Driss Ksikes
Né le 7 mars 1968 à Casablanca Écrivain et dramaturge, il est directeur de HEM Research Center, où il encadre des équipes de recherche interdisciplinaires. Ancien rédacteur en chef du magazine TelQuel (2001-2006), il est depuis 1996 professeur à HEM de méthodologie et d...
Voir l'auteur ...A. Laroui : serons nous, un jour, réellement inventifs?
Témoignage, objectivité, rationalité
Dans votre dernier livre, As-Sounna wa al-Islah, vous réinvestissez le style épistolaire pour, semble-t-il, contourner les limites méthodologiques de l’essai. Quelles sont les libertés que vous vous autorisez dans un style littéraire, et qui vous paraissent «interdites» dans le style académique ?
Dans le passé, les ulémas, les intellectuels de l’époque, écrivaient, avant de mourir, leur testament intellectuel. Ils appelaient cela une «‘aqida». Ils y affirmaient positivement les éléments de leur foi. Mon livre avait d’ailleurs un sous-titre que l’éditeur n’a pas retenu, «’aqidatoun li zamani achou’m» (Profession de foi pour un temps d’infélicité). J’ai voulu, sans références, sans polémique, sans parler des autres – même si en parlant de soi, on parle toujours un peu des autres - présenter d’une manière systématique ma propre vision des choses.
Vous n’êtes pas loin de ce que vous appelez «l’optimisme catastrophique». Vous vous livrez un peu plus, en quelque sorte. Mais pourquoi ressentez-vous le besoin de passer par cette femme qui vous écrit et de vous mettre en position de dialogue ?
En choisissant cette femme comme interlocutrice, j’ai surtout voulu fixer les lignes rouges, au delà desquelles je suis irrécupérable. Je voulais pour correspondante une femme qui ne soit pas une musulmane de situation mais de choix, pour qu’elle puisse poser ses conditions. Pourquoi une femme ? Parce que les femmes, à mon avis, n’ayant pas eu droit à la parole depuis tant de siècles, dans toutes les sociétés et notamment dans la nôtre, sont restées plus près de la réalité ; elles se laissent moins tromper par les mots que les hommes. En dehors de sa qualité de femme, ma correspondante devait être détachée à la fois de la culture ambiante, c’est-à-dire américaine, avec tous ses préjugés anti-islamiques, et de la culture musulmane traditionnelle, avec tous ses a priori. Donc elle devait être de formation scientifique. Ce personnage est fictif, bien que plusieurs lecteurs puissent la supposer réelle. Avec ces paramètres, ma correspondante est en situation d’écoute. Elle s’instruit, elle ne polémique pas ; elle est à la recherche d’une vérité qu’elle puisse réellement confesser, et non pas seulement réciter. La science expérimentale, de laquelle et pour laquelle elle vit, doit être hors question. Ainsi, de même pour la politique. Sans cela, elle se sentirait exilée chez elle, ce qu’elle ne veut pas. Nous avons tendance à croire que la politique est un ‘art’, une ‘profession’, une ‘technique’, parce que le mot arabe «siyasa» réfère à l’expérience du cavalier. A la réflexion, comme nous y invitent de grands textes de la littérature arabe, la politique est la recherche du bien commun. Dans ce sens, elle ne peut être relativisée. Par exemple, dans le concept de bien commun entre nécessairement celui d’égalité. Sans viser l’égalité, on ne peut obtenir le bien commun...
Mais il peut y avoir divergence sur les moyens d’y aboutir…
Oui, c’est ce que veulent dire ceux qui affirment : la démocratie est une face, un aspect, une conséquence de la politique. La démocratie, c’est la politique. Il n’y a pas de politique, à proprement parler, s’il n’y a pas de démocratie, du moins en projet. S’il y a «amr», il y a ordre, commandement, direction, administration des choses et des personnes, des personnes en tant que choses, mais on est loin de la politique. On ne peut pas dire non plus : l’ordre est le concept général, et la démocratie une de ses spécifications. Sans démocratie, il n’y a pas d’ordre véritable, librement consenti. Mais revenons à notre point de départ. Si la science et la politique sont par principe hors discussion, de quoi peut bien m’entretenir cette femme d’Outre-Atlantique ? De l’essentiel. Dans quel sens peut-elle se dire musulmane, non seulement le dire mais l’être consciemment, volontairement, sincèrement ?
Tout en étant un grand défenseur de l’objectivité, vous avez ressenti le besoin de recourir au témoignage, que ce soit dans Le Maroc et Hassan II ou dans Khawater As-Sabah . Quel statut accordez-vous au témoignage par rapport à la notion d’objectivité ?
Pendant longtemps, j’ai présenté mes idées sous forme de questions-réponses. Je me suis rendu compte qu’en général, surtout chez nous, le lecteur ne joue pas le jeu ; il n’entre pas dans cette démarche dialogique. Il ne veut pas voir que j’essaie de répondre aux objections (simples, faciles) qu’il pourrait me faire, pour lui permettre, lorsqu’il aura fermé le livre, de se concentrer sur les plus importantes, celles qui lui tiennent le plus à cœur. Ce que le lecteur souhaite, c’est d’avoir des réponses positives tranchées. S’il ne les obtient pas, il pense qu’il y a tricherie ou esquive. «Puisqu’il en est ainsi, me suis-je dit, je ferais mieux d’adopter la forme affirmative, en précisant toutefois qu’il s’agit bien du fruit d’une expérience personnelle, née d’une situation historique particulière». Et c’est ce que j’ai fait dans Awraq, les cahiers d’Idris.
Et comment faites-vous correspondre le «je» avec l’objectivité ?
J’ai toujours distingué l’objectivité en sciences naturelles et celle qui a cours en sciences humaines, où l’objet n’est pas présent au sens propre: il est donc à ‘recréer’. C’est de cette dernière que nous parlons, et c’est là qu’’intervient l’historicisme méthodologique. Je n’ai jamais parlé que de celui-ci, bien que beaucoup de gens fassent semblant de croire que j’ai en vue l’historicisme métaphysique. J’ai d’ailleurs répondu à ces critiques dans Mafhum a-Tarikh. C’est cet historicisme méthodologique qui, en sciences humaines (histoire, sociologie, anthropologie, linguistique...), nous permet d’être objectifs, d’échapper à la subjectivité, à la fantaisie. Dans ce cas, le ‘je’ de notre discours n’est pas imaginaire, spéculatif, il est tel que le temps l’a fait. Il est nous et il n’est pas nous, puisqu’il n’est pas à notre disposition. Nous ne pouvons en dire tout ce que nous désirons en dire. Nous sommes sincères, impartiaux, objectifs, non parce que nous le décidons (fait psychologique), mais parce que la méthode nous l’impose.
Cette objectivité-là fait toute la différence entre la maturité et l’immaturité, celle de l’enfant qui croit que tout lui obéit. Avec l’expérience et la discipline, l’homme apprend à se mettre à l’écoute de l’objet, quel qu’il soit, lui-même, la famille, la nation, l’adversaire. Le témoignage, dans ces conditions, est une affaire de probité. Il s’agit là d’une objectivité qui n’a rien à voir avec celle de l’homme de masque qui fait parler par sa bouche l’absolu, qui commence son discours, quel que soit le propos, par un bismillah théâtral. Je n’ai jamais pu comprendre qu’on puisse le dire et y croire positivement, à moins de l’utiliser comme un signe distinctif, marque déposée d’un groupe, ou comme une locution propitiatoire qui n’aurait dans ce cas, à proprement parler, pas de sens, en tout cas pas celui que l’étymologie indique. C’est contre cette arrogance, et devant l’inefficacité de la méthode dialogique, que j’ai finalement choisi la forme du témoignage, de la shahada.
Vous dites dans votre dernier livre, «je n’ai jamais brandi l’étendard de la philosophie, ni celui de la théologie, ni encore celui de l’histoire, j’ai tout simplement défendu l’historicisme». Vous continuez d’ailleurs à le faire. Qu’est-ce qui vous donne encore raison de continuer dans cette voie, au moment où il y a eu beaucoup de désistements, de critiques ou bien d’appréhensions par rapport à ce que pouvait apporter l’historicisme ? Cela ne vous dérange-t-il pas de rester «seul contre tous» ?
Je peux répliquer : «Qu’a apporté l’antihistoricisme ?» Rien, sinon qu’il a préparé le lit du traditionalisme pur et dur. On voit cela partout. Les sociétés occidentales sont en train toutes de se découvrir des sociétés religieuses et, dans le pays de Voltaire, on entend d’anciens gauchistes déplorer l’absence de transcendance. On se rend compte aujourd’hui que le philosophe de profession, qui n’arrêtait pas d’évoquer une structure sous-jacente, entendait en fait l’harmonie divine. Je ne suis pas contre la théologie, je passe mon temps à l’étudier, et avec profit, mais je veux avoir affaire à une théologie qui s’assume, pas à une théosophie honteuse ou de contrebande.
Pourquoi affirmer ne vouloir être ni un philosophe, ni un théologien, ni même un pur historien ? Comme je l’ai dit, par modestie, car je ne crois pas que l’homme, je veux dire n’importe quel homme, vous ou moi, puisse jamais réussir à obliger, par un quelconque procédé, la vérité absolue à se dévoiler à lui.
Ce qui peut se dévoiler à nous, à n’importe lequel d’entre nous, est une vérité relative, commune, partagée. La vérité objective n’est pas la vérité absolue, c’est une vérité d’accord ou de transaction, qui nous permet de vivre ensemble. Je rappelle que nous parlons toujours des sciences humaines ou plus précisément de la vie en société.
Revenons à votre dernier livre, vous y parlez de la lecture du Coran en évoquant plus son impact sur l’affect que sur la raison. Comment faut-il lire cette assertion de la part d’un rationaliste ?
Je n’ai jamais dit que la raison est une totalité qui exclut tout ce qui n’est pas elle. D’ailleurs j’utilise plutôt le terme de rationalité, qui implique le concours de l’homme, comme l’indique le terme arabe de ‘aql. J’ai précisé à plusieurs occasions que le domaine de la rationalité est circonscrit (la science expérimentale, la politique, et l’histoire en tant que servante de la politique). Mais l’expérience humaine ne s’arrête pas là ; il reste un vaste domaine où la rationalité ne joue pas un rôle majeur, ou joue un rôle mineur.
Ce qui m’a toujours paru dangereux, au vu des précédents historiques, c’est d’introduire l’irrationnel dans un sujet qui, par définition, ou convention, ou utilité certaine, doit rester sous le signe de la rationalité. L’irrationnel est tenu à l’écart du bien commun (commonwealth) pour la simple raison qu’il est incontrôlable (que faire de la magie en science, de la violence en politique, de la démence en histoire ?). Il reste à l’irrationnel le vaste domaine de l’expérience individuelle, l’art, la littérature, la religion.
Une petite digression. Je suis outré que dans nos écoles, le livre sur l’éducation religieuse commence par un chapitre sur le ghaïb, l’invisible, non pas que je nie le ghaïb, mais je m’étonne simplement qu’on puisse en entretenir des enfants alors qu’on devrait en discuter avec des adultes, longtemps après qu’ils ont quitté l’école. L’endroit n’est tout simplement pas approprié.
On est tenté, dans le cadre de cette question sur l’affect, de croire qu’il y a une part mystique en vous qui se révèle aux lecteurs …
La science, c’est la vérité partagée intellectuellement ; la politique, la vérité partagée socialement ; la vérité individuelle, quant à elle, est offerte à autrui, mais n’a pas à être obligatoirement, par principe, partagée. Appelez-la comme vous voulez, mais cette distinction entre les trois ordres de vérité, si vous la cherchez vraiment, vous la trouverez chez les plus grands rationalistes.
Vous écrivez dans Islam et modernité que votre intention «n’est pas de décrire une situation sans issue, mais plutôt d’arriver à un maximum d’objectivité pour ne pas être victime de solutions illusoires». Dans votre dernier livre, As-Sounna wa al-Islah, vous remontez jusqu’à Abraham. Est-ce par souci d’objectivité?
Le véritable titre de mon livre est Sunna wa Islah (Tradition et réforme). Je vise à généraliser mon propos. Abraham est le centre de la démonstration. Il symbolise l’avènement de la mémoire. Il apparaît au moment où l’humanité (la nôtre, pas celle des autres, Chinois, Indiens, etc., que nous ignorons superbement à notre grand désavantage) s’arrête et se retourne sur son passé. Le temps se concentre en un point (ru’ya = vision) qui dévoile d’un coup ce qui a été et ce qui sera. Ainsi naît la tradition.
Abraham, mémoire, tradition, c’est un tout, et tout en un. La tradition est la concentration de toute l’histoire en un point du temps et de l’espace. Dans notre cas, notre tradition à nous, notre sunna réduit une histoire de milliards (cosmos), de millions (vies), de milliers (conscience) d’années à ce qui en est dit, théoriquement, au cours d’une décennie (dans ce qui est appelé aussi sunna). Redonner à l’histoire, naturelle et humaine, inconsciente puis consciente, toute son ampleur ; c’est en quelque sorte entrer ‘en réforme’. Sans cela, on ne fait qu’opposer tradition à tradition. On se retrouve en pleine guerre de traditions, et c’est ce que nous vivons aujourd’hui.
Couple «tradition & modernite»
Nous remarquons aujourd’hui que le couple tradition/modernité continue d’avoir le vent en poupe que ce soit dans le discours de l’Etat ou au sein de la société. Vous avez déjà écrit que les deux sphères «tradition et modernité» ne peuvent cohabiter dans un même espace-temps. D’où vient cette certitude ?
Je rappelle que les deux concepts, tradition et modernité, ne coexistent que dans les discours, pas dans les faits. On parle bien de médecine traditionnelle, d’architecture traditionnelle, d’art traditionnel, comme curiosité ou résidu. Mais avez-vous vu dans la rue des motos traditionnelles, dans le ciel des avions traditionnels, dans les hôpitaux des scanners traditionnels ? A moins qu’il ne s’agisse d’un dualisme d’un genre particulier: le corps est moderne et le cerveau traditionnel. Dans ce cas, il s’agit bien d’un regard (traditionnel) qu’on jette sur une réalité (moderne).
Or, quand on reprend les textes anciens, on se rend bien compte que la tradition écrite, dont nous avons la trace, est toujours un discours sur une réalité. La sunna est toujours le procès fait à une bid’a. Cette dernière renvoie à ce qui est vécu, ce qui est palpable, et la sunna n’en est que la condamnation verbale, sociale, politique. Ce qu’on appelle ‘résurgence de la sunna’ est en toute rigueur re-nomination de ce que l’histoire crée, innove. La ‘nouveauté’ blâmable n’est jamais effacée, annihilée, elle est seulement étiquetée différemment. C’est ce que nous vivons aujourd’hui.
Islamiser, «traditionnaliser» la modernité, est-ce autre chose qu’adapter sous un autre nom ce dont on ne peut se passer. On l’a bien vu à propos des produits financiers islamiques. Ils étaient connus, ont été utilisés, puis abandonnés, peuvent toujours être utilisés et abandonnés à nouveau. Ils ne sont islamiques que de nom, parce qu’ils ont eu cours dans le passé, dans les pays musulmans.
Mais est-ce que la réinvention de la tradition est compatible avec la notion de modernité ?
Je me demande si le fait de renommer une chose apparue dans une autre société n’est pas un moyen, pour toutes les sociétés actuelles, et pas seulement les nôtres, d’éviter la question des finalités. On passe d’une langue à une autre, comme un enfant qui, jouant au lego, remplace un cube vert par un autre jaune et croit avoir accompli un acte de conséquence. En faisant l’effort de re-nommer, on se persuade d’avoir compris le concept, alors qu’on en est loin. Le danger n’est pas de re-nommer, mais de concentrer son attention sur le mot au détriment de la chose.
Et que pensez-vous de la persistance de ce couple contre nature (tradition et modernité) dans les discours dominant au Maroc ?
Je n’en ai retenu qu’un aspect. La tradition, qui est en fait une sorte de commentaire déphasé à propos d’une réalité en cours - réalité qui n’est pas vue ou est violemment niée - ne permet pas de s’insérer pleinement dans la modernité.
Est-ce qu’on peut dire qu’en adoptant ce dualisme, il y aurait une volonté (politique) de faire retarder le développement ?
Je ne le pense pas. La question peut être posée autrement, en se référant à la ruse de l’histoire chère à Hegel et Marx. D’ailleurs, on peut se poser la question autrement. L’idée est la suivante : pour faire adopter à une société une invention née chez l’ennemi héréditaire, vous la renommez. Vous vous donnez l’impression d’inventer ce que vous empruntez à autrui, mais qui répond à un besoin réel ressenti par l’humanité entière. C’est peut-être ce que nous sommes en train de vivre à travers tout ce bruit et toute cette fureur.
D’autres peuples nous ont précédés dans cette voie, faisant preuve d’une folie bien plus destructrice. Que de théories n’a-t-on pas échafaudées sur les particularités qui auraient prédisposé le Japon à être plus moderne que les plus modernes des Européens ! Je ne citerai que le fait de l’alphabétisation. On nous dit qu’elle y aurait été générale dès la fin du XIXe siècle, bien plus tôt que dans la plupart des pays occidentaux. Mais étant donné la différence des signes utilisés dans l’écriture, parlons-nous de la même chose ? Peut-être que les Japonais n’ont fait que renommer ce qu’ils ne pouvaient ni refuser, ni dédaigner. En ayant bien vu l’utilité, ils l’ont adoptée avec la fermeté qui les caractérise. Alors, ce qui nous caractérise, nous, c’est la temporisation.
Tout le problème, en ce qui nous concerne, c’est de savoir si nous pourrons un jour être réellement inventifs. Passerons-nous du commentaire à l’expérience directe ? Au milieu du XIXe siècle, Russes et Américains posaient la même question au sujet de leurs sociétés respectives.
Dans un entretien avec Nancy Gallaguer, vous avez dit que le Maroc est le pays arabe le plus prédisposé à la modernité. Mais vous aviez aussi précédemment dit que la société arabe n’est toujours pas prête à entreprendre sa révolution culturelle. Y aurait-il des prémices montrant que le Maroc est à deux doigts de la faire ?
Je serai aujourd’hui sans doute moins affirmatif. Notre pays n’est pas une île et notre société est devenue tellement poreuse. Mais je m’accroche à l’espoir que la tradition, chez nous, n’est pas complètement une néo-tradition, je veux dire qu’elle est encore relativement pacifique. Je prends l’exemple du voile. Au début, j’ai été outré ; je ne pouvais apercevoir un voile – celui qui nous vient d’ailleurs et dont nous n’avons pas l’habitude- sur le visage d’une jeune fille à l’université ou d’une femme conduisant une voiture de luxe sur l’allée des Princesses - sans ressentir une violente irritation. Je me disais : c’est donc à cela qu’aboutit un demi-siècle de militantisme féministe. Je pensais que l’Etat devait au moins adopter l’attitude des autorités tunisiennes, interdire le voile là où il met en danger la sécurité publique – c’est le cas de la femme au volant - ou porte atteinte à la cohésion sociale, puisqu’il ajoute un nouvel élément de différenciation dans un milieu déjà fragmenté. Puis j’ai vu qu’il perdait peu à peu de sa valeur contestataire, de signe d’opposition à la politique intérieure ou extérieure du gouvernement. Ceux qui prônent le voile espéraient peut-être la confrontation ; La politique du laisser-faire, de la ‘négligence bienveillante’ était probablement la meilleure riposte, tout au moins jusqu’à maintenant.
Vous défendez l’idée de la modernisation, alors que dans les faits, au Maroc, ce terme a une connotation technique, technocratique. Pourquoi pensez-vous que la modernisation n’est pas appréhendée comme un état d’esprit ?
Il n’y a jamais eu de modernité globale, de mise en œuvre d’un programme préétabli. Il y a eu des modernités : scientifique en Allemagne, sociale en Angleterre, politique en France, etc. Chaque pays était moderne sur un certain plan, et non moderne, parfois anti-moderne, sur d’autres. Des groupes sociaux ont pratiquement toujours été opposés à la modernité, les clercs par exemple et leurs héritiers, les intellectuels. N’oublions pas que le romantisme européen dans son ensemble a été une révolte contre la philosophie des Lumières qui était, elle, une première théorie de la modernité. J’ai dit à plusieurs reprises que rien de ce que nous vivons depuis un siècle ne nous est spécifique.
La modernité qui fait problème, celle dont on nous parle le plus souvent, est la modernité politique qui, elle aussi, a mis beaucoup de temps à s’imposer. Les guerres de la Révolution et du demi-siècle qui a suivi ont été entre modernes et anti-modernes, ou plus exactement entre modernisateurs et anti-modernisateurs, puisqu’il y eut, après la Révolution française, une prise de conscience claire de ce qu’est la modernité – le marxisme en est la parfaite illustration - et donc un programme politique d’adaptation à cette modernité dans les pays qui n’en avaient connu aucun aspect, notamment dans l’Europe méditerranéenne et danubienne.
Pourquoi est-ce que ces pays retardataires se sont petit à petit, à travers une série de révolutions, coups d’Etat, guerres civiles, résolus à se moderniser, alors que nos pays arabes ne l’ont fait, ni au même rythme, ni avec la même volonté ? Laissons de côté le facteur colonisation, si important, mais qui nous mènerait trop loin, et réfléchissons à un seul point. Quand un Espagnol allait à Paris, il n’avait qu’une idée, que son pays ressemble le plus vite possible à la France, parce qu’il ne se voyait pas comme différent – sauf certains folkloristes - mais comme dépassé ou déphasé. Un Marocain au contraire – et nous avons à ce sujet le témoignage de plusieurs ambassadeurs - se voyait comme différent. Mis devant les choses les plus utiles, il se disait : ceci n’est pas pour nous.
Modernité n’est donc pas modernisation. Celle-là est un processus historique bien localisé, celle-ci est une entreprise politique que chacun de nous peut librement choisir au nom de l’utilité et d’elle seule. La réforme que nous avons connue au Maroc, avant le Protectorat, n’est pas une modernisation, puisqu’il s’agissait d’améliorer l’état existant, non de le changer. Et c’est parce que la notion d’utilité est centrale dans tout projet modernisateur, que je donne tant d’importance dans l’éducation à l’enseignement de l’économie.
Si vous dites, tout ce qui est utile à ma société je l’adopte, quelles qu’en soient les conséquences prévisibles et imprévisibles, vous êtes un modernisateur. Si vous dites, quelle qu’en soit l’utilité, je le refuse parce qu’il porte, ou pourrait porter, atteinte à mon identité culturelle, vous êtes ou finirez par être, un anti-moderniste. Ceci est un choix, toute la science ne fera pas changer d’avis celui qui n’a de souci que pour son moi.
Nous notons aujourd’hui l’émergence de deux figures : l’expert consultant et le prédicateur. Quelle place reste-t-il à l’intellectuel/penseur défenseur de la modernité ?
Le philosophe de profession vous dira que son rôle, irremplaçable, est de théoriser l’action de l’un et de l’autre. Quant à moi, j’ai toujours pensé que le jour où une société n’a plus besoin d’un intellectuel modernisateur, c’est qu’elle est en voie de modernisation. Si ce que vous dites est vrai, nous retrouvons la dualité précédente : l’expert innove et le prédicateur condamne puis re-qualifie.
Je ne suis pas d’accord avec ceux qui regrettent les années 60 et 70. Les intellectuels se faisaient entendre, parce qu’ils se permettaient de parler de tout et parce qu’ils étaient seuls à savoir s’exprimer. Maintenant que les spécialistes peuvent enfin parler et se faire comprendre, les généralistes se font moins bien entendre. Il n’y a donc rien à regretter, si votre diagnostic est juste. Je pense toutefois qu’il est incomplet.
L’intellectuel modernisateur, par définition, ne peut avoir pour interlocuteur que l’Etat modernisateur, dans la mesure où il n’épouse totalement l’intérêt d’aucun groupe précis (y compris les intellectuels que sont les enseignants, les journalistes, les artistes...). Au Maroc, l’Etat est modernisateur, ne serait-ce qu’en tant qu’héritier de l’Etat du Protectorat : ceci provient du principe de continuité auquel personne ne peut échapper. Mais l’Etat marocain a besoin de la caution du clerc, d’où le recours au langage salafiste. Là aussi, nous voyons en action la ruse de l’histoire. Dans ces conditions, l’Etat n’a pas besoin de la justification ‘utilitariste’ du modernisateur ; elle lui serait même un handicap. D’où la solitude de l’intellectuel moderniste. Mais s’agit-il vraiment de lui ?
Le passage à la modernité nécessite une réforme culturelle et politique, qui viendrait transformer la sunna. Est-ce possible chez nous ?
Possible, en quel sens, en théorie ou en pratique ? En théorie, la tradition, toute tradition, se donne pour indépassable et indestructible. La théorie de la tradition est coextensive à sa permanence. Ma thèse est que c’est une illusion ou une imposture. Rappelant les conditions d’apparition de la théorie elle-même, j’affirme ce qui la fait et la défait.
Historiquement, la tradition se fortifie dans la défaite et le désespoir. C’est ce que m’inspire la figure d’Abraham ; il vient de Mésopotamie, aux confins de l’Egypte et de la Syrie, c’est-à-dire au cœur de ce qui était l’histoire mondiale, pour clamer l’échec de l’homme et de son aventure. Mais précisément, l’histoire ne s’arrête pas avec Abraham : voilà le fait voilé et incontestable. Le voiler, c’est renforcer la tradition, le reconnaître, c’est entrer en réforme. Au gré des heurs et malheurs de l’histoire, la tradition s’effrite et se reconstitue. Entre le moment de l’effritement et de la reconstruction, tout est alors possible, au niveau de la réalité même. Cela dépend de notre volonté, de nos choix.
Au cours et au lendemain de la défaite, dans un moment d’égarement et d’infélicité (shu’m), la tradition périclite, c’est pour cela qu’elle devient violente (quelle violence que celle de l’Eglise catholique aux prises avec Luther et l’ennemi ottoman !). Elle peut, à ce moment-là, être, non pas détruite, mais réformée. Ce que je dis là, nous l’avons vécu à la chute du Protectorat, quand le chef de toutes les zaouias a pris la fuite. Mais, comme nous l’avons aussi appris à nos dépens, à la moindre hésitation, la tradition ressurgit, plus compacte, plus arrogante, plus impérative que jamais.
Vous écrivez dans Mafhoum al ‘aql que l’utopie islamique est restée bien vivante avec sa conséquence inévitable de dévaloriser l’idée même de l’Etat. Par quoi pensez-vous aujourd’hui que l’avènement d’un Etat moderne soit le plus freiné : par le poids du religieux ou par le recul du rôle des institutions ?
Je faisais référence à l’opposition entre l’idéologie de l’Etat islamique (califat) et la réalité de l’Etat national. La persistance de la première ne permet pas la consolidation de la seconde. Si vous dites à tout propos, le Coran est notre Constitution, vous empêchez celle que vous avez adoptée par référendum de s’imposer comme seul recours. Le droit est miné à la base.
Nous faisons toujours face au même dilemme, mais dans une situation aggravée. Du temps de Hassan II, le danger pour le régime, et il faut le dire, pour l’unité nationale, venait de pays comme l’Egypte ou la Syrie, porte-drapeau de l’arabisme. Aujourd’hui, il vient de pays moins évolués historiquement et socialement – ceci est un fait - mais avec des moyens infiniment plus grands que n’en possédèrent jamais les premiers. Pensez à leur presse, à leurs chaînes de télévision, à leurs organisations caritatives, etc. L’Etat national, au Maroc comme ailleurs, n’a aucun moyen de s’en préserver, il doit même composer avec ces Etats.
Or, ce qui peut arriver là-bas et toucher par ricochet est absolument imprévisible. On peut penser à la vieille théorie bolchévique du développement inégal. Voilà des sociétés où des richesses inouïes s’accumulent, sans que la société soit prête à les absorber. S’il s’y produisait un bouleversement, il nous frapperait par effet collatéral, inopinément, comme nous ont frappés, indirectement, les révolutions d’Egypte, d’Algérie, de Libye, etc.
Je dis cela, encore une fois, par souci d’objectivité, pour délimiter ce que nous pouvons espérer et ce que nous avons à craindre. Les freins à l’évolution sont certes énormes - ils tiennent à la religion telle qu’elle est enseignée et pratiquée, à la structure sociale, à l’intérêt politique de certains groupes - mais ils sont continuellement renforcés par un ailleurs contre lequel nous ne pouvons rien. C’est face à ce danger potentiel que la sauvegarde de la cohésion nationale est une priorité absolue. Bien de commentateurs oublient ce fait pourtant essentiel.
Vous avez évoqué, dans Le Maroc et Hassan II, le recul du rôle institutionnel de l’Etat. Serait-ce là encore une résultante de l’influence qui vient de l’Orient ?
Dans ce livre, j’ai essayé de montrer que, sur le plan institutionnel, beaucoup de décisions de HassanII, dans un sens ou dans l’autre, ont été dictées par les circonstances. Sa transformation en zaïm répondait peut-être à un penchant naturel, c’est plus que probable, mais il n’aurait pas réussi si rapidement et si complètement si, autour de lui, dans le monde arabe, il n’y avait pas en autant de zaïms. De son temps, seule la za’ama, le fait de diriger, légitimait l’autorité.
Le recul des institutions au Maroc aujourd’hui, je l’appellerai plutôt recul des espérances institutionnelles. J’ai toujours exprimé le souhait de voir le pays se diriger, lentement mais sûrement, vers un régime de monarchie véritablement constitutionnelle et parlementaire, où le roi règne, guide, conseille, influe, mais ne s’implique pas dans la direction des affaires courantes, même pas par le biais de l’action caritative, car celle-ci laisse croire qu’il dispose d’un trésor inépuisable. Tout cela pour sauvegarder son autorité morale. Il doit avoir tous les moyens pour être et rester le roi du Maroc et des Marocains. Mais ceci est mon souhait ; il ne compte pour rien. La réalité c’est qu’il y a des forces énormes qui ne désirent pas cette évolution. Certaines sont nationales et peut-être là où on ne les soupçonne pas. Dans certains milieux, qui manquent étrangement de sens historique, on veut nous faire croire que Hassan II continue de diriger nos vies par-delà la mort. En vérité, ce que nous observons depuis neuf ans prouve bien que tout n’est pas à mettre au compte de l’homme Hassan II. C’est ce que j’ai voulu dire par une phrase sibylline : il a été notre victime autant que nous avons été la sienne.
A ces obstacles internes, se sont ajoutés d’autres, externes. Nous faisons partie d’un ensemble, nous ne pouvons ni faire machine arrière tout seuls, ni avancer tout seuls. Cette influence retardatrice ne vient pas que de l’Est ; elle vient aussi de l’Ouest. La vérité crue, c’est que l’Etranger veut avoir un interlocuteur unique et qui ne change pas, qui garantit la fidélité aux engagements pris. .
Depuis La crise des intellectuels arabes, vous avez repensé l’emplacement géopolitique du Maroc. Aujourd’hui le Maroc est économiquement arrimé à l’Europe, mais semble émotionnellement incapable de se détacher de l’Orient. Est-ce à votre avis un paradoxe, qui nécessite une rupture ?
La rupture intellectuelle, facile à opérer, est sans doute utile ; la rupture émotionnelle, plus difficile, n’est pas absolument nécessaire. Dans ce cas aussi, j’aurai recours à la distinction entre public et privé. Si les gens, à titre individuel, tiennent à certaines manières de s’habiller, de manger, de se tenir, de se conduire avec les femmes, etc., pourquoi s’en offusquer ? S’ils y trouvent satisfaction personnelle et équilibre psychologique, pourquoi les en priver ? Après tout, bien des traditions locales, familiales, communautaires, et qui nous séparent les uns des autres, persistent encore chez nous. Mais sur le plan public, quand se décide l’avenir du pays dans son ensemble, c’est le discours rationnel qui doit primer, non l’exemple, d’où qu’il vienne.
Libéralisation et dynamique économique
Qu’est-ce qui vous a rendu indulgent vis-à-vis de Hassan II par rapport à sa politique économique ?
En matière de politique économique, on n’a pas à juger par rapport aux désirs, qui sont illimités, mais en tenant compte des contraintes, des possibilités offertes. En temps de guerre, on ne reproche pas à un général la faille stratégique, qui ne dépend pas de lui, mais l’erreur tactique qui découle de sa libre décision.
Il est vrai que le chapitre sur l’économie dans Le Maroc et HassanII, est le moins critique. En réalité, j’avais en vue surtout le gouvernement Youssoufi que je voyais tous les jours maltraité dans la presse. «Mais qu’a-t-il fait pour les pauvres, les chômeurs, les jeunes ?», disait-on. Comme si des problèmes de nature structurelle qui résultent de plusieurs siècles de retard, pouvaient être réglés en quelques années. Surtout que ces critiques venaient des cercles qui ont le plus profité de la politique qu’ils dénonçaient.
Vous adoptez dans vos écrits la posture de Max Weber relative à l’autonomie des sphères économique et religieuse. Pensez-vous que la dynamique économique actuelle au Maroc soit suffisante pour les dissocier dans notre société ?
Presque suffisante, dirais-je. C’est là, me semble-t-il, le rôle historique de la monarchie, de symboliser l’unité postulée entre les deux sphères. Puisque l’unité est réalisée à ce niveau, elle n’a pas à l’être ailleurs. Je ne dis pas que cela règle le problème, mais que cela en facilite la solution au Maroc.
Actuellement, chez nous, l’institution religieuse n’a pas de base économique indépendante (taxes, patrimoine foncier, privilèges commerciaux), comme elle a pu en disposer dans le passé. Elle est à la merci de l’Etat et de certaines personnes charitables, nationales ou étrangères. Tout dépend, dans ces conditions, de l’évolution économique générale qui décidera si cette institution deviendra plus ou moins indépendante, plus ou moins influente.
Le retour du religieux auquel nous assistons chez nous a une raison évidente. C’est la rente pétrolière des Nouveaux pays riches (NPR) qui permet un apostolat renouvelé, pacifique ou guerrier (on en a la preuve lorsqu’on examine ce qui se passe dans les milieux d’émigration). Ce n’est pas la religion qui domine l’économie, mais bien une certaine forme d’économie (de rente) qui détermine une forme précise d’action religieuse. C’est ce qui me permet de parler d’une judaïsation de l’islam actuel. Proposition choquante pour beaucoup, à prendre néanmoins bien au sérieux. Le musulman adopte de plus en plus l’économie moderne. Il reste en même temps fidèle à une certaine idée de tradition, mais qu’il ne connaît qu’à certains moments de la journée, de sa vie.
L’économie moderne, nous sommes en plein dedans, sans en maîtriser les ressorts. D’un côté, la bulle boursière enfle et d’un autre côté, dans la réalité, les disparités sociales sont au bord de l’explosion. Pensez-vous que ce paradoxe soit le prix à payer dans un processus de libéralisation ?
L’analyse du système capitaliste ne peut être séparée de l’analyse libérale. Mais le point que Marx a soulevé, et qui n’a jamais été démenti par les faits, c’est que la théorie (capitaliste ou libérale) postule la liberté de l’individu, mais ne fonctionne qu’avec des groupes.
Ce qui concerne directement la question posée est une autre contradiction indépassable, entre le matériel et l’immatériel. Le capitalisme développe de plus en plus le second, en n’arrivant jamais à se détacher du premier qu’il minimise continuellement jusqu’à parfois l’éliminer de ses calculs. Alors, le matériel, comme le groupe, se rappellent au capitalisme par les crises. Pendant dix ou vingt ans, il n’y a pas de crise, alors on affirme que la théorie des crises est morte. Puis la crise survient à nouveau. Pourquoi ne pas revisiter ce qu’en disait Marx ? Théoriquement, la Bourse est là pour organiser l’épargne et la mettre à la disposition de ceux qui produisent des biens matériels, mais par une autre forme de la contradiction citée plus haut, le capitalisme donne deux valeurs à une même chose, celle qu’on observe et celle qu’on anticipe. Et alors, on est tenté de jouer sur les disparités. Cela, on n’y peut rien, car le caractère essentiel du capitalisme, c’est qu’il change radicalement notre perception du temps.
Maintenant si tout cela est bien compris, il n’y a pas trop de mal, car la crise fait partie du système. Si ce n’est pas compris parce que l’économie, en tant que discipline, n’est pas, ou est mal enseignée, comme chez nous, le passage inéluctable du matériel à l’immatériel – de la production à la Bourse - renforce la foi ‘irrationnelle’ dans l’invisible, le ghaïb. On croit que l’on peut devenir riche du jour au lendemain si l’on sait obtenir un prêt sans garantie, si l’on s’arrange pour avoir l’information adéquate ; on croit que l’Etat peut tout financer, que s’il ne le fait pas, c’est qu’il ne veut pas, par mépris ou perversité. Et on retrouve le problème de l’éducation.
Vous avez écrit que la morale individuelle risque d’être inefficiente sans éthique collective. Comment faire aujourd’hui pour instaurer une éthique pour aller à l’encontre de la spéculation ? La finance devient aujourd’hui une bulle qui ne se réinjecte ni dans la redistribution, ni dans quoi que ce soit …
Laissons la bulle éclater. Ceux qui ne quittent pas rapidement la Bourse finissent par s’y ruiner. L’éthique sociale dépend de plusieurs facteurs: famille, école, groupe ethnique ou social, affiliation confrérique, régime politique, etc. Voyons le couple école-régime politique, en partant du contenu des manuels qu’on enseigne dans les classes du primaire. L’éducation a chez nous un seul but, la fidélité ; elle continue ce qu’a commencé ou doit avoir commencé, la famille, la zaouïa, le clan, etc. On a en vue un type particulier d’homme, avec des qualités précises à encourager et des défauts, tout aussi précis à prévenir, et peu importe en définitive si c’est bien ce type d’individu dont la société, dans sa phase de développement actuel, a réellement besoin.
Imaginons-nous maintenant un autre environnement politique, celui qui répond à mes souhaits, où les pouvoirs sont constitutionnellement délimités, où ceux qui les détiennent les remplissent de la manière la plus satisfaisante : dans ce cas, la plus grande partie de l’éducation civique se fera en dehors de l’école publique qui n’aura plus qu’une mission, former l’homme le plus utile (économiquement s’entend) à la société. Ce genre d’utilité est défini par le Parlement, en tant que représentant de la société. Cette éducation-formation, qui vise à l’utile, tombe elle-même sous le coup du calcul d’utilité, et à tous les niveaux. Nous en sommes bien loin.
Dans votre livre, Le Maroc et Hassan II, vous avez plus ou moins salué l’effort fait pour la croissance. Maintenant, il y a la problématique de la redistribution qui est posée. Comment voyez-vous cette disparité et ses risques aujourd’hui ?
Il m’arrive de souhaiter voir affichée partout une double comptabilité, l’une économique et l’autre sociale. Je sais, on pourra rétorquer qu’il est très difficile de les distinguer, une dépense sociale étant aussi un élément de production. Néanmoins, je persiste à penser que, même approximative, elle pourrait avoir une valeur éducative. Elle montrerait à chacun ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Sans cela, comment prouver à l’opinion publique que le recrutement systématique et indifférencié des diplômés chômeurs est le plus court chemin vers la faillite? On verrait ainsi que nous bénéficions de beaucoup de richesses que nous ne produisons pas chez nous. On peut retourner le problème dans tous les sens, on revient toujours à l’économie réelle, à la production des richesses matérielles.
Ce qui est significatif à mes yeux n’est pas tant le chiffre de croissance (je constate d’ailleurs que les pays qu’on nous donne pour exemples connaissent une inflation double, parfois triple de la nôtre, c’est le cas de la Turquie et de la Thaïlande), que celui de la plus-value, le surplus de richesse réelle créée chaque année. Sur le long terme, la pauvreté structurelle provient du fait que cette plus-value est, soit minime, soit inexistante, et ce à cause de notre agriculture archaïque. Je sais qu’il y a un problème d’eau, de climat, de désertification, etc., mais il y a aussi un facteur humain, la cellule familiale, le droit successoral, le mode d’exploitation.
On a toujours critiqué, depuis le temps du Protectorat, la politique agricole, qui consiste à privilégier l’agriculture d’exportation aux dépens de celle qui fait vivre les gens. Le fait même qu’elle ait été poursuivie, malgré les critiques récurrentes, prouve qu’elle répond à certaines exigences économiques et politiques : elle est plus aisément mise en œuvre, ses résultats sont plus immédiatement visibles. Il n’en reste pas moins vrai que, tant que notre agriculture demeurera en l’état, la pauvreté persistera et, par conséquent, l’inégalité à tous les niveaux. C’est la première qui appelle la seconde. L’exemple de l’Italie, divisée toujours entre nord et sud, est là pour nous le rappeler.
Ce qui me désole le plus, c’est qu’on change de politique tous les cinq ans. On a décidé de suivre une politique de sécurité alimentaire, on l’a ensuite abandonnée parce qu’elle était trop chère, puis les prix ont augmenté sur le marché mondial, enlevant toute pertinence à l’analyse précédente : alors on parle à nouveau de sécurité alimentaire, jusqu’à ce qu’un nouveau conseiller nous appelle à une meilleure allocation des ressources, et ainsi de suite. Si nous avions persévéré dans la première politique, ne serions-nous pas aujourd’hui dans une meilleure situation ?
Vous êtes l’un des rares penseurs libéraux qui se réfèrent encore, abondamment, à Marx. Qu’est-ce qui explique son actualité, pour vous ?
Tout simplement parce qu’il est le théoricien le plus conséquent du capitalisme et du libéralisme. Il voulait certes les dépasser, mais il voulait surtout les comprendre. On oublie, ou on ignore, que ceci était très clair pour un homme comme Joseph Schumpeter. Certains confondent Marx, marxisme, bolchevisme, léninisme, stalinisme, comme d’autres avant eux ont confondu Rousseau, Robespierre, la Terreur, etc. Rousseau a été oublié pendant cinquante ans, traité d’homme instable et d’esprit déréglé, puis il a fini par retrouver sa juste place.
Bien entendu, Marx ne représente ni le savoir total, ni le dépassement de l’économie, ni l’accomplissement de l’histoire, comme ont pu l’affirmer, à un moment ou à un autre, certains parmi ceux qui le vilipendent aujourd’hui. Il est le commentateur doué, souvent profond, l’analyste autorisé des penseurs qui ont symbolisé, chacun dans son domaine, un aspect de la modernité. Pour ma part, j’y ajouterai Machiavel et Ibn Khaldoun. A son miroir, ils prennent pour moi plus d’éclat.
Je voudrais signaler un seul point. Marx a tenté, sans succès il faut le reconnaître, d’expliquer la formation des prix. Mais le problème qu’il a posé demeure insoluble. D’autres après lui ont suivi d’autres chemins, sans plus de succès. Ils en ont conclu qu’il s’agissait d’un problème philosophique et sont passés à la micro-économie. Mais qu’est-ce que le prix pour une entreprise ? En reformulant ainsi la question, ils ont obtenu des résultats. Reste le problème au niveau global, qu’on a retrouvé à l’heure de la mondialisation. On n’arrive pas à contrôler les prix (du pétrole par exemple), parce qu’on ne sait pas comment ils se forment, ou plus exactement le marché ne les stabilise pas parce que quelque chose lui fait défaut. C’est la question que pose Marx. Là est son actualité.
l’intellectuel, l’essayiste et le romancier
Vous êtes un penseur reconnu, mais esseulé. Qu’est-ce qui empêche le Maroc d’avoir les canaux et les mécanismes nécessaires pour que la production intellectuelle soit prise en compte dans la prise de décision, économique et politique ?
Pensant contre la tradition, je ne pouvais que heurter. Or, les hommes au pouvoir, à quelque niveau que ce soit, ne peuvent se payer le luxe de heurter. Ils voudraient réformer en donnant l’impression de conserver. Ceci n’est pas particulier au Maroc. J’ai souhaité par exemple l’autonomie de l’Université, espérant que plus de responsabilité, de liberté d’action, de variété dans le recrutement (même à l’extérieur du Maroc), en feraient un foyer de modernisation. Mais le pouvoir, en décidant de lui accorder un maximum d’autonomie, a renforcé le camp de la tradition (volontairement ou non, je n’en sais rien). En fait, il a donné à ce camp de la tradition plus de possibilités pour agir. Le résultat de la réforme n’a pas été à la mesure des espérances. Devons-nous les condamner pour autant ? Non, nous devons simplement en conclure que l’Université ne peut être moderne dans une société qui n’est pas tout à fait décidée à l’être.
De même, l’idée d’enseignement payant, que j’ai toujours soutenue, ne peut pas être appliquée tant que le concept d’économie n’est pas largement diffusé dans la société, à travers l’école précisément (c’est un peu le problème de l’œuf et de la poule). Si nous adoptons une double comptabilité, même approximative, nous pouvons, d’un côté, chiffrer le coût de l’enseignement et exiger qu’il soit payant, et de l’autre, aider les plus démunis à en supporter la dépense. L’enseignant doit justifier son salaire, et l’élève, sachant le prix de ce qui lui est enseigné et le payant de sa poche ou avec l’aide du programme social de l’Etat, sera plus exigeant. Mais cette approche n’est acceptable que pour celui qui pense naturellement en termes d’économie.
Pensez-vous donc que le consensualisme qui prévaut dans toutes ces commissions travaillant sur l’école s’avère contreproductif ?
Bien sûr. Il y a consensus surtout pour ne pas parler de l’essentiel, c’est-à-dire des principes ; on entre tout de suite dans le technique, la didactique comme on dit au Canada. Par la suite, il y a des gens qui disent : «Mais pourquoi ne faisons-nous pas aussi bien que Cuba, ou la Jordanie ?» Mais dans ces pays, soit les problèmes de fond ne se posent pas, soit ils ont été réglés depuis longtemps. Il n’y a, dans ces deux pays, qu’une seule langue principale d’enseignement. Il n’y a pas de plurilinguisme et on ne se targue pas de multiculturalisme. On peut vouloir tout en même temps, on peut ambitionner de réussir là où personne n’a réussi, mais à condition d’accepter d’en payer le prix, c’est-à-dire une productivité moindre.
Justement, parlons-en, des langues. Dans votre parcours si riche, vous avez oscillé entre une écriture d’essai rigoureuse en français et une écriture littéraire plus proche de votre moi en arabe. Quelle est votre conception du bilinguisme ?
J’ai dit une fois qu’il n’y a pas de parfait bilinguisme. J’en fais l’expérience tous les jours, lorsque je traduis un texte classique français en arabe ou le contraire. Je ne trouve jamais un équivalent parfait qui ne retranche rien et n’ajoute rien au terme que j’entends traduire. Essayez de trouver un équivalent arabe à itinéraire et un équivalent français à assabil. Quoi que vous fassiez, une nuance se perd. C’est pourquoi il faut s’attacher à une langue nationale, la seule qu’on puisse vraiment maîtriser, mais il faut en même temps enseigner, et sérieusement, dans chaque domaine, la langue étrangère qui est la plus indispensable. Mais allez parler raison à ce propos, personne ne vous écoute.
Par ailleurs, les responsables ont été négligents pendant tant d’années que le problème est peut être devenu insoluble, avec cette conséquence dangereuse que nous nous acheminons vers une société où la langue divise au lieu d’unir. C’est le syndrome belge qui m’a toujours fait peur. Je rencontre des gens qui croient que je n’ai rien publié depuis L’idéologie arabe contemporaine et d’autres qui ne savent pas que j’ai écrit des livres en français. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’il y ait péril en la demeure, tant que nous restons entre nous, en famille.
Qu’est-ce qui fait que vous décidez d’écrire en arabe ou en français ? Pouvons-nous dire que le conceptuel est en français et l’émotionnel en arabe ?
Pas du tout. Souvent, c’est le hasard qui décide, le fait que je suis invité à parler devant un auditoire arabophone ou à écrire un article pour un journal étranger. Reste qu’ayant pris la plume et commencé à rédiger en français ou en arabe, c’est le concept qui me guide dans le premier cas et l’étymologie dans le second. La raison en est, me semble-t-il, que l’étymologie française me fait défaut, n’ayant pas fait de latin. J’en prends conscience quand je lis un auteur classique ou même un écrivain moderne comme Aragon. Alors qu’en arabe, la situation est différente. Dans Mafhum a-Tarikh (Le concept d’histoire), c’est l’étymologie du mot hifdh qui m’a guidé vers une théorie spécifique de la tradition, je n’y serais pas arrivé sans cela. De même, dans Sunna Wa Islah, (Tradition et réforme), c’est l’étymologie du mot Qur’an qui m’a éclairé la figure d’Abraham. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est cela que la Tradition n’est pas prête à faire. Elle donne pour évident ce qui ne l’est pas.
Il vous est arrivé, tout au long de votre parcours, d’être un analyste distant, un témoin engagé, un acteur consulté, un défenseur du devoir de l’imagination. Dans laquelle de ces facettes vous retrouvez-vous le plus ?
Je n’ai pas demandé à être consulté, et encore une fois je ne l’ai été que très rarement. Je pense néanmoins qu’il s’agit d’un devoir qu’il faut remplir quand on le peut. Mais en toute circonstance, je maintiens la distinction entre public et privé, les droits de la communauté sur moi et ceux que je revendique en tant qu’individu et sur lesquels la communauté n’a aucune autorité.
Quel lien entre l’analyse théorique et l’expression littéraire ? La première vise la communauté et doit être partagée. C’est pour cela que la perspective historique y est nécessaire, car c’est l’histoire qui nous unit, qui fait de chacun de nous un être social. La méthode doit s’accorder au but recherché. Je n’ai jamais pu comprendre comment on pouvait s’adresser à la communauté en partant d’un principe individualiste absolu, anarchiste, nihiliste ou cynique. Si l’on n’a pas en vue la communauté, alors on a le libre choix des moyens et des méthodes, même les plus facilement accessibles, puisque le but, c’est l’affirmation face au monde, non le partage. C’est ce qui me tente dans l’expression littéraire. J’aurais pu m’en passer, j’aurais eu plus de succès sur le plan social. Il se trouve que j’en ai toujours ressenti le besoin. Mon but alors n’est pas de partager, mais d’offrir. C’est pour cela que je me suis permis l’expérimentation. On dit : «Ce que j’écris est pénible à lire, mais la difficulté fait partie du projet».
Comme je n’ai pas de double personnalité, il existe bien sûr des liens entre les deux entreprises. Dans al-Fariq (L’Equipe), est posé en filigrane le problème de la rationalité de nos comportements quotidiens, dans un milieu particulier, celui du football, sport collectif par excellence. Dans Ghila, est évoqué le problème de la mort et notre attitude, traditionnelle, à son égard. Dans al-Afa, celui de la mémoire, son origine et le danger que représente, soit son atrophie, soit son hypertrophie dans une société donnée. Mais ce contenu conceptuel (ce qui est décrit, mawsuf, opposé à ce qui est visé, mawdu’) est tout à fait secondaire à mes yeux ; je n’ai jamais voulu qu’on lise ces récits comme des essais romancés. J’ai toujours souhaité qu’on s’intéresse de prime abord à la fable, dans un second temps à la technique utilisée, et enfin à la note particulière (la naghma), au-delà de l’idée et du style, l’écho qui reste quand on ferme le livre et oublie presque tout ce qu’il contient. C’est de tout cela que parle mon livre Awraq (Les Carnets d’Idris) dont on a retenu uniquement la fable.
Bibliographie
sélective de Abdallah Laroui
LIVRES
• L'idéologie arabe contemporaine : essai critique. Préface de Maxime Rodinson Paris : F. Maspero, 1973.
• Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain, 1830- 1912. Paris : F. Maspero, 1980.
• Islam et modernité. - Paris : La Découverte, 1987.
• Esquisses historiques. - Casablanca : Centre culturel arabe, 1992
• Interview: “The life and times of Abdallah Laroui, a Moroccan intellectual”. Nancy Gallagher. In The Journal of North African studies
• Vol. 3, n. 1 (1998). P. 132-151.
• Islam et histoire : essai d'épistémologie. - Paris : Albin Michel, cop. 1999.
• Le Maroc et Hassan II : un témoignage / Abdallah Laroui
• Cap-Rouge : Presses Inter Universitaires, 2005. - 248 p.