L’image façonnée par la publicité
Aujourd’hui, au Maroc, dans l’espace public comme dans l’espace privé, difficile d’échapper aux publicités qui envahissent télés, journaux, radios, sites internet, courriers. En effet, depuis la seconde moitié du XXème siècle, les supports de la publicité se sont largement démultipliés ; aussi, la quantité de publicités visibles a largement augmenté. De surcroît, les modes de vie actuels, même dans les milieux considérés comme les plus instruits et les plus occupés, offrent une place importante à ces supports publicitaires : par exemple, 42% des cadres regardent la télé entre 1 et 2 heures par jour et 10% d’entre eux plus de 4 heures par jour1 ! Or, 2 heures de télé – pendant l’audience la plus regardée, à savoir de 21 h à 23h- signifient au minimum 15 minutes consacrées à la publicité (soit au moins 12,5 % du temps d’audience)2. Comme en témoigne ces chiffres sur les cadres, la classe moyenne est fréquement amenée à être confrontée à la publicité.
L’affluence de publicités et de regards sur la publicité autorise à se demander quelle est l’influence des messages publicitaires, visuels ou textuels qui inondent le quotidien. Comment la publicité contribue-t-elle à la formation des goûts de la classe moyenne ? Et au fond, participe-t-elle à construire cette classe moyenne ? Pour répondre à ces questions nous avons interviewé une vingtaine de personnes de l’univers commercial et de la publicité (responsable de marketing du secteur bancaire, du crédit à la consommation, de l’immobilier, du vêtement, de l’automobile et d’agences de communication).
Une catégorie sociale porteuse d’espoir
La classe moyenne est souvent considérée par les acteurs économiques comme une cible très intéressante. Comme le dit Houda Faddi de Marwa, «elle donne l’espoir d’un véritable moteur pour l’économie». Dotée d’un certain pouvoir d’achat et de préoccupations qui dépassent celles de la survie, elle est en mesure de consommer une multitude de biens ne relevant pas des besoins de première nécessité. A l’exception des produits alimentaires qui concernent tout le monde, des produits de luxe qui ne concernent que quelques uns, la majorité des publicités vise la classe moyenne. Le développement de cette catégorie sociale est vivement souhaité par les acteurs économiques : même si les enjeux en terme d’amélioration de l’offre culturelle ou de la conscience politique sont souvent évoqués – comme par exemple par Saïd Bouftass publicitaire-plasticien – l’enjeu majeur de la montée de la classe moyenne reste néanmoins que, plus nombreuse elle sera, plus le nombre d’acheteurs potentiels s’élèvera.
La technique de «mise en valeur»
Le maître mot de la profession de publicitaire est peut-être le mot VALEUR. D’ailleurs, Hamid Faridi (Diapason communication) n’hésite pas à se présenter comme «un créateur de valeur». Pour que le «bien» – on appréciera le double sens du mot - soit vendu, le langage employé cherchera à le valoriser et à valoriser les personnes qui seront amenées à l’utiliser. Tout fonctionne comme si, même si tous les marketeurs vous diront le contraire, le produit importe peu. Aussi basique soit-il, la publicité va en faire quelque chose d’autre, ou tout au moins, quelque chose de «plus» que ce qu’il est prosaïquement. La publicité «resignifie l’objet» pour employer les termes d’Olivier Blondeau3 . Elle va lui attribuer une valeur symbolique, en assortissant l’objet d’évocations positives : calme, sécurité, évasion, pureté, bien-être, proximité, harmonie, confort, modernité, traditions respectées. Les détenteurs de cet objet magnifié bénéficient, eux aussi, des bienfaits de l’opération puisqu’ils se trouvent valorisés à leur tour. En quelque sorte, l’usage de l’objet promu par la publicité reconfigure et améliore l’identité de l’individu. L’individu peut ainsi être fier de lui-même et devant les autres. A n’en point douter, les publicitaires et responsables commerciaux surfent sur la vague du besoin de reconnaissance, qu’ils considèrent comme très fort au Maroc. Ce besoin, nous explique Anouar Soulami (qui travaillait précédemment pour le Groupe Banque Populaire), tient à la conjonction de deux tendances : la première est que, si les choix individuels ont plus de place aujourd’hui, le regard de la communauté et les apparences déterminent encore beaucoup les comportements des individus. La deuxième est que la forte mobilité sociale actuelle, (sortie de la pauvreté et réussite sociale), stimule les besoins de reconnaissance et d’affichage des richesses des nouveaux «élus», même de classe moyenne.
Valeur aussi, parce que les messages publicitaires suggèrent «ce qui est bien»: c’est bien d’habiter une villa dans une résidence fermée pour la sécurité des enfants ; c’est bien quand on est une jeune femme mariée d’aller au travail dans SA petite voiture nouvelle, très sûre et très fonctionnelle, etc. Au propos positif est souvent sous-tendu, sans le dire, une vision de «ce qui est mal» s’inscrivant dans le registre des idées reçues, la morale, et du politiquement correct : ce n’est pas bien pour les enfants d’habiter dans un quartier populaire, ce n’est pas sûr de prendre le bus pour aller au travail.
De la suggestion à la persuasion
Alors même que dans la publicité, cela ne vous aura pas échappé, «ce qui est bien» est souvent «ce qui fait bien», à force de répétitions et de convergences, de besoins de reconnaissance et d’adéquation du discours avec ce qui est communément admis, l’œil et le goût s’habituent à ce qui est proposé. De plus, les messages promotionnels nous fournissent les mots et valeurs, bref un argumentaire confortable pour l’esprit, pour s’expliquer à soi-même ces nouveaux goûts. Raymond Williams, historien anglais de la publicité, appelle ce processus qui a pour fin de rendre un produit désirable, «le système magique». Une fois désirable, l’objet, certes, devient convoité mais ses attributs immatériels construits par la publicité (comme le comportement ou le mode de vie associé à l’usage du produit proposé par les images,...) le deviennent aussi. Ils sont ainsi intégrés à la palette des goûts – pour l’objet - et des aspirations – pour les attributs, l’ensemble suggérant un mode de vie, un ethos ou un habitus comme dirait Bourdieu. Le publicitaire, ou le responsable marketing, dont le langage interne à la profession n’échappe pas lui non plus aux tournures rhétoriques valorisantes, appelle cet exercice subtil de persuasion : l’éducation du consommateur.
Ainsi, tout prête à penser que, sans pour autant la nommer en tant que telle, la publicité participe implicitement à la création de cette classe moyenne, en suggérant à l’ensemble de la population une image de ce qu’elle pourrait être. A cette classe moyenne, invisible et discrète, la publicité ne cesse de proposer par ses récits, comment s’habiller, manger, se déplacer, habiter, se détendre, s’instruire, économiser, vivre en famille, sortir avec ses amis… Cette mise en scène de la vie quotidienne des classes moyennes devient la référence à laquelle le quotidien de la majorité peut se conformer car, bien évidemment, il n’y a pas que les classes moyennes qui regardent ou écoutent les médias. Les publicités proposent un style de vie, pour ceux qui peuvent se le permettre, et un devenir à atteindre, pour ceux qui ne le peuvent pas encore.