Le Capitalisme du désastre

Le Capitalisme du désastre

Auteur : Michel Peraldi

On ne compte pas moins de trois mouvements intellectuels qui, dans le dernier siècle, ont porté le nom d’Ecole de Chicago. L’un concerne l’architecture, au début du XXe siècle, et l’invention de la modernité verticale, le second, à la même époque, concerne l’invention de l’anthropologie urbaine, le troisième enfin concerne cette mouvance économique qui réinvente, en pleine guerre froide et sur fond de référence à Smith et Ricardo, le «nouveau libéralisme». Cette théorie économique est aujourd’hui largement passée aux commandes du monde en plaçant ses conceptions et ses experts aux manettes des grands Etats, comme à celles des grandes machines transnationales, FMI et Banque mondiale surtout. Le fondateur de cette «école» est un certain Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976. Ses affiliés les plus connus se nomment J.D. Sachs, notoire entre autres pour le rôle qu’il a joué en Pologne dans le grand retournement néolibéral de Solidarnosc et, en Russie, dans le putsch libéral d’Eltsine, ou encore Hayek, très actif dans les années 80 en Amérique du Sud. Le credo néolibéral de cette école est assez simple. Pour redresser une économie, il faut la déréglementer et notamment défiscaliser les profits, réduire en les privatisant les dépenses de l’Etat, enfin concentrer les dépenses publiques sur l’économie, c’est-à-dire réduire jusqu’au politiquement tolérable le budget social de l’Etat.

La  machine de guerre friedmanienne

Comme le montre Naomi Klein, cette conception n’est pas, contrairement à ce que certains de ses tenants aussi ont voulu faire croire, une théorie de l’après communisme, et accessoirement une pensée libérale qui a su faire pendant au socialisme. C’est d’abord, dit l’auteur, une machine de guerre contre le keynésianisme, contre une conception de l’Etat comme puissance régulatrice de l’économie et comme puissance de répartition des bénéfices du capitalisme. Allende n’était pas un marxiste, pas plus que Gorbatchev ou Walesa, parmi d’autres victimes célèbres de cette offensive théorique et politique. L’ennemi de Friedman,  c’est la démocratie économique, plus que le communisme. C’est là en effet la seconde partie de la thèse de Naomi Klein, celle qui donne son titre à l’ouvrage. Les «Chicago boys», en effet, sont sans illusion sur la capacité des peuples à comprendre les bienfaits de leur modèle. Il faut donc l’imposer et, pour l’imposer, agir violemment et brutalement sur un plan politique et psychologique, pour frapper les esprits et affaiblir l’Etat. Cette «stratégie du choc» prend plusieurs formes, celle brutale du coup d’Etat, type Pinochet au Chili, celle plus soft de la politique de l’urgence, type Thatcher, Eltsine, et d’autres, celle de la guerre éclair, façon intervention américaine en Irak, dernier mais non des moindres avatars de cette stratégie ; ou encore, quand la nature elle-même donne un coup de pouce aux économistes en faisant table rase, comme en Louisiane ou au Bangladesh. Il faut savoir alors utiliser ces opportunités pour établir le modèle friedmanien.

Dénoncer le rôle des Chicago boys

Telle est en substance la thèse, car c’en est une, de Naomi Klein, et ce qui apparaît alors comme une  véritable entreprise de critique à charge contre ce mouvement et cette pensée. Loin de se cantonner à une critique théorique, voire académique, de ce qui pourrait n’être qu’un débat d’idées, Naomi Klein dresse un portrait à charge des acteurs, de chair et d’os, met en évidence leur rôle réel et concret dans les opérations, les coups d’Etat, leur engagement auprès des politiques, les descend en somme de leur piédestal universitaire, autant qu’elle les sort de l’ombre discrète des cabinets et des officines où ils se tenaient cachés. Oui, Friedman ne s’est pas contenté de conseiller discrètement et par lettre ouverte le général Pinochet, il est allé le voir, s’est longuement entretenu avec lui, et ce, un an avant le coup d’Etat, le tout préparé par un ancien élève chilien de ladite école, futur ministre de l’Economie de ce même général. Dans son acharnement à mettre ainsi en évidence le rôle concret, stratégique des Chicago boys, Naomi Klein revisite alors quelque trente années de la récente histoire du monde, et met en relation une série de chocs et d’événements dont nous n’avions peut-être pas, ou pas complètement, perçu la relation et la cohérence. Nous savions par exemple, sans aucun doute, que Thatcher a protégé le général Pinochet jusqu’à l’accepter en exil, et même qu’elle nourrissait pour lui quelque sympathie. Naomi Klein va plus loin, et nous apprend  que, non seulement ils partageaient les mêmes conseillers, issus de l’Ecole de Chicago, dont Sachs et Hayek, mais que l’une s’est fortement inspirée de l’autre dans son action économique. Le processus est identique pour la Russie d’Eltsine – même s’il paraît un peu étrange de faire de Gorbatchev une sorte d’Allende russe -, la Pologne ou la Bolivie.

 

Une participation musclée au renouveau de la sociologie économique

Le livre de Naomi Klein n’est certainement pas ce que la «nouvelle sociologie économique» reconnaîtrait de plus épistémologiquement correct. Trop événementiel, trop journalistique, parfois un peu «grosse ficelle». Il n’empêche qu’à mon avis, ce livre participe bien de cette révolution tranquille, inconnue du plus grand nombre, par laquelle nous sommes en train de repenser l’analyse économique, en considérant les faits économiques comme des faits sociaux. Or, cette perspective souffre à mon sens aujourd’hui de trop d’épistémologie et de moindre empirie. Il serait sans doute un peu abusif et imprudent de comparer Naomi Klein à Karl Polanyi. Il n’empêche que son livre, par son aspect à la fois tellurique et descriptif, participe à sa manière de ce renouveau. Et ce n’est pas le moindre de ses mérites que de le faire non seulement dans un langage simple, accessible à tous, mais plus encore en mettant en scène et en intrigue les mouvements très théoriques dont elle fait le procès. Car procès il y a, à charge, avec les excès et les dérapages de ce type d’entreprise. Rappelons à nos très soft professeurs d’économie que Marx, comme Smith ou Polanyi savaient manier l’insulte et l’indignation, sans que la rigueur de leur pensée en pâtisse. Car pensée il y a aussi dans le livre de Naomi Klein, volonté de comprendre anthropologiquement les ressorts profonds de ce «capitalisme du désastre» dont elle décrit les effets. Depuis la crise du marxisme sur fond d’incapacité patente du socialisme scientifique à se constituer en alternative politique et économique au libéralisme, la pensée libérale en économie s’est imposée dans le paysage, moins par l’efficience de ses modèles et la pertinence de ses catégories que faute d’adversaire sérieux. Une alternative se dessine aujourd’hui de laquelle, à mon sens, avec ses emportements et ses maladresses, le livre de Naomi Klein participe. Car décrire un «capitalisme du désastre» suppose en amont que l’on pense le capitalisme non comme une mise en ordre de l’économie, une rationalisation, mais tout au contraire comme une forme parasite de désordre et de vampirisation, de confiscation et de mise en déséquilibre de l’économie dans la société. Une confiscation qui commence par une première ruse intellectuelle, celle qui consiste à penser l’économie hors du monde social, hors des désirs, des passions, des classements. Aristote ou Ibn Khaldoun, entre autres, le pressentaient, Smith l’évoque, Marx le théorise et le manque, Bataille, Guattari, Deleuze et plus récemment Hardt et Negri prennent au sérieux cette idée fondatrice selon laquelle le capitalisme n’est pas un ordre et encore moins un ordre naturel et le seul possible, mais une force, une «entreprise» de colonisation et de soumission de l’économie, et une force qu’il faut alors dominer, assujettir, capter, bien plus qu’il ne faut la libérer ou la dégager des contraintes. Le livre de Naomi Klein appartient à cette tradition sans école, et il a l’immense vertu de le faire simplement, avec ce qu’il faut en la matière de description et d’indignation.

Les catastrophes ne sont pas seulement des accidents de l’histoire 

Un point pour conclure sur la «méchanceté» de l’ouvrage à l’égard de ce bon monsieur Friedman et des Chicago boys, qui ne manque pas d’indigner un certain nombre d’universitaires et d’économistes «sérieux». Certes, il n’est pas question dans le livre de leur donner la responsabilité des exactions de Pinochet, des désastres sociaux du thatchérisme et autres catastrophes, dont celle évidemment du brutal retour de la Russie en son Moyen Age. Il s’agit tout simplement, d’une part de mettre en évidence les fondements économiques de ces désastres et les logiques d’intérêts qui les provoquent, d’autre part de rappeler que ces entreprises furent pensées, organisées, programmées même. Rappeler en somme que ces catastrophes ne sont pas seulement des «accidents de l’histoire» dus à la folie de quelques malades mais qu’elles sont au contraire pensées comme progrès, rationalité, selon les préceptes de modèles économiques et de préconisations dont certains intellectuels, les Chicago boys, sont les artisans. A ceux qui pensent que c’est là une responsabilité excessive, une charge trop lourde à porter pour ces pauvres universitaires, il faut rappeler que, parce qu’on les accusait d’avoir, par écrit, avoué leur sympathie et cru un moment en la violence révolutionnaire, pour l’avoir dit sans y participer, ces vingt dernières années, un certain nombre d’intellectuels de gauche ont payé de leur liberté, en Italie, en Amérique du Sud, cette «responsabilité». Le soutien, même théorique à la violence libérale, car violence il y a, tout aussi mortelle et destructrice que la violence révolutionnaire, sinon plus, vaut prix Nobel.

Encore une fois, il faut reprocher au livre ses excès, ses emportements. Le premier chapitre par exemple, qui s’emploie à montrer de façon un peu laborieuse que la torture moderne est l’invention d’un psychiatre canadien financé par la CIA qui «fourgue» ensuite le modèle à Pinochet, est ainsi parfaitement inutile, agaçant même avec son pathos et ses clichés (la victime des expériences que l’on retrouve et interviewe, le médecin fou, prêt à tout pour financer ses expériences sur cobaye humain, etc..). Demandons l’indulgence aux lecteurs ; le débat qu’ouvre le livre, la relecture qu’il opère de notre modernité économique et des tempêtes que notre monde vient de vivre, le mérite.

Par : Michel Peraldi