La peinture: des passionés au businessmen

La peinture: des passionés au businessmen

De l’Indépendance à nos jours, la situation de l’artiste plasticien a beaucoup changé. Entre un Jilali Gharbaoui, retrouvé mort en 1970 à 41 ans sur un banc parisien, et un Mahi Binebine exportant son art de son vivant aux quatre coins du monde, que s’est-il passé pour expliquer la frénésie qui semble s’être emparée du marché de l’art marocain ? Depuis 2002, cinq maisons de ventes aux enchères ont été créées à Casablanca, ville qui compte dorénavant près d’une quinzaine de galeries d’art. Tous les mois, de nouvelles expositions sont visibles dans les principales villes du royaume. Un musée d’art contemporain devrait être inauguré dans les prochaines années…Pourtant, loin d’être l’aboutissement de politiques publiques volontaristes, l’intensité de la période actuelle semblerait être le fruit d’un long et patient travail mené, au fil des générations, par des hommes et des femmes qui ont permis l’existence puis une professionnalisation croissante de tout un marché.  Explications.

60 -70’S : DES ARTISTES ENGAGÉS….

Il faut attendre les années 70 pour que les peintres Marocains sortent de la marginalisation dans laquelle ils sont cloisonnés. Jusqu’alors, rares sont les lieux dédiés à la peinture où ils peuvent donner à voir leurs œuvres. Quelques galeries ont, depuis la fin des années 40, pignon sur rue, à l’instar du Savouroux ou de la galerie Derch, mais leur choix «éditoriaux» se portent essentiellement sur les orientalistes (à l’exception notable de Venise Cadre, créée en 1948). «Il y avait bel et bien une proposition d’œuvres d’art, explique Aziz Daki - critique d’art devenu aujourd’hui copropriétaire de la galerie

L’ Atelier 21 à Casablanca - mais elle marginalisait les artistes marocains» qui, en guise de repli, investissent les halls d’hôtels, les cafés et les librairies. Reste que si l’offre est essentiellement orientaliste, la demande l’est aussi, «A l’époque, les acheteurs sont principalement les juifs et les chrétiens du Maroc, une clientèle qui achète surtout des orientalistes» assure Aziz Daki. Face à l’absence de circuit, les artistes décident alors de «se prendre en charge» eux-mêmes. La plupart ont effectué leur formation à l’étranger (Paris, Varsovie, Rome, New-York…), et  présentent une peinture moderne qui s’arrime aux avant-gardes occidentales. Ils  récusent les préjugés occidentaux selon lesquels les peintres marocains ne seraient bons que dans les arts ethniques.

Au début des années 60, le trio Belkahia, Melehi et Chebâa, alors jeunes enseignants aux Beaux-arts de Casablanca, ne va pas hésiter à secouer le cocotier des valeurs esthétiques désuètes. D’abord au niveau de l’enseignement. Comme le rappelle l’historienne et critique d’art Toni Maraini1, témoin privilégié de cette époque, «En poste depuis deux ans à la direction des Beaux-arts de Casablanca, Farid Belkahia voulait changer radicalement cette école qui datait du Protectorat. Les matières qui y étaient enseignées étaient classiques, c’est-à-dire académiques et occidentales. Il a voulu créer une nouvelle équipe tout de suite. C’est ainsi que je suis devenue professeur d’art, Mohamed Melehi, professeur de peinture et Mohamed Chebâa, enseignant des arts graphiques». Mais loin de s’arrêter là, le groupe des nouveaux peintres a fait peu après une déclaration que l’on peut considérer comme un manifeste. On y trouvait stigmatisées les carences des galeries, de l’aide à l’enseignement et des lieux de formation. En 1966, ils organisent eux-mêmes une exposition qui fera date à Bab El Rouah. Pour Toni Maraini, celle-ci représentait «une grande nouveauté, avec un accrochage normal, c’est-à-dire moderne, avec un espace autour des toiles, ce qui était tout l’opposé du Salon de printemps où les toiles étaient juxtaposées les unes aux autres». Pour s’élever contre ce dernier événement, le petit groupe d’artistes formule l’idée d’amener l’art dans les espaces publics et «fomente» le 9 mai 1969, une exposition-manifeste sur la place Jamâa El Fna, où sont explicitées les relations entre l’art marocain et l’art moderne.

Aux côtés de ces artistes engagés, on peut relever le rôle important joué au cours de cette période par les galeries placées sous la tutelle du ministère de la culture, en particulier de Bab El Rouah (Rabat), alors la plus importante du pays. Des galeries2 qui donnent à voir au public le travail des artistes marocains. Mais la politique institutionnelle s’arrête à peu près là. «C’est vrai qu’au cours de mes recherches, je n’ai pas trouvé trace de catalogue, témoigne Aziz Daki, il y avait des dépliants, des cocktails…mais guère plus». Les premières monographies de Jilali Gharbaoui, Ahmed Cherkaoui, Lotfi Yacoubi ou encore Farid Belkahia, éditées sous forme de livrets en 1960 ne sont pas des productions nationales mais sont le fait…de Gaston Diehl, diplômé de l’Institut d’Art en archéologie et de l’Ecole du Louvre, alors attaché culturel au Maroc et qui s’était donné pour vocation de faire connaître la création contemporaine dans les pays où il était en poste. «C’est par leur qualité que les peintres marocains vont créer un marché, avance Aziz Daki. On peut dire que ce sont les peintres marocains qui ont fait les acheteurs marocains car dès le début des années 70, aux patronymes juifs ou chrétiens se succèdent des patronymes musulmans».

…AUX GALERIES MILITANTES DES 70’S

1968 a soufflé sur le monde et les années 70 sont celles des engagements politiques, des prises de position, des oppositions. Le Maroc n’y échappe pas : des revues comme Souffles, Lamalif s’engagent de plus en plus dans la cité où les artistes, poètes, peintres, intellectuels considèrent qu’ils ont leur mot à dire. Il en est de même pour les galeries qui se créent et qui vont tenter d’afficher leurs convictions esthétiques. Les deux premières, La découverte (Josy Berrada, sa fondatrice, est celle qui a lancé Gharbaoui) et L’œil  vont rapidement fermer (cette dernière sera reprise dans les années 80 par Abderrahmane Seghrini, un des plus grands collectionneurs du pays). Il faut attendre 1971 pour qu’une galerie marque de son empreinte, deux décennies durant, le domaine des arts contemporains : L’Atelier, créée par Pauline de Mazières, rejointe deux ans plus tard par Sylvie Belhassan. Leur objectif est clair : exposer des peintres du monde arabo-musulman et méditerranéen que personne ne montre. Aux côtés des Marocains, elles dévoilent des peintres irakiens, syriens, italiens, tunisiens, présentent des expositions d’affiches palestiniennes…

« Belkahia et Melehi, avec qui nous étions très liés, avaient alors des contacts étroits avec le monde arabe. Leurs œuvres étaient présentées à la Biennale de Bagdad, un événement artistique d’importance», raconte P. de Mazières, et nous exposions à Rabat les artistes majeurs des autres pays de la région». Mais tout cela coûte cher et il n’y a pas de soutien financier, public ou privé. Même en vendant à crédit et en encaissant de 30 à 40% de commissions sur les ventes réalisées, difficile de vivre de l’art. D’autant que démarches et taxes douanières à l’entrée et à la sortie du territoire sont considérées comme de véritables freins au développement de ce secteur. La TVA à l’importation est de 20% et l’autorisation du ministère de la culture est le sésame indispensable pour toute sortie du territoire des œuvres marocaines3. «J’ai très vite compris que je ne m’en sortirai pas avec la seule galerie, explique P. de Mazières, alors j’ai fait un magasin de décoration contemporaine attenant». Pas de quoi rouler sur l’or mais assez pour autofinancer les expositions. Dans leur sillage, d’autres galeries vont occuper un espace laissé béant dans la promotion et la visibilité données à l’art contemporain. On peut citer la galerie Nadar à Casablanca, créée par Leïla Faroui ou encore Alif-Ba de Houcein Talal. Mais toutes ces structures restent isolées, peu rentables, rares sont celles qui vont laisser trace de leurs années de travail et d’engagement. La plupart vont survivre grâce à l’arrivée de structures institutionnelles sur le marché de l’art. Structures qui, en lançant leurs fondations privées, entament leurs collections.

FONDATIONS PRIVÉES ET PREMIÈRES COLLECTIONS INSTITUTIONNELLES

Dès le milieu des années 70, arrivent à la tête des institutions bancaires (mais pas seulement, l’OCP fait ainsi figure de pionnière) des hommes comme Abdelaziz Alami (BCM), Abdelaziz Tazi ou plus tard M’hamed Bargach (SGMB) qui vont contribuer au rayonnement des œuvres en multipliant les achats auprès des galeristes et surtout des artistes. «La promotion de la peinture est due à la politique menée par quelques individus à la tête d’institutions qui vont initier un travail de collection en leur sein», commente Aziz Daki qui précise : «ces initiateurs ont eu un rôle essentiel. C’étaient de véritables amateurs éclairés, voire des mécènes car en achetant les toiles, ils ont permis à des artistes de vivre». Wafabank rejoint le mouvement dans les années 80, suivie de près par la Fondation ONA, mise en place par Fouad Filali à la fin de la décennie.

La fondation SGMB compte aujourd’hui un peu plus de 1000 œuvres ; celle née du rapprochement de la BCM et de Wafabank en 1997, la fondation Actua (Attijariwafa bank) en compte près du double. Quant à la Fondation ONA, elle approche les 700 références. Si au départ, les œuvres sont là pour «habiller» les étages des sièges sociaux, des agences commerciales de ces banques, très vite la nécessité de les montrer, de valoriser les collections va apparaître. C’est ainsi que des expositions ouvertes au public sont organisées, des livres édités. De leurs côtés, des maisons d’édition comme Al Manar, Marsam ou encore Le Fennec vont accompagner les artistes en développant de plus en plus de savoir-faire dans le livre d’artiste ou l’édition de sérigraphies. Sous l’impulsion de Fouad Filali, la Fondation ONA ira même plus loin, avec la création de la Villa des Arts de Casablanca (puis celle de Rabat) dont il confie initialement le projet à Sylvie Belhassan. «En 1994, on m’avait demandé de faire l’inventaire de toutes les filiales de l’ONA et de la Fondation, se souvient S. Belhassan. Cela m’a pris un an. Puis, Fouad Filali m’a demandé de réfléchir à un futur musée d’art contemporain - qui deviendra la Villa des Arts». L’objectif était clair : montrer la collection permanente de la Fondation entre deux ou trois expositions temporaires.

Si ces institutions professionnalisent la mise en valeur des œuvres contemporaines, reste que les politiques d’acquisitions et de médiations demeurent avant tout une affaire d’hommes plus que de politiques institutionnelles. En interne, les comités de réflexion sont inexistants. «C’est le président de la banque qui détermine le budget et qui choisit lui-même les pièces», explique S. Belhassan. Partant, «quand il n’y a personne d’impliqué, une institution ronronne. Aujourd’hui, hormis la SGMB, les grandes institutions ont pratiquement toutes arrêté d’acheter» constatent, unanimes, les observateurs du secteur.

Les années 80 et 90 sont donc celles où les grandes collections institutionnelles se constituent. Ce sont également celles où les artistes Marocains vont être de plus en plus présents dans des expositions thématiques et collectives en Europe, notamment grâce à l’entregent et  aux convictions de personnalités agissant dans le domaine de l’art : Nicole de Pontcharra et Pierre Gaudibert4 sont de ceux-là. Ces nouveaux «passeurs» reprennent le flambeau de précurseurs comme Pierre Restany ou Monique de Gouvenain5 qui, «dans les années 60 vont découvrir puis écrire et informer sur une réalité différente de celle alors montrée dans les salons, galeries ou salles de vente, réduisant la création marocaine au pittoresque ou néo-orientalisme»6. Ainsi peut-on évoquer «Présences artistiques du Maroc», une manifestation organisée au musée de Grenoble en 1985 dans laquelle était présentée la première rétrospective en France de la peinture contemporaine marocaine. En 1989, l’exposition «Magiciens de la terre» au centre Georges Pompidou où Farid Belkahia et Touhami Ennadre étaient présentés, a joué un rôle essentiel dans la transformation du regard porté par le public sur les créations des pays extra-européens.  En 1999, dans le cadre du «Temps du Maroc», des artistes comme Hicham Benohoud ou Mounir Fatmi rencontrent le public parisien… Paradoxalement, les années 90 voient les galeries au Maroc se fermer les unes après les autres. En cause : les artistes eux-mêmes, qui n’hésitent pas à vendre leurs Å“uvres bien moins chères dans leur atelier que dans les galeries qui les exposent. «Malgré tout, même moribond, le marché a continué», précise Aziz Daki.

LE  BOOM DES ANNÉES 2000 PAR LA COTATION D’ARTISTES

A l’atonie des années 90, succède la première décennie du 21ème siècle qui apparaît comme une bulle effervescente. De l’avis de tous les observateurs, ce regain d’intérêt s’explique en grande partie par l’arrivée sur le marché, en 2002, de la Compagnie Marocaine des Å’uvres et Objets d’Art (CMOOA – cf. article). «Les acheteurs ont besoin de se référer à quelque chose car très peu ont un avis ou s’y connaissent, explique S. Belhassan. En Europe, le public va aux musées, regarde des expositions, a des références, peut apprendre à regarder, à faire la différence entre les artistes. L’arrivée de la CMOOA qui, grâce à ces ventes aux enchères, a donné une visibilité aux cotes des artistes, a indéniablement servi à booster le marché». Un marché où les différents acteurs ne cessent de se professionnaliser (certifications des Å“uvres, catalogues d’exposition, programmation annuelle), voire de se diversifier. Même si elles sont peu nombreuses, certaines galeries n’hésitent pas aujourd’hui à prendre des risques, à accompagner de nouveaux artistes, plus enclins à développer de nouveaux mediums : installations, art video, photographies... Mais plus en profondeur, il semble que ce soit aussi la société qui évolue. «Que les gens meublent leurs murs avec des Å“uvres d’art va dans le sens de l’esthétisme, ajoute Aziz Daki. Beaucoup à l’étranger ont commencé à spéculer avant de devenir de grands collectionneurs. Reste qu’ils doivent être conseillés. On n’achète pas un tableau comme une voiture.

Cela nécessite une connaissance du contexte, une expertise». Aujourd’hui, tous attendent beaucoup du futur musée national d’art contemporain, même si très peu d’informations circulent, notamment sur les budgets de fonctionnement, d’acquisitions... «Un musée est fondé sur un parcours cohérent, exhaustif, avec les moments qui font sens dans l’histoire, rappelle notre galeriste. Aujourd’hui, les principales collections sont chez les particuliers. J’espère qu’il sera suffisamment crédible pour que les gens fassent des dons car un musée national pose les vrais besoins culturels esthétiques et ce, indépendamment de leur valeur marchande».