Le sens du travail

Le sens du travail

Auteur : Hubert Landier, Bernard Merck

Hubert Landier et Bernard Merck plaident contre une pensée de la relation travailleur-entreprise fondée sur le mode de la compensation et en proposent une approche beaucoup plus globale.

Le travail, c’est bien connu, est une torture, comme l’indiquent l’étymologie et l’histoire des revendications adressées à l’entreprise pour augmenter la rémunération des travailleurs et diminuer la durée légale. Dans cette même veine s’est inscrite, dès les années 1980, la notion de « bien-être au travail », qui a conduit, avec le « management humaniste », à revendiquer de meilleures conditions de travail, prévenir les risques psychosociaux et dénoncer les discriminations (raciales, de genre, contre les minorités sexuelles, etc.).

Mais, pour Hubert Landier et Bernard Merck, tous deux vice-présidents de l’Institut international de l’audit social, cette approche ne suffit plus aujourd’hui à fonder la politique sociale de l’entreprise. Car le monde a changé : finie l’avance technologique de l’Occident sur le reste du monde, fini « l’optimisme » hérité des Trente Glorieuses pour qui « la croissance économique […] et avec elle, l’augmentation régulière du pouvoir d’achat, constituait la mesure dominante du progrès social ».

Il est donc nécessaire de « repenser nos instruments de compréhension du monde » pour « proposer aux interlocuteurs sociaux des critères et une technique d’appréciation de la contribution de l’entreprise au mieux-vivre des salariés qu’elle emploie ». Les notions de développement humain et de mieux-vivre sont au cœur de leur réflexion.

Les auteurs s’en prennent en effet au fétichisme du PIB, construction statistique élaborée dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale, qui aboutit à assimiler l’augmentation de la production marchande à un mieux-vivre de la population. D’où le « dérapage » faisant du taux de croissance « un objet d’espérance, un objectif à poursuivre, une « ardente obligation » et une mesure de l’efficacité de l’action menée par les pouvoirs publics. L’on n’est plus sur le registre du rationnel, mais sur celui du sacré. L’on pense à l’ancienne Chine où la prospérité était le signe que l’empereur avait la faveur du Ciel ».

Or ce taux ne mesure pas les externalités négatives : « une augmentation du pouvoir d’achat peut, dans la réalité, dissimuler une diminution des agréments de la vie et un taux de croissance, même élevé, peut dissimuler une baisse certaine des conditions de vie ». Les auteurs dénoncent cette « illusion économique » basée sur les « chiffres incantatoires dont use le marketing politique » et rappellent que « ce n’est pas la politique qui doit être au service de l’économie, mais bien l’économie qui doit servir la vision politique sur laquelle se fonde la recherche de l’intérêt général ». Ils s’inscrivent dans la lignée des travaux de Bertrand de Jouvenel, un des premiers à avoir « mis l’accent sur l’absence d’une prise en compte des dégâts causés à l’environnement », de l’économiste indien Amartya Sen qui a conçu l’indice de développement humain développé en 1990 par le PNUD, et de l’initiative du mieux-vivre de l’OCDE en 2011, qui a conduit à la création d’un Better Life Index. Pour eux, l’hédonisme situant le bonheur dans la consommation n’est qu’« une option morale parmi d’autres ». Du reste, il ne convient pas à l’entreprise puisqu’il vise le confort et non l’effort lié intrinsèquement au travail. Il faut donc accorder plus d’importance à trois autres axes : l’équilibre entre les activités humaines et le monde naturel, le respect des diversités, et l’autonomie de la personne.

 

Pour un leadership humaniste

Hubert Landier et Bernard Merck s’interrogent sur la contribution de l’entreprise à ce développement humain et à ce mieux-vivre et cherchent comment mesurer la performance pour que les indicateurs de développement humain servent à mettre en place une politique RH plus efficace. Il est délicat, en effet, de déterminer la « météorologie sociale ». Les sondages et les audits peuvent mesurer le degré de cohésion du corps social, la perception du comportement de l’encadrement, des méthodes de management, du comportement de la direction, des relations collectives de travail, de l’avenir et de l’environnement de l’entreprise. Mais il ne faut pas confondre bonheur et bien-être au travail. Les auteurs s’appuient sur l’analyse de Richard Layard, professeur au London School of Economics et auteur du Prix du bonheur (Armand Colin, 2007), qui identifie plusieurs dimensions contribuant à l’évaluation d’un « bonheur national brut » : la situation financière, les relations familiales, le travail, les groupes et les amis, la santé, la liberté individuelle et les valeurs personnelles. Mais dans l’entreprise, comment mesurer ces composantes ? La « comptabilité universelle » est pour eux une illusion dangereuse car « en élargissant la sphère économique à tous les aspects de la vie, en prétendant lui conférer un caractère universel, [elle] supprime l’autonomie de choix des individus, et donc leur liberté en imposant un système financier de valeur unique ». De plus, l’entreprise n’a pas à se substituer à l’Etat providence qui « n’est plus en mesure, financièrement, de tenir ses promesses ». Les évolutions du travail, dans un monde en réseau et de plus en plus immatériel, invitent par ailleurs à repenser « le contrat juridique et moral entre le travailleur et l’institution qui fait appel à ses services » : les auteurs n’excluent pas (sans d’ailleurs s’en émouvoir) que le contrat salaire versé pour une durée de travail convenue, assortie de garanties de conditions de travail et de prévoyance sociale et de sécurité de l’emploi évolue en s’inspirant « du droit commercial plus que du droit du travail. » Dans ces conditions, comment faire en sorte que les gratifications immatérielles à proposer correspondent aux attentes ? Et quelles en sont les limites ? « Est-ce à l’entreprise de mettre à disposition des salariés des conseillés matrimoniaux ? » Comment promouvoir des dimensions du bonheur aujourd’hui négligées et « comment, par une politique sociale unique, répondre à la diversité des préoccupations personnelles ? » Hubert Landier et Bernard Merck plaident pour une meilleure articulation avec les autres champs d’épanouissement personnel (santé, famille, sociabilité, valeurs). Pour réhabiliter le sens du travail. Stimulant.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Travail et développement humain : les indicateurs de développement humain appliqués à l’entreprise

Hubert Landier et Bernard Merck

Editions EMS, collection Questions de société, 138 p., 14,50 €