LA NORME SELON LES MANUELS DE MANAGEMENT

LA NORME SELON LES MANUELS DE MANAGEMENT

Auteur : LUC BOLTANSKI , ÈVE CHIAPELLO

Dans ce livre volumineux de 950 pages, Luc Boltanski et Eve Chiapellodécrivent l’état du capitalisme en France, de mai 1968  à 1999, comme « une conjoncture unique dans laquelle le capitalisme a pu se libérer d’un certain nombre d’entraves liées à son mode d’accumulation antérieur ». À partir de leur analyse, ils ont tenté ensuite d’établir « un modèle du changement des valeurs s’appuyant sur cette période historique ». Dans leur postface, les auteurs rappellent « qu’en 1999, faire référence au capitalisme était devenu très rare, détrôné de son statut de concept clé des années 70, il connotait une phraséologie marxiste que beaucoup de monde voulait oublier ». Le livre ne se place pas dans un référentiel politique ou idéologique, il se voudrait un travail académique, marquant le retour à la question du capitalisme, et intégrant les apports de la sociologie pragmatique.

Le management comme construction normative

Dans sa perspective historique, l’ouvrage s’est préoccupé des évolutions juridiques, des nomenclatures socioprofessionnelles, de l’organisation du travail, du syndicalisme, et de tous les aspects en relation avec le monde du travail. Il s’agit de développements importants en liaison avec le monde « connexionniste » émergeant. Mais, pour les auteurs, c’est surtout le détour par la littérature du management qui s’est avéré le plus riche. Et c’est peut-être ce qui justifie également cette note de lecture. Les sciences de management constituent un aspect que les sciences humaines ont souvent abordé sous l’aile de l’idéologie. Pourquoi ce détour pour des sociologues ? Les auteurs considèrent que cette littérature décline un argumentaire identifiant les procédures et logiques destinées à réaliser le profit ; elle déploie aussi, par la même occasion, un discours de justification, surtout du point de vue de la justice sociale. Les auteurs expliquent qu’ils ont pris au sérieux le management « à la fois comme pratique et comme construction normative ». Au niveau de leur démarche globale, ils se sont fixé comme objectif de construire une sociologie critique, à partir de la sociologie de la critique à l’œuvre dans ce contexte historique « en l’hybridant avec la thématique du capitalisme ». Une telle attitude a certainement beaucoup de mérite ; le management a pour assise une multitude de disciplines académiques reconnues, mais une certaine frontière s’est longtemps installée entre les mondes du savoir académique et de la littérature de management, avec des préjugés mutuellement échangés.

Des outils théoriques pour une sociologie de la critique

Un outillage théorique était nécessaire pour ce faire. L’introduction générale du livre explique les concepts utilisés, ce que les auteurs entendent par « le nouvel esprit du capitalisme » et « le rôle de la critique ». Ils ont choisi une définition minimale du capitalisme comme « l’exigence d’une accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques ». Ils ont retenu également pour celui-ci le recours au salariat, signifiant qu’une partie de la population, sous le régime capitaliste, tire ses revenus de la vente de son travail, sans aucun droit sur le produit de celui-ci. Ils définissent ainsi l’esprit du capitalisme comme étant « cet ensemble de croyances associées à l’ordre capitaliste qui contribuent à justifier celui-ci, et à soutenir en les légitimant les modes d’action et les dispositions qui l’accompagnent ».

Les trois états de l’esprit du capitalisme

Notant que la plupart des nouvelles façons de faire du profit et des nouveaux métiers inventés lors des trente dernières années mettent l’accent sur ce que le management des ressources humaines appelle « l’implication du personnel », les auteurs considèrent que « la persistance du capitalisme ne peut être comprise sans tenir compte des idéologies qui, en le justifiant et en lui conférant un sens, contribuent à entraîner la bonne volonté de ceux sur qui il repose ». Le discours du management constitue aujourd’hui la forme, par excellence, dans laquelle « l’esprit du capitalisme » se trouve incorporé et donné en partage.

L’esprit du capitalisme se transforme pour répondre aux besoins de justification des personnes engagées à un moment ou un autre dans le processus d’accumulation capitaliste. « Les différents états historiques de l’esprit du capitalisme » se répartissent en trois grandes périodes. Le premier état (fin du XIXe siècle) est centré sur la personne du bourgeois entrepreneur et ses valeurs, un capitalisme industriel, familial et aventurier. Le deuxième trouve son plein développement entre les années 30 et 60 du XXe siècle ; l’accent y est mis sur l’organisation et la grande entreprise. Ses héros : les directeurs et les cadres. Le troisième, toujours en cours, est celui du capitalisme mondialisé des technologies d’information.

Au niveau de la représentation, six logiques de justification sont identifiées donnant lieu à six « cités » : la cité « inspirée » est celle qui a pour grandeur « le saint » ou « l’artiste » ; la cité « domestique », qui fait dépendre les personnes de leur position hiérarchique dans une chaîne de dépendances personnelles ; suit la cité de « renom » ; la cité « civique » ; « marchande » ; et enfin celle « industrielle ».

L’esprit du capitalisme fournit une justification et un point d’appui critique permettant de dénoncer l’écart « entre les formes concrètes d’accumulation »et « les conceptions normatives de l’ordre social ». Dans cette construction, la critique joue un rôle moteur dans les changements de l’esprit capitaliste. En outre, la notion d’épreuves est sollicitée pour articuler le capitalisme, son esprit et sa critique, permettant d’intégrer dans le même cadre les exigences de justice et les rapports des forces.

Aux sources de l’indignation

L’ouvrage se propose, à travers ces outils, de décliner tout d’abord les formes historiques de la critique du capitalisme. La formulation d’une critique suppose au préalable une source d’indignation avec ses deux niveaux : celui primaire du domaine des émotions et celui secondaire plus réflexif, argumentatif et théorique. Les sources d’indignation relatives au capitalisme depuis la moitié du XIXe siècle sont de quatre ordres : désenchantement, oppression, misère et égoïsme. Celles-ci ne se retrouvent pas ensemble selon les auteurs dans la pratique quotidienne ; ils les répartissent deux à deux, en deux critiques distinctes : l’une sera dite artiste, l’autre sociale.

 

Le premier chapitre du livre se consacre à démontrer qu’au lendemain de Mai 68, le capitalisme a entamé une nouvelle représentation de l’entreprise et du processus économique. Les auteurs ont utilisé la littérature de management et son discours destiné aux cadres, comme étant un lieu privilégié de l’inscription de l’esprit du capitalisme. Deux corpus ont été utilisés, comportant chacun une soixantaine de textes, le premier concernant la période de 1959 à 1969, le second celle de 1989 à 1994, ayant tous trait aux cadres. Un logiciel d’analyse textuelle a été également utilisé pour comparer les deux corpus.

La littérature du management des années 60 reflète deux priorités : la première concerne la forte insatisfaction des cadres, la seconde est relative aux problèmes de gestion dus au gigantisme des entreprises. Les solutions à ces difficultés se nommaient décentralisation, méritocratie et direction par objectifs. Cette littérature accompagnait le passage d’une bourgeoisie patrimoniale centrée sur l’entreprise personnelle à une bourgeoisie de dirigeants salariés, diplômés et intégrés dans de grandes administrations publiques ou privées.

Les premiers pas d’une nouvelle cité

La littérature des années 90 critique la bureaucratie au point de bannir la hiérarchie comme forme de coordination. Elle intègre aussi des motifs nouveaux comme la pression concurrentielle et la demande des clients. Les dispositifs proposés s’articulent autour d’entreprises « maigres » travaillant en réseau avec une multitude d’intervenants, organisant le travail en équipe ou par projet, et s’orientant vers la satisfaction du client et une mobilisation générale des travailleurs. Le point clé de ce dispositif est le leader : « être exceptionnel qu’on ne sait pas toujours former ni recruter ». De même, en remplacement du vocable « cadre » devenu déprécié, on voit apparaître celui de « manager », lequel devient « animateur d’équipe », coach, chef de projet, catalyseur…

L’analyse révèle un changement des formes de mobilisation entre les deux périodes. Le management des années 60 insistait au niveau des entreprises sur la dimension méritocratique des dispositifs. Celui des années 90 a valorisé ceux qui travaillent en projet, que ce soit en leader ou simple contributeur. Les personnes de valeur sont dans cette optique celles qui se montrent ouvertes, flexibles et qui s’adaptent à toutes les nouvelles circonstances. Cette façon de voir tranche avec les préceptes de justice formulés dans les périodes antérieures, ce qui ouvre pour les auteurs la porte d’une nouvelle cité, la septième du genre, dite « cité par projet », mettant l’accent sur la polyvalence, la flexibilité de l’emploi, l’aptitude d’apprendre et de s’adapter.

Le deuxième chapitre essaie d’explorer les chemins qui mènent à la formation de la nouvelle cité. Le mouvement se serait amorcé au fil des innovations organisationnelles, des inventions techniques, et des modes managériaux novateurs depuis les années 80. Le terme « réseau » est le plus utilisé dans cette phase pour relier les uns aux autres. Comme à chaque époque, les formes de production capitaliste accèdent à la représentation en mobilisant des concepts développés au départ de manière largement autonome dans le champ théorique, ou dans celui de la recherche scientifique. C’est le cas de la neurologie et de l’informatique de nos jours.

Dans « la cité par projet », « l’activité » est l’équivalent général auquel se mesure la grandeur des personnes et des choses. Elle vise à générer des projets ou à s’intégrer à des projets initiés par d’autres. La vie sociale est faite d’une multitude de rencontres et de connexions temporaires – mais ré-activables – à des groupes divers, opérées à des distances éventuellement très grandes, sociales, professionnelles, géographiques, culturelles…

La vie même est conçue comme une succession de projets, d’autant plus valables qu’ils sont différents les uns des autres. L’extension du réseau est la vie même alors que l’arrêt de son extension est assimilé à la mort. Il s’agit d’un monde « connexionniste » où les êtres n’ont d’autre vocation que de se connecter aux autres et de faire des liens.

L’existence comme attribut exclusivement relationnel

Prospectant la logique de ce monde où l’existence elle-même est un attribut exclusivement relationnel, les auteurs ont relevé que les dispositifs de justice y sont essentiellement préventifs, et manifestement différents des types antérieurs. Ils consacrent ensuite une grande partie du chapitre à la comparaison avec les cités antérieures, pour s’assurer que « la cité par projets » constitue une forme spécifique, « non un compromis instable entre des cités déjà existantes ».

 

Tandis que le premier esprit du capitalisme mettait l’accent sur une morale de l’épargne, le second insiste sur le travail et la compétence. Ce nouvel esprit marque un changement du rapport à l’argent et au travail. Dans un monde en réseau, le sens de l’épargne s’applique au temps (bien non matériel) ; plus généralement, le rapport quotidien à l’argent et à la propriété s’écarte des modes antérieurs. De même, dans un monde connexionniste, la distinction de la vie privée et de la vie professionnelle tend à s’estomper, allant de pair avec un changement des conditions et du rythme du travail, ainsi que des modes de rémunération. Un changement profond s’est ainsi opéré, non une continuation sous des dehors partiellement modifiés, et ce, sans bruit et sans grande hostilité.

Un pas en avant…

La deuxième partie du livre se consacre à l’histoire de la mise en place de ce nouveau monde connexionniste et aux rôles de la critique pendant cette période. Les auteurs proposent une lecture minutieuse et originale de la critique exprimée par le mouvement de Mai 68 en France concernant les formes de l’organisation capitaliste et en particulier le fonctionnement des entreprises. La critique de cette époque a mis en cause deux types de partage : celui du pouvoir légitime de juger, et celui concernant la distribution des risques. L’ordre des réponses à ces critiques découle des réflexions et opportunités patronales ainsi que de la transformation de la critique elle-même. On trouvera à partir de la deuxième moitié des années 70 une multitude de nouveaux mouvements sociaux (féministes, homosexuels, écologistes, antinucléaires...) ; on y trouvera également une critique très sévère du communisme, parfois au profit d’un socialisme autogestionnaire, ainsi qu’une désertion temporaire par la critique du terrain économique. On relèvera que la première réponse en termes de critique sociale aspirait à un nouveau niveau acceptable de motivation au travail, ce qui s’apparentait à une certaine avancée sociale. La deuxième réponse fut, en termes de critique artiste, focalisée sur les conditions de travail. Les multiples transformations au cours des années 70 se trouveront, la décennie suivante, coordonnées et labellisées dans un vocable unique : la flexibilité. Le monde du travail fait ainsi l’objet d’une « déconstruction ». La flexibilité « interne » impose une nouvelle organisation du travail (polyvalence, autocontrôle, autonomie…) ; celle, externe, reporte sur les sous-traitants le poids des incertitudes du marché. Les transformations du tissu productif sont révélées par le développement considérable de la sous-traitance et le recours à l’intérim par les entreprises. La précarisation de l’emploi en est une conséquence ; c’est l’ère du travail temporaire, à temps partiel…

L’ère de la flexibilité : la critique artiste et sa récupération

Les auteurs décrivent les différentes formules et pratiques ainsi que la dualisation du salariat qui accompagne cette évolution, dont  un processus toujours en cours, où se déroule une véritable sélection/exclusion, permettant de repousser vers l’extérieur de l’entreprise les emplois non qualifiés, leur conférant des statuts moins avantageux. Un examen des statistiques en France montre que la sélection s’opère selon les critères d’âge, d’origine ethnique, de sexe, des qualités médico-psychologiques, des qualités relationnelles, de l’aptitude à la communication, des capacités d’engagement et d’adaptation… Ces éléments s’accompagnent d’un recul du social et une réduction de la protection sociale collective des salariés.

Une autre tendance de cette transformation se révèle par l’accroissement de l’intensité du travail à salaire égal. Il y a un mouvement qui va « dans le sens d’une exploitation profonde des compétences et des capacités des travailleurs parallèlement à la tendance à la diminution des coûts salariaux, et du report sur l’État des coûts de la mise au travail ».

Le chapitre V est consacré à la description de l’affaiblissement des défenses du travail, notamment le cas des syndicats en France. Parmi les sources de la dé-syndicalisation se trouvent les restructurations des entreprises, l’individualisation des salaires, ainsi que les changements internes survenus dans l’action et l’activité des syndicats.

Les auteurs effectuent une analyse minutieuse des grilles de classement et catégories socioprofessionnelles utilisées en France, pour relever l’émergence d’une vision fondée sur un monde éclaté, parcellisé, composé d’une juxtaposition de destins individuels. Ils y relèvent déjà un décalage déroutant : face à la dé-catégorisation à l’œuvre, la réalité du travail aujourd’hui révèle les difficultés de la critique, dont les catégories ne s’appliquent plus au monde qu’elle doit interpréter.

Les nouvelles formes de la critique sociale

La troisième partie de l’ouvrage explore le nouvel esprit du capitalisme et ses nouvelles formes de la critique ; il évoque ce que les auteurs qualifient de « renouveau de la critique sociale », qu’ils reconnaissent à travers l’enracinement de ses formes et ses principes de jugement propres à la « cité par projets ». L’exclusion  – comme son contraire l’insertion – fait indirectement référence aux formes de lien social conçu sous le mode réseau. L’action humanitaire, les nouveaux mouvements sociaux sont des manifestations qui affrontent l’exclusion et rejettent les formes d’organisation « bureaucratiques », plaidant ainsi pour la flexibilité ou la souplesse des liens.

 

La mobilité se trouve au centre de ce capitalisme, qui se manifeste bien au-delà du géographique, dans le détachement à l’égard de tout ce qui est spécifique ou trop attaché à des circonstances précises. Le plus mobile extorque en échange d’un ralentissement de sa propre mobilité de la plus value au moins mobile. Le différentiel de mobilité est ainsi une marchandise très appréciée. Les dispositifs de réinsertion, les politiques de lutte contre la grande pauvreté appartiennent à « la cité par projets » et sont destinés à freiner l’exclusion qu’elle engendre.

La critique artiste dans l’impasse

Au chapitre VII de l’ouvrage sur la critique artiste, les auteurs ont recherché ce que Durkheim appelait les « indicateurs d’anomie », notamment « la concomitance entre les modifications survenues dans le cycle de vie au travail, et dans le cycle de la vie affective et familiale ». Ils relèvent ainsi que le retard à l’entrée de la vie professionnelle et la substitution des embauches au coup par coup, aux modes d’insertion ouvrant la perspective de carrières, sont allés de pair avec des engagements de court terme dans la vie privée. Les indicateurs « d’anomie » pointent un paradoxe : l’augmentation du nombre des personnes placées dans des situations anxiogènes a accompagné les conquêtes d’autonomie. « La libération » ainsi obtenue recèle de nouveaux dispositifs oppressifs qui permettent dans le cadre du capitalisme une remise sous contrôle du processus d’accumulation.

La critique artiste qui se formule en critique de l’inauthenticité était, lors du second esprit du capitalisme, liée à la critique de la standardisation et de la massification. Une première réponse du capitalisme aura été, dès les années 70, une marchandisation de la différence, avec en parallèle une marchandisation de biens demeurés jusque-là hors de la sphère marchande.

La demande d’authenticité, de passage par la marchandisation, a subi une redéfinition. Le soupçon d’un simulacre généralisé, marchandisation de tout, y compris des sentiments les plus nobles et désintéressés fait partie de notre condition contemporaine. L’enjeu porte sur la légitimation d’un redécoupage représentant le déplacement des frontières entre ce qui peut être « marchandisé », et ce qui ne peut pas l’être. L’endogénéisation du paradigme du réseau aboutit à légitimer un accroissement de la marchandisation y compris des êtres humains. Pour la critique artiste, il s’agit d’une impasse, elle doit en sortir : comment ? Tout ce qui accroît la sécurité et la stabilité des personnes au travail dégage une marge de liberté. Ainsi, sur le front de l’authenticité, une tâche s’impose, celle de limiter l’extension de la sphère marchande, particulièrement en direction de l’humain. Les auteurs font mention d’une possibilité, celle d’une alliance avec la critique écologique, l’une des positions où la pluralité et la singularité des êtres sont affectées d’une valeur en soi. Mais, ils ne vont pas très loin dans cette alternative. Attitude justifiée mais qu’ils regrettent dans leur postface dix ans plus tard.

Comment libérer la force de la critique

Les auteurs se défendent de vouloir construire une « théorie du changement ». Mais, dans l’hypothèse de la constitution et de l’enracinement dans des dispositifs durables d’un nouvel esprit du capitalisme, le réalisme de cette formation idéologique et sa capacité mobilisatrice « dépendraient largement de la pertinence et de l’intensité des pressions que la critique aura su exercer sur le désordre caractérisant les formes actuelles de l’accumulation capitaliste ». Pour eux, l’avenir sera tributaire en particulier de l’énergie que mettront ceux qui se trouvent engagés dans les épreuves du moment, à libérer la force de la critique. Et si le capitalisme a pu connaître depuis trente ans une telle transformation en jouant sur de petits déplacements, n’est-il pas possible de mettre en œuvre la même tactique pour révolutionner le monde du travail, à l’avantage cette fois-ci d’une meilleure justice et de plus d’authenticité ?

Une sociologie « contre les fatalismes »

Le dernier chapitre, en guise de postscriptum, fait le plaidoyer d’une sociologie « contre les fatalismes ». La critique est nécessaire pour ouvrir le champ des possibles, affirment-ils ; elle a besoin d’analyses et de moyens pour accumuler les données originales sur lesquelles celles-ci peuvent prendre appui. Paradoxes ou contraintes, qu’importe ! « La cité par projets » pourrait servir à limiter la violence du monde connexionniste ; elle ne permet pourtant pas de limiter l’extension de la marchandisation. Relancer la critique sociale contribue à réduire les inégalités et l’exploitation du monde connexionniste. Mais, c’est en prenant appui sur les thèmes de la critique artiste que l’on a le plus de chance d’opposer une résistance efficace.

Dix ans après, dans leur postface, ils ont fait, en guise d’autocritique, la remarque suivante : « Étant centrés sur les transformations du travail, de son organisation, et de son contrôle », ils n’ont pas réalisé en parallèle « une analyse des transformations du capital » (ils entendent par là notamment la montée du néolibéralisme et la financiarisation progressive de l’économie). Ils ont reconnu avoir péché par optimisme concernant la capacité réformiste du capitalisme. « La cité par projets » est restée largement dans les limbes. Ils estiment que la crise actuelle semble prendre deux voies parallèles, en interaction l’une avec l’autre : « Le capitalisme, d’une part, et la forme État souverain, post État nation de l’autre ». Une situation qu’ils qualifient de « dangereuse ».

La recherche sert d’abord à cela, à identifier les impasses, les menaces, les opportunités, les voies à emprunter et celles à détourner. Et ce livre donne, dans ce sens, largement l’exemple .

 

  • Nom de l'ouvrage : Le nouvel esprit du capitalisme
  • Auteurs :LUC BOLTANSKI , ÈVE CHIAPELLO 
  • Nombre de pages: 980 pages, sous couverture illustrée, 125 x 190 mm 
  • Collection Tel (n° 380), Gallimard

Synthèse Par : Bachir Znagui