la Constitution de 2011. C’est d’ailleurs le cas de nombreuses autres dispositions concernant les droits humains et les questions de gouvernance. Le fameux texte dit « antiterroriste » stipule dans son article 218-2 qu’« est puni d’un emprisonnement de 2 à 6 ans et d’une amende de 10 000 à 200 000 dirhams, quiconque fait l’apologie d’actes constituant des infractions de terrorisme, par les discours (…) ou par des écrits, des imprimés vendus, distribués ou mis en vente ou exposés dans les lieux ou réunions publics (…) par les différents moyens d’information audio-visuels et électroniques ». Ce texte a été encore récemment utilisé pour poursuivre et incarcérer le journaliste Ali Anouzla, le 17 septembre 2013.
Des contraintes ordinaires à la liberté de circulation des informations
La liberté de circulation des informations subit différentes contraintes au Maroc comme ailleurs. Le Maroc s’est doté d’une loi sur les données à caractère personnel (Dahir n°1-09-15). Le texte précise qu’il s’agit de « toute information, de quelque nature qu’elle soit et indépendamment de son support, y compris le son et l’image, concernant une personne physique identifiée ou identifiable ». L’information ainsi spécifiée se trouve protégée de l’intervention des médias et d’autres curieux même si les services de l’État bénéficient de larges dérogations pour y accéder et pour la traiter à l’insu des citoyens. Le but affiché est la protection du droit à la vie privée des personnes, même si cet argument a été parfois utilisé dans les procès engagés par des personnalités publiques contre des médias au Maroc. La législation en la matière au niveau international, notamment à l’échelle de l’Union européenne, estime que le statut de personnalité publique a des conséquences sur la vie privée. L’affaire touchant l’appartement parisien de Yasmina Baddou, ex-ministre de la Santé appartenant à l’Istiqlal, en fournit une illustration.
L’autre contrainte ordinaire a trait aux droits d’auteur dès que la nature de l’information ne relève plus du domaine du public. La Loi n°2-00 relative à la photographie et au droit à l’image est un cas classique dans ce domaine. Sur le principe juridique, il y a dans la pratique marocaine un premier problème spécifique, relatif à l’accès à l’espace public, le caméraman ou le photographe étant souvent empêché d’y accéder. Parfois, l’accès à certains espaces signifie la mise en danger de la sécurité de journalistes photographes, cameramen parce qu’ils sont souvent directement agressés par les forces de sécurité. En outre, la diffusion d’une image prise dans un espace public est soumise à l’autorisation des personnes qui y figurent. Les images ne doivent pas montrer des mineurs sans accord préalable de leurs parents. Enfin, les images de séances de tribunal, celles choquant la morale publique ou reflétant des atrocités, sont prohibées.
Par ailleurs, l’État marocain manque vraiment d’humour, puisqu’il n’admet pas l’usage de la caricature en tant que style de création et d’expression. La reproduction par des caricatures des images de personnalités publiques n’est pas admissible, constituant « une offense ». En janvier 2007, ces dispositions ont été utilisées contre Nichane, magazine arabophone de TelQuel (aujourd’hui disparu), qui a été interdit par le gouvernement marocain sous le motif d’avoir publié les blagues populaires les plus courantes à propos de l’islam. Fin 2009, Khaled Gueddar et Taoufik Bouachrine, respectivement caricaturiste et directeur du quotidien Akhbar Al Youm, ont été condamnés à une peine de quatre ans d’emprisonnement avec sursis pour avoir publié une caricature du prince Moulay Ismaïl, cousin du roi, lors de ses noces.
Et d’autres risques encore
D’autres limites contribuent à la confusion qui entoure l’accès à l’information et à sa diffusion. Depuis une quinzaine d’années, la publication de sondages effectués par des sphères publiques ou privées attiraient la fronde et les polémiques sur la place publique. Le ministère de l’Intérieur a eu coutume de commander des sondages auprès d’agences internationales à la veille de chaque consultation électorale, une disposition qui n’a jamais été communiquée à l’opinion publique et, à chaque fois, les résultats demeuraient secrets. En revanche, la diffusion de résultats de sondages réalisés par des intervenants hors de la sphère étatique ne cessait de déclencher des réactions des autorités. Le gouvernement de Driss Jettou avait préparé un projet de loi non abouti à ce sujet. Il reste encore aujourd’hui la proposition de loi sur les sondages d’opinion soumise au Parlement par le groupe Istiqlal − aujourd’hui dans l’opposition − exprimant le degré de frilosité du pouvoir et des élites politiques au Maroc. Cette tentation est en relation avec l’impact supposé des sondages sur l’opinion publique et l’espoir nourri d’en garder l’exclusivité, la maîtrise. On garde en mémoire la saisie des magazines TelQuel et Nichane le 1er août 2009, ainsi que le numéro du journal français Le Monde à la même date, pour la publication des résultats d’un sondage d’opinion réalisé conjointement par les deux publications.
Ce bref survol des contraintes et du statut de l’information au Maroc ne doit pas faire oublier que, dans cette configuration théorique des droits et des libertés liées à l’information, la suprématie du droit par l’exercice d’une justice indépendante et équitable est indispensable. Les relations entre la Justice et les pouvoirs politiques sont un facteur déterminant dans la situation marocaine. Elles ont besoin d’être radicalement revues pour donner teneur à une véritable approche juridique des droits à l’information.
- http://www.article19.org/resources.php/resource/37263/en/morocco:-second-draft-law-on-the-right-of-access-to-information
- L’alerte éthique est le geste accompli par un individu qui est témoin, dans son activité professionnelle, d’actes illicites et qui, par civisme, décide d’alerter les autorités ayant le pouvoir d’y mettre fin. Les Anglo-Saxons désignent ce geste par l’expression whistleblowing, ce qui signifie littéralement « donner un coup de sifflet », traduit par « dispositifs d’alerte professionnelle (Définition de Transparency international).
- Dahir n° 1-02-202 du 12 joumada I 1423 portant promulgation de la Loi n° 03-01 relative à l’obligation de la motivation des décisions administratives émanant des administrations publiques, des collectivités locales et des établissements publics (B.O du 15 août 2002).
- Le principe de la divulgation maximale repose sur la présomption, ne pouvant être levée que dans un nombre très limité de cas, selon laquelle toutes les informations détenues par des organismes publics sont réputées « divulgables ».