Nezha Alaoui M’Hammdi
Après l’obtention de son Diplôme à l’Ecole Nationale d’Administration Publique de Rabat, Nezha Alaoui M’Hammdi intègre en 1989 le Ministère des Affaires Etrangères et de la Coopération ou elle travaille sur les relations Maroc-CEE, jusqu’en 1993. Elle a succes...
Voir l'auteur ...Le pouvoir commercial des nanas Benz
Les femmes entrepreneurs représentent le fer de lance de beaucoup d’économies africaines. Dans la partie subsaharienne du continent, elles détiennent la majeure partie des entreprises de l’économie informelle. Dans le secteur formel, bien qu’elles représentent plus de la moitié des micros, petites et moyennes entreprises, leur contribution reste mal quantifiée1. Jouant un rôle croissant en matière de diversification de la production de biens et de services dans les économies africaines2, elles opèrent cependant dans des conditions plus difficiles que leurs homologues masculins. Le développement de l’entreprenariat féminin est en outre handicapé par des contraintes spécifiques et endogènes telles que l’accès limité aux ressources clés - y compris la propriété foncière et le crédit - et par un cadre juridique et réglementaire inadéquat alliés aux pesanteurs socioculturelles.
Ces différentes contraintes n’ont cependant pas freiné l’émergence d’une classe d’entrepreneurs féminins en Afrique de l’Ouest, depuis les années 80. Selon certains3, cette percée s’explique par les transitions démocratiques réalisées dans les années 90, dans certains pays de la région. Assortis d’une libéralisation de l’économie, ces processus de démocratisation ont libéré les énergies et incité les femmes à s’impliquer davantage dans les activités économiques. Au Bénin, par exemple, la crise de l’emploi, accentuée vers la fin des années 80 par la faillite des entreprises publiques et la mise au chômage de bon nombre de pères de famille, a rendu nécessaire l’engagement des femmes dans les activités économiques.
Cette évolution a en outre été facilitée par l’appui des institutions internationales (UNESCO, BIT…) qui, de plus en plus sensibles aux questions de genre, ont encouragé les femmes par divers moyens : formation à l’entreprenariat, conseils et appuis, facilités de crédits, etc. Ces dernières se sont également organisées en réseaux : Association des femmes d’affaires et chefs d’entreprises du Bénin (Afaceb), Réseau des femmes chefs d’entreprises du Niger (Refcen)…
Ce dynamisme entrepreneurial féminin que l’on peut généraliser à l’ensemble de la sous-région ouest africaine nous renvoie à l’image des riches marchandes ouest africaines - pour la plupart togolaises - appelées «Nanas Benz», et dont l’habileté entrepreneuriale est devenue emblématique dans les années 80, dans toute l’Afrique de l’Ouest, grâce au commerce des tissus pagnes. Cette réalité trouve son origine dans un ensemble de pratiques commerçantes, souvent considérées comme relevant d’une tradition féminine propre à cette région.
Au 19ème siècle déjà, les femmes dominaient dans beaucoup de régions le commerce vivrier local. Comme le souligne Catherine Coquery-Vidrovitch4, «Il n’y a pas de continuité évidente entre les anciennes porteuses de noix de cola ou d’huile de palme et les commerçantes du 20ème siècle, très caractéristiques des villes du Ghana, du Togo, du Bénin ou du pays Yoruba, mais il est probable que la tradition des unes a favorisé l’expansion des autres».
Simples intermédiaires des sociétés européennes sous la colonisation, les Nanas Benz du Togo ont su façonner et s’approprier un vaste réseau commercial régional dans les circuits de distribution des tissus pagnes, historiquement produits en Europe, devenus africains, puis reproduits en Chine aujourd’hui.
Lorsque les tissus pagnes sont introduits depuis la Hollande et l’Angleterre en Afrique de l’Ouest, à la fin du 19ème siècle, ils sont progressivement adaptés aux besoins et goûts locaux. Les côtes africaines, connectées sur des réseaux transnationaux bien avant la colonisation, se trouvaient dans le sillage des routes commerciales reliant l’Europe à l’Inde dès la fin du 15ème siècle. Les marchandises étaient introduites par des agents commerciaux européens, lesquels s’appuyaient sur des femmes commerçantes, d’abord d’ethnie Ga et Akan en Gold Coast (actuel Ghana) puis Mina, au Togo.
Au début du 20ème siècle, les commerçantes Mina bénéficient du vide de l’espace marchand, autrefois occupé par des hommes, lesquels sont désormais employés par l’Etat colonial dans l’Administration. Les femmes Mina saisissent l’opportunité de se repositionner auprès des maisons européennes de commerce en devenant leurs agents de distribution. Servant d’interlocutrices et d’enquêtrices des agents commerciaux européens, elles approvisionnent les marchés à l’intérieur des terres en produits importés. Dans les années 30, elles façonnent un espace entrepreneurial féminin régional faisant de Lomé la plaque tournante du commerce de tissus pagnes. Afin d’asseoir leur pouvoir socio-économique, elles créent par ailleurs l’Association Professionnelle des Revendeuses de Tissus (APRT). Leur poids financier leur a en outre permis de jouer un rôle prépondérant au sein de l’Union nationale des femmes du Togo, structure du Parti Unique d’alors, le Rassemblement du Peuple Togolais, (RPT). Protégeant leurs activités commerciales par des liens ambivalents avec le politique, les Nanas Benz ont su maintenir leur cartel de distribution. Leur appartenance à un groupe ethnique minoritaire devient un avantage, puisqu’elles ne peuvent pas représenter une menace pour le pouvoir politique. Dans une logique d’instrumentalisation, elles se prêtent à la propagande du pouvoir en place, en échange d’avantages fiscaux permettant leur enrichissement croissant. Cet arrangement institutionnalisé renforce leur pouvoir non seulement vis-à-vis du gouvernement post-colonial mais aussi auprès des centres de production textiles européens.
Grace au lobbying auprès de l’Etat, initié dès les années 60, elles constituent une position de quasi-monopole : les taux de douanes avantageux au port de Lomé renforcent leur rôle d’intermédiaires en faisant de ce dernier un pôle régional attractif. Leur modus operandi fonctionne ainsi à trois niveaux : avec le politique, avec les centres de production européens, qui leur assurent l’exclusivité de la vente et dans les réseaux de distribution régionaux. Par ces nombreux savoir-faire, les femmes entrepreneurs togolaises du textile ont fait de Lomé un centre régional de la distribution du textile euro-africain.
La réorganisation de l’économie mondiale et l’émergence de la Chine obligent cependant les producteurs européens, dès la deuxième moitié des années 90, à changer leur système de distribution et à ouvrir directement des filiales dans les pays africains. Le textile chinois offre alors une opportunité de renouvellement aux Nanas Benz et à leurs filles : de nouvelles routes commerciales avec l’Asie leur permettent de se redéployer et de se diversifier grâce à la combinaison du textile avec les produits de maroquinerie, démontrant une nouvelle fois leur grande capacité à s’adapter aux environnements économiques et politiques et à réadapter leurs stratégies commerciales, afin de redéfinir les espaces d’activités5. Parallèlement à cela et bénéficiant du capital économique et social de leurs mères, la deuxième génération des Nanas Benz s’impose aussi en tant que médiatrice d’agences internationales de développement, telles que l’USAID et ses programmes «genre et économie». En adaptant les logiques transmises par leurs mères, elles intègrent le discours promu par ces agences d’aide et l’insèrent dans leurs stratégies afin de se redéployer et de manipuler le discours de l’approche genre dans leurs propres objectifs. Se plaçant dans un «espace de manœuvre6», elles parviennent à se renouveler et y voient une possibilité de renégociation des espaces économiques que leurs mères dominaient autrefois.
Ainsi, la tradition de grand commerce féminin en Afrique de l’Ouest, bien que puisant sa spécificité dans des activités précoloniales et socialement convenues, reste soumise à une recomposition permanente, sous l’effet des dynamiques contemporaines affectant les champs économiques, politiques et sociaux nationaux, régionaux voire internationaux. Les femmes entrepreneurs togolaises comme leurs homologues maliennes, béninoises ou nigérianes, exercent leurs activités au-delà de leur lieu de résidence et sont intégrées dans des réseaux régionaux ou transcontinentaux (Afrique-Europe puis Afrique-Asie).
La reconfiguration continue des espaces de transactions, avec une plus grande variété d’acteurs, a permis à ces femmes d’affaires de se positionner au début du 20ème siècle en tant qu’agents de marketing de produits de consommation importés, puis de s’imposer en tant qu’actrices de leurs propres intérêts dans un espace entrepreneurial féminin qu’elles ont contribué à faire émerger et à consolider.
1 Source BAD, Rapport de l’ONUDI sur la promotion des PME en Afrique, 2002
2 Albaladejo M., Promoting Small and Medium Entreprises in Africa: Key areas for Policy intervention, document d’information de l’ONUDI, 2002
3 Brahima A. et Nouwligbeto F., Afrique : la percée des femmes entrepreneurs, 3 mars 2006, article sur le site Syfia
4 Coquery-Vidrovitch C., les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique noire du XIXème au XXème siècle, Paris, éd. Desjonquères, 1994
5 Georges Balandier parlait, à cet égard, dès 1967 «d’habileté stratégique», Anthropologie politique, Paris, PUF
6 Hemma C., Harrison E., Whose Development ? An Ethnography of Aid, London, Zed Books, 1998