La réflexion d’Orwell sur le concept de vérité interroge la possibilité de la liberté.
Auteur : James Conant
Non, en disant que le fondement du totalitarisme est qu’il sape le concept de vérité objective, Orwell n’ouvre pas une discussion métaphysique. C’est ce que répond, avec fermeté, le philosophe américain James Conant à son confrère Richard Rorty. Ce dernier, défenseur de la démocratie et tenant du pragmatisme – pensée selon laquelle la vérité n’existerait pas a priori mais se dévoilerait à travers l’expérience –, avait proposé, dans Contingence, ironie et solidarité (1989), une lecture de 1984 de Georges Orwell sur lequel il projette son refus du Réalisme, perçu comme une doctrine métaphysique. « Contresens », clame James Conant, spécialiste de la philosophie du langage et de l’éthique. Pour lui, non seulement Rorty passe à côté de ce que dit Orwell, mais son discours retrouve, sur plus d’un point, celui tenu, dans le roman, par le tortionnaire O’Brien, homme courtois et cultivé pour qui « il n’y a pas de réalité objective et tout est construit ». Au-delà de ce débat destiné à un public spécialiste, sinon très fortement motivé – les autres replongeront tout simplement dans Orwell –, c’est une question de fond que ce livre met en lumière : le lien essentiel entre vérité et liberté.
Pour Georges Orwell, être libéral, c’est avoir « une intelligence libre », être « libre d’aboutir à son propre jugement sur les faits », donc « concevoir la vérité comme quelque chose d’extérieur à soi, comme quelque chose qui est à découvrir, et non comme quelque chose que l’on peut fabriquer selon les besoins du moment ». Et le contraire de cette pensée, que James Conant appelle « libéralisme de la vérité », est le totalitarisme. 1984 a été lu comme une critique visionnaire du totalitarisme, notamment dans la Russie stalinienne. C’est en fait une réflexion plus large sur ce qu’est asservir un esprit. Pour Orwell, le plus effrayant dans le totalitarisme, c’est moins les atrocités qu’il commet que ses « implications intellectuelles » : le fait qu’il brise l’individu en détruisant « ses croyances fondamentales, celles où son identité est en jeu », en le détachant de la réalité et en rendant les atrocités perpétrées indétectables. 1984 se penche sur les « dispositifs intellectuels et psychologiques qui produisent une dislocation du sens de la réalité : la mutabilité du passé (les faits qui ont eu lieu disparaissent et sont remplacés par d’autres sans cesse réinventés), le novlangue (les concepts sont modifiés de façon à rendre impensables de nombreuses pensées sur le monde et sur soi), la « double pensée » (on ne survit que si l’on parvient à ne pas croire ce qu’on sait vrai et à croire que ce qu’on sait faux) ». En imaginant un monde où toute pensée exprime l’idéologie de la classe dominante, Orwell montre les dérives d’une philosophie appuyée sur le pouvoir et utilisée à des fins idéologiques. Pour lui, le totalitarisme use de stratégies pratiques et intellectuelles qui visent « l’abolition de la liberté de pensée jusqu’à un degré inconnu dans les époques antérieures », orientées vers « un contrôle total de la pensée, de l’action, et des sentiments humains ». Il ne s’agit plus seulement d’interdire l’expression ou la pensée mais de dicter ce qui doit être pensé. Le totalitarisme « entreprend de gouverner votre vie émotionnelle en établissant un code de comportement ». Il dévoie donc le rapport à la réalité, en en modifiant « les règles de bases qui nous sont familières pour l’application des concepts et la formation des croyances » et en imposant un système de pensée schizophrénique, puisqu’« il ne faut pas seulement ajuster continuellement ses croyances concernant la réalité ; il faut également être expert dans l’art d’oublier qu’on les ajuste continuellement ». Un système d’« auto-aveuglement » où les gens réussissent à se cacher à eux-mêmes que « la vérité continue d’exister, pour ainsi dire, derrière leur dos ».
Lutter contre la déshumanisation
Au-delà, c’est la possibilité même d’une vie intellectuelle commune, d’une vie humaine en société. Orwell articule trois concepts inséparables : liberté, communauté et vérité. Être libre d’établir par soi-même la vérité de certaines affirmations, c’est la condition de toutes les autres libertés. Sans elle, explique en avant-propos Jean-Jacques Rosat, le traducteur, « les autres conditions [d’une vie libre] (l’éducation et l’égalité, par exemple) s’effondrent ou se retournent en cause d’assujettissement ». Mais pour cela, il faut ne pas être « prisonnier de l’exigence exclusive d’établir un consensus », et il faut « un ensemble partagé de normes cohérentes » pour réguler les pratiques de la communauté. Si ces conditions sont détruites, on peut dire tout, « cela ne fera pratiquement aucune différence avec ce que dit n’importe qui », ces propos se dissolvant dans « un consensus parfait ». D’où l’uniformité de la société et l’enfermement de chacun dans ses propres convictions, et sa solitude.
Or, rappelle Conant, « une communauté de gens authentiquement libres n’est pas seulement celle qui a atteint un haut niveau de consensus de facto et qui s’y maintient, mais celle qui accueille favorablement tout robuste désaccord comme une incitation à perfectionner un ensemble partagé de normes pour trancher et régler les désaccords présents et futurs ». Aussi « la capacité à produire des énoncés vrais et la capacité à exercer sa liberté de pensée et d’action sont, pour Orwell, les deux faces d’une même pièce de monnaie » : c’est une tâche commune à la littérature et à la politique pour préserver ce qui fait l’humain. Pour construire et défendre la démocratie. 1984 doit beaucoup à l’observation qu’Orwell avait faite des intellectuels au moment de la guerre d’Espagne, et qui l’avait amené à chercher à « éclairer les conditions de possibilité culturelles, sociales et politiques d’un épanouissement de la justice et de la liberté ». A propos de son roman, Orwell confiait : « Je ne crois pas que le type de société que je décris arrivera nécessairement, mais je crois que quelque chose qui y ressemble pourrait arriver […] Ne permettez pas qu’il se réalise. Cela dépend de vous ».
Orwell ou le pouvoir de la vérité
James Conant, traduit de l’anglais et préfacé par Jean-Jacques Rosat
Agone, Banc d’essais, 188 p., 20 €