Les pays arabes, et le pouvoir illimité des chefs

Les pays arabes, et le pouvoir illimité des chefs

Votre dernier essai, Le sujet et le mamelouk –Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe, retrace la genèse de la sujétion dans le monde arabe. Vous ne parlez pas du 20ème et du 21ème siècles, mais votre analyse laisse croire qu’il y a constance et continuité dans ces histoires de servitude. S’agit-il d’un déterminisme historique ?

C’est une certaine insatisfaction ressentie après tous les travaux sur le Makhzen et ne rendant pas fondamentalement compte de la sujétion au Maroc, qui est à l’origine de ce travail.  Comprendre les mécanismes de domination, aller au fond des choses pour en saisir l’essence, voilà l’objectif. Il va de soi qu’il est question du présent avant tout, sinon il s’agirait d’une lecture historique sans intérêt. Car il y a une constante entre hier et aujourd’hui : la sujétion est toujours là. Et l’histoire est d’autant plus importante qu’une autre question se pose, liée à  l’islamisme et à son «projet social», où le passé pèse très lourd. Ce sont ces deux éléments conjugués qui m’ont ramené à la matrice, à la genèse. Ceci dit,  je suis arrivé à ce sujet sans même m’en rendre compte. C’est cette histoire du caïd Abdallah qui m’y a conduit, après des années de tâtonnement.

 

Voilà qui nous ramène à une autre question, planifiée plus loin. Dans Soldats, domestiques et concubines, vous dites modestement que vous ne pouvez tirer de votre analyse une théorie de l’esclavage, tant qu’elle n’est pas généralisée au monde arabe. Après Le sujet et le mamelouk, pensez-vous avoir développé cette théorie ? Et si oui, laquelle ?

Je crois que le fait d’avoir jusque-là perçu l’esclavage dans la même perspective que le modèle occidental, c’est-à-dire sous l’angle exclusif du système productif, a enfermé la réflexion dans la perspective étroite de l’esclavage domestique et a éliminé toute possibilité d’attribuer à cette institution une fonction importante et essentielle dans le monde arabe, particulièrement dans le système politique. Cet état des choses a profondément appauvri la pensée politique. Et voilà que le fait d’avoir laissé de côté l’esclavage productif s’est révélé fructueux. Parce qu’il y a quand même des choses… il est sûr que les pays arabes sont différents, il y a cependant une caractéristique commune aux monarchies comme aux républiques, c’est le pouvoir illimité du chef ; c’est la référence à l’islam quant à la légitimité du pouvoir. Ce sont des invariants.

 

Sommes-nous condamnés à l’autoritarisme ? Est-il véritablement une fatalité?

C’est le fait d’appliquer mécaniquement des recettes «démocratiques» empruntées à l’Occident qui est à l’origine de telles croyances qu’on pourrait qualifier de grossières bêtises. On n’était pas du tout dans une logique d’évolution européenne et on ne peut en conséquence créer aussi facilement de toutes pièces des institutions qui sont le fruit de plusieurs siècles d’évolution ailleurs. Aussi, nous faut-il comprendre les fondements de l’autoritarisme chez nous, afin d’y voir clair et de penser l’avenir de façon lucide.

 

Vous écrivez dans l’un de vos articles que «la réponse primordiale à l’ensemble des questions actuellement en jeu – de la stratégie de développement, aux différents aspects liés aux modalités d’exercice du pouvoir et aux droits de l’homme… est étroitement conditionnée par le traitement réservé au problème culturel au sens large». Faut-il lire que la citoyenneté ne s’acquiert pas mais se mérite, une fois que les conditions culturelles sont réunies ?

À mon sens, c’est essentiel. Il n’y a pas eu une révolution philosophique en Europe pour rien, il n’y a pas eu une révolution culturelle en Chine pour rien. Sans cela, les sociétés ne changent pas et surtout ne prennent pas conscience de leur changement. Mais quand je dis «culture», il faut qu’on s’entende bien. Pour moi, la culture au Maroc relève de l’infrastructure. Durant tous les siècles de ce qu’on appelle la formation du nationalisme marocain ou de la nation marocaine, la culture a été déterminante. Ce ne sont pas des pôles industriels et des pôles économiques qui ont structuré l’espace national, ce sont des pôles religieux. La culture fondamentalement religieuse a structuré l’espace. Malgré tous les débordements économiques contemporains, nous ne sommes pas définitivement sortis de ce modèle. Les problèmes viennent justement de là: l’économie a changé, la société aussi, mais la culture reste, dans ses profondeurs, inchangée, malgré l’usure dont elle fait l’objet. Je veux dire la culture en tant que représentation du monde. Or, c’est ce qui détermine toutes les réponses de notre société, de notre Etat. Jusqu’au début du 20ème siècle, tout a été déterminé par des réponses culturelles, sans qu’il y ait de rupture à ce niveau.

 

En quoi consisteraient ces ruptures «culturelles» ?

Elles nous permettraient justement d’échapper à cette prééminence du religieux, à ne pas nous y engluer encore plus, ce qui serait faire le jeu des islamistes et un signe de l’absence de projet social réellement moderniste. Alors que la question est de passer d’un paradigme à l’autre, celui de la modernité, de la raison scientifique.

 

 Il y a quelques années, nous écoutions tous l’adhan (l’appel à la prière) sur la radio de la RTM. Aujourd’hui, alors qu’il existe de très nombreuses chaînes, il est exclusivement disponible sur la chaîne Mohammed VI pour le Coran. Est-ce qu’il n’y a pas quand même (comme une étude de Tozy, El Ayadi et Rachik le montre quelque part),  une certaine sécularisation en marche. Cette usure dont vous parlez, est-ce que vous ne la sous-estimez pas un peu ?

J’ai écrit quelque part que nous sommes au seuil de la rupture culturelle, ce qui veut dire que la culture dominante n’est plus en mesure de contenir parfaitement, sans problèmes, les changements intervenus dans notre société. Le problème est qu’on ne franchit pas le seuil et qu’on ne pense même pas à l’éventualité de le franchir. Les conditions n’y sont pas encore propices. Il faut d’abord que l’économique joue pleinement son rôle. En Europe, l’économie a déferlé, tel un torrent qui a tout brisé sur son passage. Ici, elle est encore anémique, elle n’atteint pas ce seuil qui fait éclater les barrières. Parce que les campagnes ont toujours été très faibles, ce sont les villes qui, à un certain moment, ont été des centres, mais animés par le commerce, non par la production, ce qui est la première condition. La deuxième, c’est le culturel. Aujourd’hui je veux bien qu’on me montre qui, dans ce pays, a un projet culturel clair qui pose le problème, qui pose les liens entre les différentes instances. Personne n’ose affronter la religion…

Et puis regardez les campagnes, même aujourd’hui ! Quel contraste avec la ville ! L’emprise de celle-ci sur les campagnes est encore faible : c’est un héritage historique et l’une des causes du sous-développement du Maroc. 

 

Vous écrivez dans Expansion européenne et changement social au Maroc (16ème-19ème siècles) que l’économique «est une source de souci pour le pouvoir. Jugé subversif, il est bridé et contenu. Un système de verrous est mis en place pour le contrôler». Pensez-vous que le système politique marocain ne puisse réellement favoriser un libéralisme économique ? Autrement dit, l’Etat marocain, qui a un soubassement religieux, a-t-il lui-même peur du torrent ?

J’ai en tête une citation du Prophète qui s’inscrit dans ce cadre : «ettabban li dhahabi wa alfidda» (lit. malédiction sur l’or et l’argent). C’est très profond : en fait, c’est tout simplement l’effet de désagrégation des structures, des rapports personnels de façon générale. Et c’est exactement ce qui se passe jusqu’à la fin du 19ème siècle. Pourquoi l’Etat marocain ferme-t-il les portes et tient-il toujours à contrôler les circuits de passage et de circulation des marchandises ? Pourquoi centralise-t-il les relations avec l’étranger ? Et à l’intérieur, pourquoi contrôle-t-il les différents centres marchands ? C’est tout simplement parce qu’il sait que ce sont pratiquement des sources de subversion contre lui. Aujourd’hui, avec la mondialisation, c’est très difficile, mais il contrôle quand même. D’abord par la maîtrise du processus de décision dans l’administration, qui est essentiel aux entreprises, ensuite par le contrôle de pôles économiques puissants, et enfin, par la distribution de richesse et de légitimité à ceux qui en sont déjà pourvus.

 

En tant qu’économiste, pensez-vous, comme Weber, que c’est la réforme économique qui entraînera le besoin de réforme religieuse ?

Pour moi, c’est central. J’ai beaucoup travaillé sur le Moyen Age et je suis fasciné par la force avec laquelle l’économie a desserré les rapports sociaux. Et c’est vraiment l’agriculture qui a relâché tous les étaux et préparé de loin la faillite de l’Eglise et l’économie dans l’agriculture ! L’Etat européen moderne est né sur ce terreau-là. Le jour où, chez nous, l’économie fonctionnera à plein régime, elle fera sauter les verrous… On peut voir dans des choses très simples, par exemple dans les rapports familiaux, comment l’économie vient à bout des comportements et des rapports. Le fils ou la fille  qui émigre, se marie à l’étranger… tous les  blocages religieux sautent, malgré le respect de façade.  Economie oblige. 

 

Et là encore, vous pensez qu’on n’est «pas en mesure de», ou pensez-vous qu’il y ait un mouvement latent en train d’agir ?

La croissance économique reste faible et irrégulière, elle n’est pas suffisante pour  accélérer le changement. Nous ne sommes plus au stade de séculariser par morceaux, entre nous, dans le secret de la pratique quotidienne. Nous devons passer au stade de la rupture réfléchie et explicite. Notre discours dans les années soixante-dix, très radical en apparence, ne prenait pas en compte ces lenteurs, le poids des structures… Il l’a payé cher.

 

Dans Islam et esclavage, Malek Chebel conclut que L’islam «dit l’inverse de ce que les musulmans pratiquent, et c’est une énigme en soi. La duplicité humaine qui consiste à transformer un message d’émancipation en goulag humain fait partie intégrante de ce paradoxe». Votre livre vient à un moment où l’on accable les fondamentaux de l’islam de biais produits par l’histoire des musulmans. Pensez-vous que l’autocratie ait une origine textuelle ou contextuelle ?

Pour moi, l’islam n’a pas tout bouleversé. Sur certains plans, il y a non seulement continuité mais même retour en arrière, comme sur la question de la liberté. Le monde arabe était une société tribale  au moment de la naissance de l’islam. Et de l’islam, dans une telle société, est né un Etat, ce qui est déjà révolutionnaire. Mais comment mettre en place une structure autoritaire aussi impressionnante dans ces conditions? Le seul lien d’autorité efficace et existant à l’époque était l’esclavage. Alors, il fallait s’appuyer dessus. Mais dire que l’islam a posé les bases de la libération des esclaves et que les sociétés n’ont pas suivi est une erreur provenant d’une méconnaissance des textes.

Dans mon livre, la nouveauté consiste dans une autre lecture des textes, moins conditionnée par les représentations. Voyez : Al-mouharrar (l’affranchi) n’est pas le horr (l’homme libre) ; il s’agit de deux statuts différents, on est loin de l’abolition de l’esclavage…  

 

Vous écrivez dans l’Amitié du prince que le pouvoir «est friand de servitude». C’est la «société de cour» qui produit les mécanismes de servitude ou bien le réflexe de «servitude volontaire» qui l’alimente ?

La servitude volontaire est commune et l’on peut s’en rendre compte de nos jours, même dans les régimes modernes occidentaux, en observant les cercles du pouvoir. Dans la cité arabe, ce phénomène existe évidemment. C’est tout à fait clair. Pour ma part, j’ai voulu insister sur les mécanismes de servitude contrainte, c’est-à-dire la mainmise du pouvoir sur des richesses limitées, notamment l’eau, les terres fertiles, le commerce. Tout cela fonctionne sur la base de la servitude, et il n’y a pas, en dehors d’elle, d’autres modalités pour accéder à la société de cour et d’approcher le roi. Nous sommes en présence d’un autre système social, différent de l’européen.

 

Vous avez toujours été personnellement au seuil de l’espace qui tourne autour du pouvoir. En quoi cette position vous a-t-elle ou pas aidé dans la compréhension de la servitude ?

Le rapport d’autorité est fascinant. Il ne faut pas se faire d’illusions. Même des observateurs européens sont fascinés par le Palais et ses alentours, par ses éclipses et ses apparitions. Observer de près ce rapport en mouvement est certes une chance qui aide à mieux formuler ces questions, à mieux se rendre compte de la complexité du lien d’autorité et de ses mystères. C’est intéressant au  niveau de la psychologie de la servitude.

 

Pour le scientifique et l’essayiste qui travaille sur des éléments comme ceux-là, quel type d’empathie (ou non) cela crée-t-il ? Et quelle distance faut-il observer ?

Le hasard fait beaucoup de choses dans la vie. Pour moi, il faut lui rendre grâce. Je ne crois pas qu’il y ait une attitude claire, tranchée et définitivement figée. C’est rare dans l’histoire: il n’y a que les saints ou les gens privilégiés destinés à une mission qui relèvent d’un tel état. Pour la plupart, le basculement d’un côté ou de l’autre peut intervenir à n’importe quel moment, parce que le pouvoir fascine toujours, pas seulement comme objet de recherche, mais plus encore par son pouvoir d’hypnose. 

 

Vous êtes un passionné du 19ème siècle, pensez-vous comme Abdallah Laroui que (presque) tout a été déterminé par ce siècle-là ? Est-ce de la distance académique ou de la prudence politique ?

Non, je ne le pense pas. Je pense en revanche que la fin du Moyen Age, le 16ème siècle en particulier, a été déterminant pour la formation de la société. L’Etat chérifien est né durant cette période, le chérifisme n’est pas né au 19ème siècle. A mon avis, ces siècles qu’on a négligés sont absolument fondamentaux… A ce sujet, le livre récent de Rosenberger sur le 16ème siècle1 comme celui de Mohamed Kably sont très importants. Cependant la transition vers le capitalisme moderne a été entamée au 19ème siècle et, sur ce plan, Abdallah Laroui a raison.

 

Ce retour au passé importe pour vous, parce qu’il permet d’éclairer le présent. Mais est-ce que ce sont les mêmes structures qui continuent ? Quelle relativité faut-il avoir par rapport au présent ?

Revenir au passé est important pour mieux comprendre. Par exemple pour lire les mécanismes autoritaires, pour lire la nature de l’Etat etc, il faut revenir au passé pour mieux comprendre. Évidemment, les choses ont structurellement beaucoup changé. C’est tout à fait clair, nous ne sommes plus dans une société tribale, nous n’avons plus des économies archaïques, même si l’agriculture reste faible, les gens ne sont plus aussi ignorants… Mais le mécanisme du pouvoir, quant à lui, est resté le même dans son essence.

Vous évoquez dans vos écrits plusieurs types de résistance à la modernité. Par ailleurs, vous affirmez, en concluant votre premier livre sur l’esclavage (Soldats, domestiques et concubines), que ce phénomène finira par disparaître. Ces résistances à la modernité disparaîtront-elles aussi par la force des choses ou bien nécessitent-elles une intervention du politique ?

Je ne crois pas qu’un changement social radical puisse s’opérer comme ça, sans frottement, sans vision d’avenir, sans initiative et projet social. Or, notre société est encore captive d’anciennes représentations du monde, ce n’est pas simplement un problème politique. Il y a nécessité d’une révolution culturelle. Et quand je dis révolution culturelle, c’est avec tout son contenu, parce que la notion suppose une économie autrement gérée, autrement expansive… Ce qui veut dire rompre avec les représentations surannées et archaïques du monde, œuvrer pour une société qui maîtrise son évolution et mettre ainsi en place les bases d’une vraie citoyenneté, tout cela de façon explicite et sans que ce soit encore enrobé dans un tissu de considérations religieuses. Autrement dit, des décrets d’un Etat moderne et non des fatwas. Un exemple parmi tant d’autres : l’égalité de la femme et de l’homme, sur tous les plans, et notamment et particulièrement sur celui de l’héritage.

Votre étude lexicale des termes en rapport avec le pouvoir présente le monde arabe comme une catégorie en soi. Le monde arabe est-il culturellement homogène ?

Bien sûr que non, c’est clair !  Mais là, je donne des éléments, des pistes. Après, il faut faire des comparaisons pour arriver à des choses beaucoup plus approfondies, plus affinées, mieux construites. Cela dit, il est quand même étrange que l’étude du lexique arabe permette d’expliquer bien des choses au Maghreb !  Il est important de noter que des agissements « locaux » (esclavage, sujétion, soumission, etc.) trouvent leur explication dans un passé lointain et dans les replis de la langue arabe. 

Votre approche lexicale semble être inspirée par la philologie, qu’en est-il réellement ? Et en quoi cette méthode est-elle fructueuse ?

Fructueuse elle l’est, assurément ! Et pour cause : les sources classiques investies traditionnellement par la recherche historique se taisent sur bien des aspects. Alors j’ai préféré, pour ouvrir des pistes nouvelles, adopter une démarche autre, qui consiste à questionner les mots et à les faire parler. Et ils ont une prodigieuse mémoire, comme vous voyez.

On a l’impression que vous êtes un éternel autodidacte.

Oui. Parce que je n’ai pas de formation philosophique, je n’ai pas de formation à proprement parler historique. Mais en même temps cette posture d’autodidacte libère. Elle ne castre pas et incite à l’aventure, aux tâtonnements qui peuvent se révéler très productifs. 

Donc pour vous, les cadres théoriques sont des carcans qui nous empêchent d’avancer…

A un certain moment, sur un certain plan, quand la réflexion est bloquée, quand elle n’avance plus. C’est le cas de la recherche sur le Makhzen. Alors, il faut poser de nouvelles questions, réfléchir sur la démarche à suivre, c’est essentiel.

 

Est-ce votre compagnonnage avec Paul Pascon qui a été à l’origine de cette démarche du «flair» ?

Oui, de toute façon, tout vient de cette aventure avec lui. Et cela a déjà commencé par exemple dans La correspondance politique. Il fallait lire de grandes sommes, tel  le Maassoul de Moukhtar Soussi. C’est pourquoi je pense que les choses ont commencé avec Paul et grâce à lui. C’est un vrai maître qui vous porte au-delà de ce que vous êtes.     

 

Vous êtes, donc, l’un des disciples/compagnons de Paul Pascon. Vous avez été de l’expérience de Lamalif. Pensez-vous que le croisement du politique et du culturel, possible à l’époque, ne puisse plus se reproduire ?

L’université ne me semble plus aussi productive qu’elle l’était dans les années soixante-dix. On raconte beaucoup de mensonges sur le nombre de publications, sur la richesse culturelle, c’est tout à fait faux. Aujourd’hui, nous sommes dans la logique d’une évolution qui a vu disparaître le Bulletin économique et social, de Lamalif, et ce n’est pas uniquement à cause du ministère de l’Intérieur. C’est vraiment une évolution beaucoup plus grave, parce que si c’était uniquement Basri qui avait interdit, cela pourrait reprendre. Regardez Hespéris, qui paraît au compte-gouttes. C’est le signe d’une grave crise de la pensée chez nous. Voyez combien le politique est pauvre à ce niveau, ce qui est une des conséquences de la morosité régnant dans les universités. Le champ scientifique doit être refondu, restructuré, afin que la recherche puisse reprendre sérieusement et sur des bases nationales. Regardez-la aujourd’hui: elle est l’œuvre d’individus, reliés la plupart du temps à des structures non nationales. Les mécanismes d’incitation n’existent plus au niveau national. Ce n’est pas pour rien que l’université a perdu son rôle politique d’avant-garde progressiste et que les islamistes l’ont investie aujourd’hui. Elle a perdu en même temps son rôle de formation et d’espace de recherche.

 

Il y a une littérature libérale abondante écrite en arabe. Mais parce qu’elle a été cataloguée de gauche, elle est aujourd’hui oubliée. Vous inscrivez-vous dans la même lignée ?

C’est un cheminement  de longue haleine. Et ce n’est pas le travail d’un ou deux chercheurs. Il y a bien longtemps que des chercheurs ont parlé de lecture rationnelle du Coran…, mais on doit aller un peu plus loin et secouer les idées reçues un peu plus fort.   

 

Ça veut dire déconstruire la matrice culturelle ?

Remettre en question les origines, penser l’impensé, désacraliser les hommes et les textes fondateurs. S’en prendre au «quartier général», en un mot.

Sur cette question, deux noms, Laroui et Jabri : pour aller vers la modernité, l’un prône une relecture de l’intérieur, l’autre de l’extérieur. Vous semblez opter pour la voie de l’intérieur. Pourquoi ?

C’est une déformation d’économiste. La force des néo-radicaux a été d’être d’excellents connaisseurs de l’économie néoclassique, de prendre ses hypothèses et de les critiquer. Donc, c’est une critique interne qui déconstruit tout. Je pense que c’est vraiment ce qu’on doit faire. Parce que la question n’est pas de dire : «C’est vrai ou c’est faux !» Là n’est pas la question… Mais il y a lecture de l’intérieur et lecture de l’intérieur. La mienne est d’un certain côté extérieure, c’est-à-dire qu’elle ne s’empêtre à aucun moment dans le discours dominant. 

Dans un beau texte, Autant en emporte le vent, vous décrivez l’agitation du vent et évoquez Essaouira comme une sorte de «germe de dissidence créatrice». D’après vous, où se situent les lieux de cette dissidence créatrice ?

Essaouira, pour moi, c’est le mouvement hippie et c’est le vent dans le sens de la liberté et du refus du conformisme. C’est cette plage immense qui semble ouvrir tant de perspectives de liberté. Je me situe d’emblée, non pas dans la cité de la jet-set, mais dans celle, plus souterraine, des marginaux. Le mot est lâché, j’adore les marges créatrices. J’ai un ami qui est le guide parfait dans cet espace, c’est le peintre Houssein Miloudi. Il détient les secrets des lieux.

 

Vous êtes un mélomane. Dans vos écrits, on sent un rapport très particulier au rythme et au silence. Comment définissez-vous le lien entre la musique et l’écriture ?

Je ne travaille jamais sans la musique. Et curieusement, je pense que l’école coranique n’a pas été sans effet à ce niveau. Parce que l’école coranique, c’est d’abord le rythme. J’écoute beaucoup le Coran, et il y a des lectures (tartil) qui sont absolument fantastiques. Le prophète Mohammed avait une conscience aiguë de l’importance du chant et recommandait de chanter le texte sacré. Le chant a été fondamental pour séduire et convaincre les croyants. L’amour de la musique me vient sans doute de loin, même si je n’organise pas de festival soufi. J’aime la musique, un point, c’est tout.