Le(s) féminisme(s) de Fatéma Mernissi

Le(s) féminisme(s) de Fatéma Mernissi

 

Article développé par l’auteure, Nouzha Guessous, à partir de la présentation orale qu’elle a  faite à la 6ème édition du Festival Méditérranéen des  Ecrits de Femmes organisé par l’association Le Féminin Pluriel à Rabat (Maroc), les 28 et 29 avril 2016  (en cours de publication dans les actes du colloque).


De quoi s'agit-il?  

En intégrant une vision sociologique contemporaine et une vision historique des rapports entre les femmes et les hommes dans les sociétés musulmanes, Fatéma Mernissi a laissé une œuvre riche, tant académique que de terrain, analysant les rapports de genre aussi bien dans la sphère privée que publique en intégrant les volets économiques, politiques, socio-juridiques, culturels et environnementaux; ainsi que leur évolution dans le temps. 

S’il est incontestable que tous les écrits et travaux de F. Mernissi s’inscrivent dans une approche féministe, comment peut-on qualifier ce dernier ? Peut-on dire qu’il y a une linéarité dans sa pensée eu égard à son approche et à son analyse des rapports entre les femmes et les hommes dans la vie privée et publique dans la société marocaine et dans le monde musulman?

Pour réfléchir à ces questions, on mettra en exergue le passage progressif d’une approche que l’on peut qualifier de féminisme « laïque » à une approche théologico-idéologique par un travail de relecture et de réinterprétation des textes religieux de l’Islam. Enfin, on verra que dans un troisième temps, F. Mernissi a favorisé des recherches/actions par une approche économique et politique de terrain croisant les problématiques de genre et de classe sociale. Au final, on soulèvera quelques hypothèses concernant cette évolution en la replaçant dans le contexte national marocain et international.

Les rêves des femmes face aux hududs

On ne peut parler de l’œuvre de F. Mernissi sans revenir au roman Rêves de femmes[1] publié en 1994, qui est une véritable fresque historiographique. Dans ce livre, il y a une superposition de personnages (femmes, hommes et enfants), de lieux (intérieur/extérieur, espaces privés et communs, étages et terrasse) et de temps (jour et nuit) qui progressivement va immerger le lecteur au cœur du harem d’une famille traditionnelle de notables de Fès des années 40 du siècle dernier. Avec une écriture mixant arabe et français, la  vie quotidienne des femmes y est déroulée sous le regard et les interrogations de deux enfants (une fille et un garçon), face aux intrigues  et subterfuges dont elles doivent user pour braver les hududs et interdits dressés devant elles en tant que femmes[2].  On y vibre avec des femmes de statuts et de personnalités multiples. Les ainées y ont l’autorité de faire respecter l’ordre patriarcal par les femmes du harem. Les femmes divorcées ou veuves y sont confinées dans leurs douleurs, leurs blessures et leur révolte. Et les femmes plus jeunes y sont considérées comme subversives par les aînées gardiennes du temple ; parce qu’elles sont dans la contestation et le désir de transgression des règles du harem. Tout cela est décliné en un panel de nuances et d’ambivalences entre les complicités et les conflits entre ces femmes.

Trois éléments importants se dégagent de cette fresque, et seront retrouvés dans les thèmes de recherche de F. Mernissi :

  1.  Le pouvoir des femmes y est mis en exergue malgré leur mise sous la tutelle et l’autorité des hommes ; et malgré leur enfermement entre les murs du harem et de l’analphabétisme.
  2. Ce pouvoir est dépendant de l’habilité des femmes à maîtriser et à utiliser des stratégies et techniques de contournement  pour transgresser les hudud fixés par les hommes, sans rentrer en confrontation directe avec eux.  La sexualité et le corps  des femmes est un lieu du pouvoir des hommes sur les femmes. Néanmoins,  ce même corps cajolé est un des outils de pouvoir des femmes sur les hommes ;  les enfermant ainsi dans la triade «Femme, beauté et  séduction » [3] . C’est ainsi qu’avec une scénographie théâtrale remarquable, F. Mernissi a pu décrire et faire s’exprimer les femmes de son harem sur des questions et sujets tabous, notamment la sexualité ; qui sont traditionnellement interdits de parole surtout aux femmes.  Dans Rêves de femmes l’usage de l’humour, des subtilités, de la ruse et des énigmes, parvient par un jeu de voilement/dévoilement  à nuancer la face dominatrice des hommes sur les femmes dans le harem, pour faire et/ou laisser une place à la séduction et à l’amour. Ce n’est pas pour rien que F.Mernissi a été qualifiée de « Schéhérazade marocaine ». Cet art d’adoucir, voire d’enjoliver des injustices à l’encontre des femmes peut interpeller en ce sens qu’il peut être jugé incompatible avec le féminisme et la philosophie  des droits humains. On conçoit dès lors que l’on puisse lire ce roman dans un basculement entre l’amusement, voire l’émerveillement et l’agacement.
  3. Toutes les discriminations qui sont déclinées et scénarisées comme des hudud/ frontières interdites aux femmes dans Rêves de femmes ont fait l’objet de recherches et publications académiques de F. Mernissi.

Les trois temps de la pensée et de l’action de F. Mernissi

Les travaux académiques de F. Mernissi ont analysé la situation contemporaine des femmes musulmanes qu’elle a catégorisées comme « traditionnelles » ou « modernes »  selon qu’elles sont matériellement dépendantes ou autonomes, notamment dans l’essai Sexe, idéologie, islam[4]. Tout en  soulignant l’impact des traditions et de la culture avec ses croyances et pratiques d’essence plus ou moins religieuse sur la ségrégation des femmes dans les sociétés musulmanes, elle a relativisé l’importance de l’idéologie pour pointer du doigt la déségrégation des femmes par l’accès à l’école et au marché de l’emploi[5]. C’est ce qu’elle a développé dans Chahrazad n’est pas marocaine[6], en affirmant que les femmes musulmanes sont enfermées dans un double harem : le harem physique « visible » qui les empêche d’accéder à l’espace public ;  et le harem « invisible » de l’analphabétisme qui les empêche d’accéder à l’éducation, au savoir et au travail salarié.

À partir d’une lecture transversale préliminaire de l’œuvre de F. Mernissi, on peut dégager  trois périodes chronologiques et avancer quelques pistes de réflexion et de recherche sur l’évolution dans le temps de sa pensée et de son action concernant les femmes et le féminin/masculin au Maroc et dans les sociétés musulmanes en général.

Les travaux de la 1ère période allant de 1973 à 1985

Ils se distinguent par leur audace que l’on peut qualifier de « révolutionnaire ». Par leur approche laïque, Mernissi visait à déconstruire les arguments historiquement utilisés pour justifier et maintenir la ségrégation des femmes  au nom de l’islam. L’analyse et les conclusions sans tabou ni autocensure peuvent être et ont été considérées comme subversives en ce qu’elles contestent l’ordre culturel musulman et la pensée religieuse orthodoxe.

Le livre La femme dans l’inconscient musulman[7] que F. Mernissi a publié en 1982 sous le pseudonyme de Fatna Ait Sabbah en est un prototype parlant.   Elle y a osé franchir un premier hudud historique majeur : celui de l’exclusivité historique masculine du travail d’exégèse coranique. C’est ce qu’elle affirme dès l’introduction : « Écrire ce livre, c’est m’adonner à un plaisir que j’ai découvert quand j’étais enfant et que je réclame en tant qu’adulte pour me défendre contre l’oppression et la bêtise : réarranger les éléments que l’ordre adulte me donne dans un assemblage précis, dans un autre découpage qui m’arrange plus»[8].

Le deuxième ‘hudud’ majeur qu’elle y a bravé est celui de parler du sexuel dans ses relations à l’ordre culturel musulman donc au religieux ; ce qu’elle traduit en questionnant  « les  rapports que la politique et le sexuel entretiennent entre eux dans notre société musulmane  »[9].  Pour cela,  elle a décortiqué de manière quasi-frontale et sans concession  non seulement les écrits des Oulémas et Imams notoires tels Al-Ghazali, mais aussi les versets coraniques qu’elle a jugés discriminatoires, ce qui était très audacieux, pour ne pas dire risqué. Partant de versets coraniques, elle relève que, s’agissant des actes de cultes, «  la femme est mentionnée directement dans le discours (coranique) qui s’adresse à elle nommément, (…) hommes et femmes sont situés à égalité devant Dieu »[10]. À l’inverse, s’agissant des lois religieuses qui régissent l’organisation et la gestion de la société musulmane, les femmes disparaissent du discours  coranique. « L’être divin s’adresse à celui qui a le pouvoir sur la femme… l’homme en l’occurrence (…) Les hommes et les femmes n’ont pas un rapport symétrique envers l’être divin (…)  On ne leur parle pas, on parle d’elles »[11]. On est donc dans cette 1ère édition face à une argumentation qui montre clairement l’Islam comme une religion inégalitaire en partant de sa source incontestable qu’est le Coran. On verra plus loin que les éditions suivantes ont été plus nuancées à ce sujet.

Les inégalités et la hiérarchie entre les hommes et les femmes dans les sociétés musulmanes sont par ailleurs analysées dans toutes les éditions de ce livre comme la conséquence du « discours sacré comme générateur du pouvoir masculin »[12]. Il s’agit de « décoder les messages que l’ordre culturel musulman a tatoués sur le corps féminin à travers deux discours : le discours érotique d’une part et le discours jurisprudentiel d’autre part »[13]. Dans le discours jurisprudentiel orthodoxe, « discours de l’ordre et de la civilisation »[14] qui se prévaut  du pouvoir et de la légalité puisée dans le Coran, « le Dieu musulman va encourager son croyant (…)  à s’adonner sans retenue aucune à cette sexualité fétiche et fétichisante. L’expression la plus parfaite de ce phénomène est le célèbre verset  de la sourate “la vache” où le vagin féminin est identifié à un champs et le pénis à un instrument de labour »[15]. Le discours érotique quant à lui s’adresse à l’imaginaire du croyant  en invoquant un passé très récent pour l’Orient musulman où « la naissance d’Allah, Dieu mâle, s’accomplit dans une rage iconoclastique dans le temple de la Kaaba où les idoles qui résistèrent le plus à la destruction furent celles des déesses Al-Lat, Al-Uzza et Manat »[16]. Dans ce discours «  du désordre et de la subversion»[17], la femme est décrite comme « omnisexuelle : une crevasse-ventouse … C’est une femme corps, exclusivement physique. Ses autres dimensions… psychiques, économiques et génitrices sont non pas réduites ou marginalisées, mais inexistantes »[18]. Et si son intelligence est reconnue dans tous les discours, elle est considérée comme dévastatrice. Citant en référence le verset 28 de la sourate XII, Fatna Ait Sabbah ajoute que  « Cette intelligence destructrice, a un nom particulier que le Coran lui-même a enraciné à jamais dans le collectif de la mémoire sacrée : le Kayd qui est une forme particulière de l’intelligence humaine…féminine et vouée à la destruction calculée froide et permanente du système »[19]. Elle conclut en soulignant l’importance de ce « concept clé établi par les sources majeures qui structurent et nourrissent l’ordre musulman : le Coran et les Imams orthodoxes… »[20].

De ces constats dérive sa thèse sur l’amour, le désir et la sexualité dans l’islam explicitée dans l’édition de 1986 de La femme dans l’inconscient musulman reprise deux ans après dans L’Amour dans les pays musulmans. Elle qualifie l’opposition entre civilisation et désir de conflit fondamental de la civilisation musulmane. Ainsi, l’islam, religion de la raison, intègre le sexuel en le décapitant de sa dimension désirante.   Il n’oppose donc pas la  civilisation et la sexualité car  cette dernière « n’est pas globalement affirmée comme contraire à l’ordre ; mais sa composante humaine la plus incontrôlable, le désir, comme source et substance de l’illicite »[21]-[22]. Dans la 1ère édition de La femme dans l’inconscient musulman, elle cite à l’appui  Al Imam Ibn Qayyim  Al Jawzia qui dans son célèbre livre Rawdate al-Muhibbine attribue au prophète la qualification de la lutte contre le désir comme étant le  « grand jihad » ; par opposition au « petit jihad » pour qualifier la lutte contre les ennemis de l’Islam[23].

Au final, il faut reconnaître que le style, le contenu et les conclusions de La femme dans l’inconscient musulman,  étaient   radicaux,  surtout dans sa 1ère édition ;  ce qui  a certainement pesé dans la décision de publier ce livre sous un pseudonyme sa vie durant. Ce n’est qu’un an après son décès qu’il a été réédité au Maroc sous le nom de F.Mernissi[24]. Lors des rééditions de 1986 et de 2010, des révisions  parfois significatives ont été apportées ;  sans être accompagnées d’une note explicative, ce qui mériterait un travail comparatif et analytique minutieux.  Quelques exemples seront soulignés et discutés dans cet article pour esquisser quelques hypothèses préliminaires sur l’évolution de la pensée de F. Mernissi.

La deuxième période s’est profilée à partir de 1985.

La publication de Sexe, idéologie, Islam[25] pourrait marquer un tournant dans  les écrits et peut-être la pensée de F. Mernissi. Ecrit entre 1970 et 1973 et publié au Maroc en 1985, il est présenté dans sa préface comme étant une  version française d’une partie de sa thèse publiée en anglais sous le titre de Beyond the Veil[26]. L’essai  Sexe, idéologie, Islam se singularise en ce sens qu’il  initie un discours  dirigé vers l’Occident pour critiquer et relativiser leur lecture de l’Islam et en particulier de la situation des femmes musulmanes. Abordant la question de la ségrégation des femmes dans son aspect d’exclusion de l’espace public,  elle écrit : « La ségrégation des femmes, que les Occidentaux ont tendance à considérer comme une source d’oppression, est ressentie par de nombreuses femmes comme un objet de fierté» [27](sic !), citant en note de bas de page la même constatation de Germaine Tillon dans Le harem et les cousins.

Dans Sultanes Oubliées, femmes chefs d’état en islam, elle s’est attelée à re-dérouler la scène de l’histoire  afin  de réveiller les musulmans de leur amnésie collective. Pour  déconstruire « l’idée même qui a conduit les femmes à croire qu’il faut être exceptionnelle pour être l’égale de l’homme et avoir droit à ses privilèges », elle a voulu montrer que celles qui ont  eu accès au trône des musulmans n’étaient pas les superwomen comme dans les séries américaines ; et « qu’une femme n’a pas besoin, ni hier ni de nos jours, d’être parfaite, superbe et merveilleuse pour jouir de ses droits »[28].

 À partir des années 90, elle s’est souvent adressée à l’Occident pour déconstruire l’image que ce dernier se fait de l’Islam et des musulmans[29].

Ainsi, comme l’écrit  Natalie Galesne, Mernissi « est devenue la vraie passeuse de frontières que s’était promis de devenir la jeune narratrice de Rêves de femmes. On retrouve cette manière de se jouer des frontières jusque dans sa démarche intellectuelle lorsqu’elle fait se croiser les représentations féminines façonnées par le regard masculin d’une rive à l’autre de la Méditerranée »[30].

Reste que l’aspect majeur du tournant que l’on peut déceler dans l’œuvre de F. Mernissi à partir de 1985 réside dans le fait qu’elle va centrer de manière plus systématique ses analyses et son approche des droits et de la situation des femmes à partir des référentiels religieux de l’ordre culturel musulman. Exprimant de plus en plus clairement sa désillusion du modèle occidental de libération des femmes,  elle va argumenter la thèse qui affirme que la ségrégation des musulmanes n’est pas la conséquence de l’Islam mais de son interprétation.  Pour ce faire,  elle conjuguera  l’histoire à la linguistique pour contextualiser, relativiser et déconstruire les dogmes développés à partir des textes sacrés et des écrits des théologiens ;  sans jamais se revendiquer de ce qui a été qualifié de « féminisme islamique », pas plus que d’aucun autre courant  ou école de féminisme. Son livre Le Harem politique[31] paru en 1987 en  a été une illustration brillante et bruyante.  Ayant soulevé l’éventualité que les propos et les actes rapportés au prophète Mohammed aient pu avoir été manipulés après sa mort, ce livre a été considéré comme une « fitna ». De plus,  ce livre est historique car il  a posé  une question fondamentale et pour le moins osée : « Dans quelle mesure peut-on faire violence aux textes sacrés ? »[32].  Evoquant l’amnésie des musulmans contemporains qui vivent l’égalité des sexes comme un phénomène étranger  alors que cela était discuté du vivant du prophète[33], Mernissi conclut l’introduction de ce « livre-navire » par un appel à  « lever les voiles ! Ceux du vaisseau- souvenir, mais d’abord ceux de nos contemporains qui maquillent le passé pour nous voiler notre présent »[34].  

Rajae Rhouni a fait une analyse similaire de l’évolution dans le temps de la pensée et des productions  de Mernissi. Dans son ouvrage intitulé Secular and Islamic Feminist Critiques in the work of Fatima Mernissi[35], Rhouni a aussi classé la pensée de Mernissi en deux périodes, la 1ère (1970-1985)  où elle qualifie son  approche de « laïque révolutionnaire ». Dans la seconde, désillusionnée par le modèle occidental de libération des femmes,  elle a opté pour une approche « réformiste »  à l’instar de penseurs contemporains tels Arkoun, An-Naim, Abouzaid. Rhouni  a documenté les critiques de ce virage jugé comme un  « recul » notamment  par des féministes laïques marocaines telle Naima chikhaoui (1997)[36] ; ce qu’elle appuie en le liant à une éventuelle influence exercée par le contact avec des penseurs marocains réformistes tels Moulay Rchid et A. Khamlichi[37] dans le cadre du travail sur les lois de la famille dans le Maghreb[38].

D’autres hypothèses ont évoqué le choc vécu par la chercheure suite au tollé provoqué par la parution du Harem Politique, et son interdiction au Maroc ; et à la fatwa prononcée à son encontre au début des années 90. Ce tournant a pu être renforcé par les bouleversements du monde et de la perception de l’islam et des musulmans après les attentats du 11 Septembre 2001.

Enfin, on peut ajouter à ces hypothèses celle de l’adhésion de F. Mernissi à la pensée de l’Islam soufi, ce que certaines différences entre la 1ère version de La femme dans l’inconscient musulman et les suivantes peuvent conforter. Deux nouveaux chapitres ont été ajoutés aux éditions de 1986 et de 2010, pour traiter de la place de la femme dans l’islam contemporain et dans l’Islam Soufi. Ainsi, Mernissi alias (F. Ait Sabbah) y adopte un ton moins tranché, plus soft par rapport au raisonnement laïc sans concessions de la 1ère version ; avec parfois des affirmations qui peuvent être perçues comme essentialistes (l’islam est la religion de la raison, l’islam n’est pas contre l’amour, l’islam honore les femmes) aboutissant parfois à des conclusions  vagues  mais clairement plus rassurantes[39] quant à l’image de l’islam. 

C’est en effet à partir de la deuxième moitié des années 80 que  Mernissi  commence à développer un féminisme qui puiserait ses sources dans des lectures alternatives du texte sacré et des références historiques des exégètes éclairés. De l’analyse de l’islam et les femmes à travers le Coran et le vécu des musulmanes, elle est passée à la démonstration et l’affirmation que la ségrégation des femmes est une  construction jurisprudentielle.  Rhouni  date ce virage à 1987, année de publication du Harem politique dans lequel elle affirme que l’Islam autorise la promotion (flourishing) de l’auto-détermination et de l’autonomie féminine, prenant exemple sur les épouses du prophète, notamment Khadija puis Aïcha, allant même jusqu’à décrire le prophète comme féministe. Rhouni précise que cette affirmation de Mernissi était en réponse à un  journaliste français, pour décentrer le féminisme de l’occident en le plaçant au centre de l’histoire de l’islam[40].

Des tenantes anglo-saxonnes du « Féminisme Islamique » ont aussi soulevé une certaine ambiguïté dans les analyses des lectures dogmatiques et patriarcales du Coran de Mernissi. Leila Ahmed, citée plusieurs fois par Rhouni, les qualifie comme ayant  « un côté mystificateur  qui s’apparente aux discours religieux apologétiques » [41]. Elle lui reproche de ne pas tenir compte de l’évidence historique « de différents Islams pour les femmes »[42]. D’autres critiques citées en références par Rhouni ajoutent que Mernissi n’est pas allée aussi loin que le permet l’approche  du féminisme islamique.

Au final, bien que considérée au Maroc comme une des pionnières du féminisme islamique, ce dont du reste elle ne s’est jamais réclamée, on peut avancer l’hypothèse que ce « réajustement » à partir de cette deuxième période pourrait relever d’une démarche similaire à celle de « l’herméneutique rabbinique de contournement ». Promue et adoptée par les Rabbins d’antan elle visait à découvrir les ressorts humains qui permettent de mettre en échec les violences au nom de la religion juive à partir de la tradition issue de la Torah[43].  Les écrits post 1985 de Mernissi adressés à l’auditoire occidental pourraient conforter cette hypothèse d’autant que le contexte historique se caractérisait par l’émergence et l’emprise croissante de l’islam politique radical générateur d’incompréhensions et  de conflits. Dans cette optique, l’approche partant des référentiels éclairés de l’islam procéderait d’un pragmatisme imposé par les nécessités de portée, d’acceptabilité et d’efficacité de sa pensée.

La troisième période débute à la fin des années 90

Elle se caractérise par une diversification de ses thèmes et méthodes des recherches jusqu’à son décès en décembre 2015. 

Adoptant une méthodologie croisant genre et classe sociale, elle a initié des recherches/actions de terrain auprès de groupes cibles, plus ou moins marginalisés. En tisseuse de liens et d’œuvres, elle a donné la parole à des femmes et des hommes d’horizons et statuts sociaux divers, y impliquant les jeunes et les catégories sociales qui n’en ont pas l’habitude. Briser le silence ancestral quelle que soit sa justification »[44] est l’objet de son livre Le Maroc raconté par ses femmes, dont la 4ème de Couverture annonce que Fatima Mernissi y a adopté volontairement « un rapport affectif où elle s’implique en tant que femme marocaine tout en donnant la parole à celles qu’on n’a pas l’habitude d’écouter ».  C’est ce désir et cette volonté qui ont guidé son action durant les quinze dernières années de sa vie, menant des recherches-actions de terrain qui aboutissaient dans la majorité des cas à la publication d’ouvrages collectifs sur les jeunes, les femmes journalistes, la société civile, les tisseuses, la violence, les réseaux sociaux, les caravanes civiques, le vivre ensemble etc.

Quelques pistes de réflexion et de recherche pour conclure

Il convient de souligner quelques idées qui se dégagent de cette ébauche de lecture transversale de  certains moments saillants de l’action et de l’œuvre de F. Mernissi. Il est important pour cela de  reconnaître  et de souligner que comme elle  était dans l’écoute du Maroc qui bouge et dans l’observation permanente de ce qui se passe dans la société ; cela a nécessairement contribué à l’évolution de  sa pensée et donné lieu à un certain niveau de discontinuité, dans ses écrits en particulier et dans son œuvre en général.

Néanmoins, trois principes majeurs ont été des constantes de la ligne directrice que cette chercheuse-tisseuse s’est tracée sa vie durant,  et qu’elle a essayé et manifestement réussi à transmettre à celles et ceux qui ont travaillé avec elle. Il s’agit de 1/ l’exigence du savoir, de la documentation et de la compétence, en privilégiant les approches pluridisciplinaires ; 2/ la liberté de recherche sans interdits ni autocensure; et 3/ le droit à l’expression et le devoir de  donner la parole à tous et toutes. Ces principes qui rentrent dans l’éthique de la recherche doivent être gardés à l’esprit de tout chercheur.

Concernant la question des femmes dans l’ordre culturel et religieux musulman, on peut considérer que F. Mernissi n’a poussé jusqu’au bout ni l’approche laïque de ses premiers travaux, ni l’approche féministe islamique qui a suivi, pour analyser les apports et les limites de chacune. Aussi, il est important que de jeunes chercheurs reprennent les pistes de recherches entamées par elle pour les poursuivre, les actualiser, les enrichir et les faire évoluer en fonction de l’évolution des connaissances et des priorités de la société et de l’humanité. En étant à l’écoute du présent, en se réappropriant l’histoire passée pour la réinventer et la reconstruire, et en étant ouvert sur le monde sans a priori dogmatique ni exclusion,  les jeunes chercheurs pourront développer des approches alternatives intégrant harmonieusement  l’Universel dans le Spécifique, et ainsi jeter les jalons d’un avenir de liberté, de citoyenneté et de paix. Ce serait là une belle façon d’honorer  le legs de feue F. Mernissi. 

 

 

Biographie

Nouzha Guessous est Professeure de l’Université Hassan II de Casablanca. Chercheure en droits des femmes / droits humains et en bioéthique. Membre de la Commission Royale Consultative chargée de la révision du Code de la famille (2001-2003). Membre fondatrice de la Chaire Fatéma Mernissi. Ex- présidente du Comité international de bioéthique de l’UNESCO (2005 -2007) Auteure de chroniques et de tribunes de presse sur les questions de droits des femmes et de bioéthique et Co-auteure de livres collectifs. Email : nouzhaguessous@gmail.com

 

 

 

 

[1] Fatima Mernissi, Rêves de femmes, publié en anglais en 1994, en français en 1996, et en arabe en 1998 ; traduits depuis dans une vingtaine d’autres langues.

[2] Nouzha Guessous, « Hymne à Fatima Mernissi, la femme qui a questionné les hududs », L’Economiste, édition 4662 du 7 décembre 2015 - http://bit.ly/2k8KznG

[3] Fatima Mernissi,  Le Maroc raconté par ses femmes, SMER, 1986,  p.13.

[4] Fatima Mernissi, Sexe, idéologie, Islam,  Editions Tierce, 1983,  Editions maghrébine, 1985, Tome 1 et 2

[5] Ibid .Ref 4 – Tome 2, p. 80 (la déségrégation des femmes : dans la rue) et p 85 (la déségrégation des femmes : au bureau).

[6] Fatima Mernissi, Chahrazad n’est pas marocaine. Autrement elle serait salariée !, Editions Le fennec, 1988.

[7] Fatna Ait Sebbagh, La femme dans l’inconscient musulman, Edition Le Sycomore, 1982.

[8] Ibid. Ref 7 – p 14.

[9]  Ibid. Ref 7 – p 13.

[10] Ibid. Ref 7 - p 117.

[11] Ibid. Ref 7 – p. 119

[12] Ibid. Ref 7  – p. 115

[13] Ibid. Ref 7  – p. 12

[14] Ibid. Ref 7  – p. 13

[15]Ibid. Ref 7 – p. 196 : il s’agit du verset 223 de la Sourate II «La vache »

[16] Ibid. Ref 7 - p. 49

[17] Ibid. Ref 7 – p. 13

[18]Ibid. Ref 7 – p. 47

[19] Ibid. Ref 7 – p. 58

[20] Ibid. Ref 7 – p. 59

[21] Fatna Ait Sabbah, La femme dans l’inconscient musulman, Albin Michel, édition 1986, p. 200

[22] Fatéma Mernissi, L’amour dans les pays musulmans. A travers le miroir des textes anciens, Edition Le fennec 2007, p 107-108

[23] Ibid. Ref 7 – p 191-192 

[24] Fatéma Mernissi, La femme dans l’inconscient musulman, éditions Le fennec, septembre 2016

[25] Ibid. Ref 4

[26] Fatima Mernissi, Beyond the Veil : Male – Female Dynamics in Modern Muslim Society,  Rev. ed. Bloomington: Indiana University Press, 1987

[27] Ibid. Ref 4, Tome 2, p 79-80

[28] Fatima Mernissi, Sultanes oubliées, femmes chefs d’état en Islam, éditions Le fennec, 1990, p 143

[29] Fatima Mernissi, Islam et démocratie ou la peur modernité, 1992 ; Etes-vous vacciné contre le harem, 1998 ; Le Harem et l’Occident , 2001 ; « Shéhérazade Goes West », 2003

[30] Natalie Galesne, « Fatima Mernissi, sociologie, littérature et humour pour raconter les Méditerranéennes », http://www.babelmed.net/letteratura/250-marocco/1784-fatima-mernissi-sociologie-litt-rature-et-humour-pour-raconter-les-m-diterran-ennes.html

[31]Fatima Mernissi, Le harem politique. Le prophète et les femmes , éditions Albin Michel, 1987

[32] Ibid. Ref 31- p 16

[33] Ibid. Ref 31- p 163

[34] Ibid. Ref 31- p 19

[35] R. Rhouni, Secular and Islamic Feminist Critiques in the work of Fatima Mernissi, Brill Editor, Leiden – Boston, 2010, ISBN 978-90-04-17616-4

[36]In Ref 35 - p 5

[37] Ibid. Ref 35 - p 203

[38] Abderrazak Moulay Rchid, La femme et la loi au Maroc ; Alya Chérif Chamari et Fatima MernissiLa femme et la loi en Tunisie ; Noureddine Saadi, La femme et la loi en Algérie -, Collection Femmes Maghreb, Ed. Le Fennec, 1991

[39] Ibid. Ref 21 - p 35 

[40] In Ref 35 – p202

[41] In Ref 35 – p 203

[42] In Ref 35 – p 28

[43] David Meyer, « Les fondements de l’herméneutique rabbinique du contournement de la violence », Recherches de science religieuse, 2015/4, tome I03-  https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2015-4-page-487.htm

[44] Ibid. Ref 3- p13