La fabrique de l’injustice

La fabrique de l’injustice

Auteur : Irene Bono, Béatrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Tozy

Quatre chercheurs en sciences politiques contextualisent la demande de justice sociale exprimée par les Printemps arabes et soulignent le rôle de l’État comme matrice d’inégalité légitime.

 

Les Printemps arabes, une date ? Certes, mais cela n’implique pas une rupture sur tous les plans. Quatre chercheurs en sciences politiques analysent la question de l’injustice sociale au Maghreb et en éclairent les différentes modalités par une réflexion sur la façon dont l’État produit des inégalités et les légitime en fonction des luttes sociales. Irene Bono est maître de conférences à l’Université de Turin et chercheure associée au Centre de recherches Économie, société, culture (CRESC) de l’Université Mohammed VI-Polytechnique de Rabat ; Béatrice Hibou est directrice de recherche au CNRS et directrice adjointe du CRESC ; Hamza Meddeb est chercheur à la Fondation Carnegie et Mohamed Tozy, directeur du CRESC, est professeur aux universités d’Aix-en-Provence et Casablanca. Tous prennent des distances avec les récits se focalisant sur les acteurs ou adoptant des catégorisations comme « mouvements sociaux », « réseaux sociaux », « jeunes », « société civile » ou encore « élites rentières ». Avec les outils de la sociologie historique et  comparée du politique, ils se penchent sur l’injustice sociale dans sa dimension relationnelle : marginalisation, asymétrie, et surtout construction des discours de revendication, des modalités de négociation avec le pouvoir, de l’articulation entre centre et périphéries en termes géographiques mais aussi sociaux. « L’injustice est affaire de perception », soulignent-ils en introduction, en insistant sur leur volonté d’interroger les catégories, les dénominations employées par les acteurs et les personnes rencontrées lors de leurs travaux de terrain.

 

Dimension relationnelle

 

Neuf études composent ce dense essai portant sur le Maroc et la Tunisie. Les auteurs s’intéressent à des questions qui ont été abondamment soulevées dans la presse à propos des Printemps arabes, pour les remettre dans un contexte historique, social et politique plus large.

Ainsi, Irene Bono analyse au Maroc les discours sur la jeunesse comme catégorie d’exclus : dans « La démographie de l’injustice sociale au Maroc : les aléas de l’appartenance nationale », elle se penche sur l’histoire des recensements depuis le protectorat. « La construction de la jeunesse en catégorie de classement des individus s’inscrit dans une conception des activités productives non plus comme source de données, mais comme objectif politique de connaissance de la population » : cela implique de comprendre ce qui est « politiquement pensable » en termes d’immobilisme social ou de mécanismes d’inclusion dans la communauté nationale. Dans « L’emploi comme « revendication sectorielle » : la naturalisation de la question sociale au Maroc », elle étudie la façon dont « la réflexion sur l’emploi a été progressivement vidée de contenus politiques » au fur et à mesure que l’économie était pensée « comme une sphère autonome » depuis les années 1950, d’où « la fragilité des politiques actives pour la promotion de l’emploi ».

Hamza Meddeb, lui, analyse la précarité en Tunisie. « Rente frontalière et injustice sociale en Tunisie » décrit l’économie de la frontière. Contrebande, fraude, sont un modèle de pragmatisme étatique, puisque « la marginalisation des régions frontalières et l’absence de politiques de développement depuis de nombreuses décennies ont transformé ces activités frauduleuses en une véritable « économie de la nécessité » assurant par les marges l’inclusion des laissés-pour-compte et incarnant une forme de « développement par substitution » de territoires paupérisés ». Bref, un « capitalisme des parias » impliquant négociation avec la police et les représentants du gouvernement. Dans « L’attente comme mode de gouvernement en Tunisie », il analyse le comportement des pouvoirs locaux après 2011, tiraillés entre deux conceptions du politique, « celle centrée sur l’établissement d’une démocratie représentative, fondée sur la pratique élective et soucieuse des équilibres macroéconomiques et budgétaires et, d’autre part, une conception populaire du politique, focalisée sur le quotidien, à savoir le droit au travail et l’accès à la sécurité économique ». La gestion de la pénurie d’emplois génère donc du bricolage et des pratiques infantilisantes vis-à-vis des jeunes, pour maintenir une certaine « stabilité dans la précarité ».

Quant à Béatrice Hibou, elle s’intéresse, dans « La formation asymétrique de l’État en Tunisie : les territoires de l’injustice », à la face cachée du modèle de développement sous Benali : données truquées, inégalités régionales, sous-traitance comme « vecteur du renouvellement du gouvernement à distance des régions de l’intérieur », le tout avec une vision centralisée et unitaire de l’État malgré la décentralisation, créant un imaginaire d’extériorité de l’État par rapport à la société. Dans « Le bassin minier de Gafsa en déshérence : gouverner le mécontentement social en Tunisie », elle étudie les problèmes liés au partage de la rente et la « crise de l’intermédiation » qui en découle.

Mohamed Tozy, lui, revient sur « Les enchaînements paradoxaux de l’histoire du salafisme : instrumentalisation politique et actions de sécularisation » : il en décrypte les dogmes et les tendances, portraiture ses principales figures et relève le parallèle entre salafisme et « autoentrepreneuriat », notamment dans le secteur informel.

Enfin deux articles sont cosignés par Mohamed Tozy et Béatrice Hibou. « L’offre islamiste de justice sociale : politique publique ou question morale » relève un paradoxe au Maroc : « les discours du PJD sont majoritairement centrés sur les pauvres, conformément à leur engagement religieux et à leur piété, dans une vision réparatrice de l’injustice qui fait partie des leviers de la rédemption ; mais concrètement, les politiques sociales mises en œuvre par le gouvernement islamiste […] sont principalement dirigées vers la classe moyenne qui constitue leur clientèle politique. » En Tunisie, la « culture de la transaction » correspond à une stratégie pour passer « d’un projet de domination autoritaire à un projet d’hégémonie culturelle ». Dans « Gouvernement personnel et gouvernement institutionnalisé de la charité : l’INDH au Maroc », les coauteurs étudient « la charité entre marché et État », ainsi que les procédés de récupération jusqu’aux Printemps arabes.

En cause partout, le modèle de développement depuis plusieurs décennies, et ses récentes évolutions néolibérales. Un livre qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion et de débat, et qui a été écrit avec l’espoir de contribue à penser le changement.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

L’État d’injustice au Maghreb, Maroc et Tunisie

Irene Bono, Béatrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Tozy

Karthala, Recherches internationales, 444 p., 27 €