Le retour des compétences, mythe ou réalité ?

Le retour des compétences, mythe ou réalité ?

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Avez-vous remarqué actuellement une tendance au retour des compétences ?

D’un point de vue quantitatif, il n’y a pas de réel retour massif des compétences. En effet, en comparaison avec les années 80-90, le nombre de personnes qui rentrent au Maroc est actuellement plus faible que le nombre de partants. Il faut dire que les conditions d’intégration du monde du travail, durant cette période, étaient particulièrement difficiles, ce qui facilitait le retour des diplômés vers leur pays, malgré le contexte d’accueil nettement moins favorable qui existait, notamment en matière d’opportunités de développement et d’environnement interne et externe de l’entreprise.

Les jeunes rentraient et une partie non négligeable le faisait faute d’alternative, tout en appréhendant le retour. Avec l’arrivée du nouveau règne et surtout la mise en place d’un gouvernement d’alternance, de nouveaux espoirs ont émergé et l’on a assisté à une dynamique socio-économique et surtout politique, qui a suscité un regain d’intérêt pour le retour chez des Marocains qui s’étaient déjà installés en Europe et entrevoyaient la possibilité de participer à la dynamique nouvelle impulsée. Il y a eu un espoir identifié qui a fait qu’une partie des Marocains commençait à voir le Maroc différemment. En effet, plusieurs opportunités s’ouvraient et de multiples projets étaient en cours de mise œuvre et, donc, bien travailler était devenu possible.

Parallèlement à ce regain d’intérêt, les compétences locales commençaient de leur côté – sous l’effet notamment de la demande d’informaticiens de la part des pays européens et nord-américains - à migrer vers les pays du nord, en Europe et, surtout, au Canada. Nous avons assisté au développement de la migration vers ces pays de la part de cadres et techniciens confrontés à des difficultés de développement et d’amélioration de leurs conditions générales de vie, sociales et professionnelles.

Nous avons, à ce moment-là, assisté, aux premiers signes sérieux de globalisation du marché de la demande et de l’offre de compétences. Les évolutions actuelles ne sont que les signes visibles de cette tendance lourde, dont l’impact sur la disponibilité des compétences se fait déjà sentir sérieusement.

 

Est-ce que, selon vous, la raison du retour est uniquement politique ?

Il serait erroné de ramener cette dynamique à l’intérêt pour le contexte politique. Toutefois, le Maroc a vécu de longues années où les conditions d’épanouissement professionnelles étaient tributaires également des conditions plus générales de vie. N’oublions pas que ces diplômés des pays du nord ont eu l’opportunité d’éprouver les avantages de vivre en démocratie et dans des pays qui mettent à la disposition du citoyen des conditions sociales et culturelles qui favorisent l’expression et l’affirmation de ses compétences, dans un marché concurrentiel et imprégné d’une certaine culture du professionnalisme et de la performance.

Ces cadres qui arrivaient à travailler et ceux en fin de formation recevaient des échos et des informations peu attractifs sur les conditions de travail et de développement professionnel dans leur pays. Ces échos trouvaient un impact particulier qu’ils tendaient à amplifier à distance, surtout quand ils n’avaient pas été au contact de la diversité de la réalité existante, avec ses avantages et ses contraintes.

Les changements politiques survenus durant la période de transition de règne et les discours qui les ont accompagnés ont fait émerger de nouveau  un désir  manifeste de retour pour une bonne partie des cadres vivant à l’étranger, dans le but de progresser et de contribuer au développement de leur pays. Ce désir a exprimé une certaine motivation citoyenne et qui attendait des signes visibles et concrets, lesquels se sont manifestés, particulièrement à travers le dynamisme économique qui a caractérisé ces dernières années.

Toutefois, les signes politiques restent importants, mais non suffisants pour générer un afflux où la motivation citoyenne croise l’identification de réelles opportunités de développement.

 

D’où vient donc ce discours propagandiste sur le retour ?

Ce discours me semble moins propagandiste qu’il n’y paraît. Il s’agit, de mon point de vue, d’un discours sincère et fondé sur la volonté politique et la détermination des autorités à solliciter la contribution des Marocains du monde à participer aux grands chantiers de développement qui sont en cours. Elles éprouvent de réelles difficultés à trouver les compétences en qualité dont elles ont besoin. L’Etat marocain s’est rendu à l’évidence que les compétences marocaines à l’étranger pourraient être utiles, tout en restant là où elles résident, et qu’une partie d’entre elles pourrait trouver des conditions réelles de développement dans  leur pays d’origine.

Cette lucidité atteste d’une conscience, plus ou moins claire, de deux aspects : le Maroc ne présente pas suffisamment d’atouts pour faciliter un retour massif, malgré les efforts fournis en matière de création d’un environnement d’accueil plus favorable aux investisseurs et au fonctionnement normal des entreprises. La globalisation irréversible du marché et, par conséquent, de la mobilité des compétences, relativise les progrès internes en comparaison avec d’autres régions du monde qui connaissent une évolution similaire, voire qui sont plus attractives. L’afflux des Marocains sur les marchés du Golfe s’inscrit dans cette perspective.

 

Cette tendance est-elle, à votre avis, associée au développement économique du pays ?

Evidemment, la croissance affichée du pays et les opportunités de développement qui marquent le Maroc d’aujourd’hui attirent la jeunesse résidant à l’étranger et redonnent l’envie de rentrer s’installer au pays et d’y faire une carrière. Les dernières années ont été marquées par un réel dynamisme qui a touché différents secteurs de l’économie, dont principalement les infrastructures, le tourisme et les services. Ces évolutions ont permis de faire émerger de nouveaux besoins et la demande de certaines compétences spécifiques qui se sont mieux développées dans les pays du Nord et que les entreprises locales, elles-mêmes engagées dans des dynamiques internationales ou incitées à se doter de standards techniques et de gestion de niveau international, recherchent de plus en plus.

La bonne évolution de certains indicateurs de croissance et le renforcement de la délocalisation de certaines activités industrielles et de service ont fini par rapprocher les profils d’exigence des deux côtés de la Méditerranée, ce qui a favorisé l’ouverture d’opportunités pour des Marocains travaillant en Europe, opportunités qu’ils tendent à observer à distance respectueuse.

 

Ont-ils vraiment envie de rester ?

Les multiples contacts que avons avec des compétences travaillant à l’étranger montrent bien la volonté de retour pour une certaine catégorie d’entre eux. Cependant, à deux ou trois heures d’avion, ils ne sont plus prêts à rentrer à n’importe quel prix. A opportunité égale ou moins rémunératrice, une bonne partie se dit prête à revenir pour bénéficier d’une qualité de vie qu’ils voient s’améliorer, quand ils rentrent pour leurs vacances.

Cependant, par-delà cette attractivité première, ils se montrent plus regardants sur la qualité de l’environnement de travail, d’accueil, ainsi que sur les possibilités réelles qu’ils auront pour valoriser et mettre en œuvre leurs compétences auprès de leurs employeurs.

Le contexte est en train de changer pour eux, surtout, compte tenu de la rareté des compétences qui affecte l’Europe actuellement ;  leur choix n’en sera que plus difficile.

 

Les choix économiques du Maroc actuel butent sur une pénurie de ressources humaines. Est-ce que le retour des compétences ne devient pas une nécessité ?

Il l’était déjà depuis plusieurs années. Maintenant, nous pouvons dire qu’il devient critique et crucial pour le développement du pays et le maintien de sa cadence actuelle, bien que celle-ci soit elle-même insuffisante pour accompagner les exigences d’un développement durable et de la réduction de la pauvreté.

Par contre, le véritable défi se situe, à mon humble avis, au niveau de la formation des ressources internes du pays, particulièrement en matière d’éducation et de formation professionnelle. Chaque année de retard dans la réforme de l’éducation nous éloigne encore plus du développement.

Le gisement de potentialités que recèle notre pays et la jeunesse de sa population constituent des atouts encore trop malmenés, ce que nous ne pouvons nous permettre dans le contexte actuel, surtout si l’on sait que certains secteurs n’arrivent plus à se développer au rythme voulu, par déficit de ressources humaines.

 

Pensez-vous que le gouvernement fasse suffisamment d’efforts pour attirer les jeunes ? Et quelles sont les stratégies mises en œuvre ?

Certes, il y a plusieurs efforts fournis par le gouvernement et ce, avec la création de structures telles que la direction des investissements étrangers, par exemple, ou encore la création du ministère des MRE… Mais le Maroc a déjà initié ce genre d’efforts dans le passé et ça n’a pas abouti, car le plus important est le suivi, l’accompagnement de ces actions et pas seulement leur mise en place.

Concrètement, l’accompagnement des actions visant à attirer les jeunes est une condition  incontournable pour assurer leur retour. Le plus important est de leur offrir un environnement adéquat pour leurs projets d’épanouissement professionnel. Cependant, l’environnement ne dépend pas uniquement du gouvernement. Il dépend de plusieurs facteurs liés à la compétitivité du pays en général et à la structuration de son tissu économique, qui reste encore insuffisamment outillé pour attirer et développer des compétences expertes et de hauts potentiels. Il s’agit de la mise en place d’un environnement où les règles professionnelles structurent les relations de travail, en créant par exemple un cadre social et légal où règnent  les pratiques de transparence, d’équité et de valorisation des performances. Plusieurs acteurs sont concernés, dont les dirigeants des PME/PMI qui constituent l’essentiel de ceux qui produisent de la richesse et concourent au développement de l’emploi.

En somme, le Maroc fournit des efforts pour attirer la jeunesse mais, face à cela, il n’instaure pas de suivi et de dispositif adapté. Le problème est que les autres pays sont beaucoup plus actifs. En effet, en France, par exemple, plusieurs mesures ont été mises en place, afin de conserver les grandes compétences et d’en attirer de nouvelles. En outre, des instances telles que la HALDE (Haute autorité de lutte contre la discrimination à l’embauche) ont été créées à cet effet et s’activent déjà.

 

Selon vous, le contexte mondial est donc beaucoup plus attractif … ?

Le contexte mondial est présent dans notre quotidien et les entreprises d’autres pays n’ont qu’à faire un clic pour se mettre en contact, via les sites d’emploi, avec des compétences marocaines et tester leur intérêt pour l’expatriation.

Le fait que nous connaissions un développement positif de notre attractivité pour les compétences est à comparer avec les évolutions plus conséquentes que connaissent d’autres régions comme Dubaï ou Londres. Tout est question de rythme de développement et d’attractivité globale : économique, sociale, politique et culturelle.

Des Marocains se déploient sur des régions pour des raisons variées qu’il serait difficile de ramener à un seul facteur.

 

Le Maroc a mis en place plusieurs structures pour attirer la jeunesse vivant à l’étranger mais très peu de résultats concrets sont atteints. Qu’est-ce qui manque à votre avis au niveau du suivi ?

La création de ces structures est une bonne chose en elle-même. Reste que, à l’instar d’autres secteurs, ce n’est pas l’inflation de structures qui favorisera ce retour, mais l’élaboration d’une vision partagée et déclinée au niveau d’une stratégie adaptée et congruente, avec des objectifs réalistes et des moyens pour les réaliser par-delà les effets d’annonce et les évènements hauts en couleurs qui donnent l’impression  d’une montagne qui accouche d’une souris.

 

Concernant le départ des compétences, trouvez-vous que le Maroc ne fait pas assez d’efforts pour éviter ce phénomène?

Il est difficile de ramener cette question à la responsabilité du Maroc officiel, à savoir le gouvernement ou les institutions de l’Etat. Un Marocain qui décide de s’expatrier effectue le même calcul que n’importe quel être humain sur Terre. Il analyse l’opportunité et la compare à sa situation actuelle pour aboutir à une décision.

Les sources de sollicitation sont tellement diverses et nombreuses que ce serait pratiquement un leurre que de prétendre les contenir ou même les contrôler par le Maroc officiel, et de plus en contradiction avec le droit des personnes à circuler librement. Par contre, si efforts il y a à fournir, c’est plutôt dans l’amélioration de l’environnement juridique, fiscal, social et économique de l’entreprise, notamment par la création de réelles conditions de protection de la libre concurrence et de stimulation de la modernisation de notre tissu économique.

Une stratégie nationale de lutte contre la fraude fiscale et la corruption constitue un levier clé pour garantir aux entreprises professionnelles de s’épanouir et d’attirer ces compétences. Cette stratégie permettrait de créer l’environnement propice à une réelle compétition et à l’émergence d’acteurs forts et structurés, qui se développeraient grâce à leur dynamisme et leur savoir-faire et non au moyen d’autres «compétences» que les cadres sérieux refuseraient de cautionner ou d’investir.

 

Les formations à l’étranger sont-elles meilleures ?

Ce sont plutôt les capitalisations en fait d’image qui font que ces formations restent attractives, particulièrement les formations françaises. Les écoles de commerce ou d’ingénieurs marocaines se sont également affirmées et se construisent une réputation appréciable, voire bonne pour certains établissements. Cependant, c’est plutôt l’environnement dans lequel se forment les étudiants qui reste très différent et tend à impacter leur différence de notoriété. Cette tendance reste à relativiser pour les formations supérieures de base, compte tenu de la plus forte intégration des enseignements, depuis quelques années, à travers les multitudes de partenariats, entre établissements marocains et français notamment.

Par contre, si l’on se situe au niveau des qualités génériques et de la culture générale, la différence reste assez forte en général, excepté pour une minorité, ce qui favorise encore les diplômés venus d’ailleurs, plus appréciés par les recruteurs.

 

Quelles sont les structures qui attirent le plus les compétences ? Les multinationales ? Les groupes marocains ? Ou le gouvernement?

Il fut un temps où seuls les grands groupes nationaux et les multinationales attiraient les compétences marocaines de l’étranger. Cette tendance s’atténue progressivement pour évoluer vers d’autres critères de choix, plus centrés sur la qualité des projets et des conditions de travail, d’évolution proposées par le recruteur, d’où l’intérêt pour la direction de PME venant de cadres qui ont fait l’expérience multinationale et en ont éprouvé les qualités et les limites.

En dehors de ces considérations générales, les motivations pour le choix du recruteur restent variées et font intervenir plusieurs facteurs: la nature du poste à pourvoir et des opportunités offertes ; la qualité des dirigeants et de leur vision managériale ; les perspectives de développement du secteur et de l’employabilité du candidat sur le marché (méfiance oblige par rapport au premier recruteur); les conditions sociales de vie environnantes pour le poste, d’où l’intérêt pour certaines villes où il est possible de retrouver quelques conditions socioculturelles de vie privée proches de l’environnement de provenance.

 

En tant qu’organisme d’intermédiation, l’ANAPEC joue-t-elle vraiment son rôle pour assurer l’adéquation poste/profil ?

Honnêtement, je ne vois pas en quoi l’ANAPEC est en mesure de contribuer à attirer les compétences marocaines résidant à l’étranger. Ce que je constate, par contre, c’est qu’elle prépare des compétences pour les marchés de l’emploi à l’étranger, particulièrement vers l’Europe. S’agit-il d’une vision élaborée de la gestion des compétences et de réponse aux besoins en compétences du pays ? Je suis dans l’incapacité de décrire, voire de comprendre la stratégie de l’ANAPEC à ce sujet. Ce serait utile de les interpeller à ce propos.

 

Existe-t-il à votre avis, un lien entre la motivation de créer une entreprise et l’expérience à l’étranger ?

Une partie non négligeable des cadres opérant à l’étranger se trouve attirée par le retour, en raison des opportunités d’entreprendre qu’offre un pays aussi jeune, où les besoins en développement et les niches d’investissement sont aussi nombreux que variés. Ces cadres et techniciens se trouvent souvent en déficit d’information sur les possibilités réelles et sur les contraintes qu’ils peuvent rencontrer. Notre constat, qui reste partiel, est que les formations et les expériences anglo-saxonnes préparent mieux à l’entrepreneuriat. Cette tendance se retrouve plus chez les candidats provenant de ces pays, ce qui n’a pas été sans effets sur les difficultés rencontrées par certains d’entre eux lors de la recherche d’emploi au Maroc. D’ailleurs, les premiers diplômés venant de ces pays n’ont pas eu la situation facile. Il a fallu plusieurs années aux diplômés canadiens et américains pour trouver une place sur le marché de l’emploi, en raison de la différence de culture académique et de travail dont ils sont porteurs.

 

Est-ce que le patriotisme est un motif de retour ?

Aujourd’hui, le marché du recrutement est globalisé et le patriotisme, s’il n’est pas accompagné par un environnement attractif et un accompagnement réel et conséquent, ne suffit plus, quand on sait que l’on peut prendre l’avion en quelques heures et visiter sa famille pour garder le lien social avec son pays. Il est très important d’offrir aux jeunes des opportunités de développement plus conséquentes et moins enveloppées de «retour aux sources» et de patriotisme verbal. Ils sont pragmatiques et demandent à être traités comme tels, sans privilèges particuliers.

En somme, au cœur de la question du retour des compétences se pose celle de la gouvernance d’entreprise et de son environnement, de façon plus générale. La promotion de la recherche s’impose également comme un préalable pour le développement durable et pour créer un cadre propice à l’épanouissement de ces compétences dans leur pays.