Alfredo Valladao
Professeur à Sciences Po Paris et Président du Conseil consultatif de European Union-Brasil. Il est également directeur de la chaire Mercosur. ...
Voir l'auteur ...L’illusion de la géo économie
L’impuissance économique des États
La géoéconomie – un concept bien trop récent pour constituer une véritable discipline – demeure une simple expression de la géopolitique. Elle transpose sur le terrain économique l’analyse des rapports de compétition ou de coopération entre États souverains. Son postulat de base est que les représentants politiques possèdent les moyens et l’influence nécessaires pour décider de la stratégie économique nationale et imposer leur volonté et leur vision aux acteurs privés. En d’autres termes, elle part du principe que les gouvernements gardent un contrôle significatif sur les activités productives, le commerce et les flux financiers qui traversent et se déroulent sur leur territoire. Alors qu’en la matière, il n’y a plus d’espace pour des décisions souveraines et indépendantes, sauf à risquer une faillite nationale générale.
Sauf que les pouvoirs politiques, partout dans le monde n’arrivent plus à cacher une impuissance certaine face à la crise économique qui se prolonge depuis 2008 et aux immenses défis de la nouvelle révolution des processus de production, nourrie par l’utilisation massive des technologies de l’information et de la communication. De fait, les réseaux financiers, les chaînes de valeur transnationales ou les flux d’information et de contacts échappent clairement à la capacité d’administration et même de régulation des autorités nationales. La boîte à outils des gouvernements comprend encore quelques instruments économiques puissants (fiscalité, taux d’intérêt, subventions, mesures protectionnistes, réglementations intérieures). Mais, leur efficacité est de plus en plus limitée justement par leur caractère essentiellement « national ». Les acteurs privés – économiques, humanitaires et même culturels – ont désormais les moyens concrets de projeter leurs actions au sein de réseaux de compétition, coopération et production « globalisés ». Tous les États, même les plus puissants, se trouvent donc confrontés aux limites de leur ponction fiscale et donc à l’incapacité de répondre, de manière souveraine, aux grands problèmes de leurs sociétés : emploi, maintien des services sociaux, redistribution, financement de l’innovation et des infrastructures… Toutes les tentatives, encore bien embryonnaires, de trouver des solutions collectives, telles le G20 par exemple, sont le signe d’une prise de conscience : une économie globalisée a besoin sinon d’un « gouvernement », du moins d’une « gouvernance » globalisée.
Une révolution politique de cette ampleur impliquerait cependant une profonde remise en cause des intérêts et avantages acquis des establishments nationaux (un obstacle qui bloque même un processus d’intégration régional aussi avancé et consolidé que celui de l’Union européenne). Une gouvernance transnationale efficace attendra donc, les pouvoirs nationaux se contentant de plus en plus d’apparaître comme de simples gestionnaires locaux d’une logique économique globale qui les dépasse.
Néokeynésiens et colbertistes de marché1
Des politiques publiques plus modestes, visant surtout à favoriser l’adaptation de l’espace et des acteurs privés nationaux aux contraintes et opportunités d’une économie mondialisée sont non seulement envisageables mais nécessaires. À condition d’accepter cette fonction toujours considérée, peu ou prou, comme subalterne par ceux qui incarnent la souveraineté traditionnelle de l’État et défendent la primauté du « politique ». Les grands débats actuels sur la direction des politiques économiques pour faire face à la crise restent toutefois cantonnés à la fiction que l’on peut maîtriser l’avenir économique d’un pays (ou d’une région, supra ou infranationale) avec des instruments domestiques et sans trop tenir compte des autres. La grande controverse idéologique entre néokeynésiens et ceux que l’on pourrait surnommer « colbertistes de marché » est exemplaire de ce refus de vouloir affronter la réalité de la nouvelle économie mondiale.
Les premiers (souvent classés « à gauche »), estiment que le redémarrage de la consommation interne est la condition sine qua non pour relancer la production nationale et donc pour lutter contre le chômage, et que seules des hausses conséquentes du pouvoir d’achat, à travers la politique fiscale, le crédit et les dépenses publiques pourront obtenir ce résultat. Sauf que, dans des économies ouvertes, toute augmentation de la consommation alimentée par le crédit favorise d’abord les producteurs les plus compétitifs indépendamment de leur nationalité. Aujourd’hui, les entreprises les plus rentables et celles qui créent des emplois sont aussi les plus intégrées dans les grandes chaînes de valeur transnationales, soit comme donneurs d’ordre finaux, soit comme fabricants de produits de niche à forte valeur ajoutée. La grande majorité dépend donc beaucoup plus de la demande globale que d’un marché de consommation national. Soit l’on est capable d’assurer un écosystème favorable à la compétitivité des entreprises installées sur le territoire national, soit une forte augmentation du pouvoir d’achat ne se traduirait que par une forte hausse des importations, qui elles-mêmes viendraient concurrencer la production peu compétitive centrée sur le marché intérieur – sans améliorer de manière significative l’offre d’emplois. La meilleure recette pour faire exploser les déficits publics et affaiblir encore le pouvoir est la souveraineté de l’État.
Les « colbertistes de marché » (la plupart perçus comme « de droite »), pâtissent de la même myopie. Leurs ordonnances prescrivent une série de « cadeaux » fiscaux et d’assouplissements réglementaires aux entreprises, ainsi que des incitations à la création de champions nationaux dans des filières définies comme « stratégiques » par les autorités politiques. Leur espoir est qu’en « contrepartie » les patrons nationaux finiront par embaucher, innover et se donner les moyens de conquérir des marchés « à l’étranger ». Sauf que l’économie n’est pas (ou plus) une négociation politique. L’expérience démontre que les investissements productifs tardent à se matérialiser s’il n’y a pas un environnement des affaires stable et prévisible, ainsi que des perspectives de croissance crédibles. Les entreprises se contentent alors d’empocher les avantages octroyés pour améliorer leurs marges. Les plus compétitives travaillent déjà sur le marché mondial et un champion national dont la stratégie serait de devenir un producteur autochtone s’affranchissant des chaînes de valeur globales n’aurait aucune chance d’améliorer sa compétitivité et de « conquérir » le monde. Le secteur privé est évidemment vulnérable aux pressions des gouvernements mais il n’est pas (ou plus) une armée à qui l’on donne des ordres. Ici aussi, la voie « souveraine » est sans issue.
Parfois, les plus « durs » des deux camps idéologiques qui s’affrontent sur la politique économique proposent aussi de recourir au protectionnisme commercial pur et simple pour défendre l’espace de décision « national ». Une solution qui, dans un monde où la production est de plus en plus globalisée, serait synonyme de hausse brutale des prix à la consommation intérieure et de dégradation rapide de la position des entreprises les plus compétitives dont les processus de production de valeur sont très dépendants des échanges avec le reste de la planète. Ni investissement ni création d’emplois, le résultat serait une paupérisation générale
L’économie digitale sans frontières
Cette impasse des gouvernements face à la réalité économique et à la persistance de la crise inaugurée par la faillite des subprimes a alimenté le pessimisme d’une bonne partie des économistes professionnels les plus engagés dans le débat. Il suffit de se référer au succès des idées de Tyler Cowen ou Lawrence Summers2 qui prédisent une ère de « grande stagnation », ou bien à l’ouvrage de Thomas Piketty (voir pp. 32-36) à sur l’inéluctabilité du creusement des inégalités dans le monde. La mode est aux pronostics sombres sur la croissance et les chances de survie des classes moyennes, fondement essentiel de la prospérité économique et de la démocratie politique. Les prophètes de malheur oublient cependant que la décadence de « leur » monde – celui des économies nationales en compétition entre elles, sous la houlette des décisions prises par les autorités politiques – n’est pas la fin « du » monde. Il suffit de se rappeler que les fameuses classes moyennes, si elles ont perdu un peu d’espace dans les vieux pays industriels, ont vu leurs rangs s’étoffer, au cours des deux dernières décennies, de plusieurs centaines de millions de Chinois, Indiens, Brésiliens, Turcs, Mexicains, etc. Une gigantesque classe moyenne « mondiale » est en voie de constitution.
Depuis la fin du siècle dernier, le monde vit une nouvelle révolution dans l’organisation de la manière de produire et de consommer. Un bouleversement aussi profond que la révolution industrielle du XIXe et début du XXe siècle. Une mutation qui provoque une nouvelle distribution de la richesse et du pouvoir, des nouveaux gagnants et perdants. Le modèle de la « production de masse pour la consommation de masse », vieux de plus d’un siècle et qui s’est propagé d’un espace national à l’autre – d’abord les États-Unis, puis les pays européens et le Japon et maintenant la Chine et les « émergents » – est en train de se diluer peu à peu dans la fragmentation compétitive des chaînes de valeur transnationales. Grâce à la convergence de toutes les technologies de l’information et de la communication et leur généralisation à tous les processus de production – ainsi qu’à l’accélération des innovations dans tous les domaines de pointe – un nouveau modèle de production se dessine : une production globale mais distribuée au plus près des grands marchés consommateurs et de plus en plus fragmentée et interdépendante, pour une consommation « individualisée » (customized) adaptée à chaque partenaire commercial, ou même « personnalisée » selon les besoins de chaque consommateur. Internet et les « applis » ont déjà révolutionné toute la fabrication et la commercialisation des produits.
La nouvelle ère est celle d’une économie de l’innovation permanente où il faudra gérer en temps réel et de manière interactive tous les flux générés par les processus de production et de consommation distribués sur toute la planète en fonction des différents avantages procurés pour chaque phase et même chaque élément composant les chaînes de valeur. Les productions devront être améliorées en permanence et de nouveaux produits devront émerger à une cadence rapide. Une économie composée d’une myriade d’entreprises produisant des composants, pièces, produits finis et services pour l’ensemble des chaînes de valeur (pas seulement des sous-traitants liés à une seule chaîne d’une grande compagnie) et même de « mini-multinationales », petites start-up capables de séduire, grâce au cyberespace une clientèle globale. Le nouveau modèle produit, de fait, une sorte de stock de valeur ajoutée globale, accessible à tous par-dessus les frontières. L’enjeu pour les acteurs privés ou publics est de se donner les moyens d’avoir accès à la plus grande part possible de cette valeur ajoutée.
Croissance et souveraineté
Les grands gagnants de cette nouvelle économie « digitale » seront ceux qui seront capables de mobiliser leurs atouts propres à leurs territoires et sociétés pour créer un espace favorable à l’innovation, à l’investissement et à la connexion. Il n’est plus possible de penser l’espace national comme le lieu où devraient idéalement se concentrer toute la gamme des productions et services modernes. Aujourd’hui, l’heure est aux stratégies de « niche » : occuper les places les plus favorables, au vu des avantages particuliers de chacun, dans la grande chaîne de valeur ajoutée globalisée. Les politiques publiques, locales ou nationales, retrouvent là un espace absolument décisif. Il s’agit, en effet, de favoriser le développement de « pôles » (clusters) de croissance regroupant universités d’excellence, recherche scientifique de pointe, main-d’œuvre bien formée, capital-risqueurs, bonnes infrastructures de transports, communications et loisirs… Attirer les investissements, la créativité et les emplois implique des espaces qui garantissent sécurité et prévisibilité juridique, la liberté complète de connexion et d’opinion essentielle pour l’innovation dans tous les domaines, et surtout une culture qui mette en avant la concurrence comme valeur cardinale. Un territoire où la compétition est non seulement admise mais promue, où des entrepreneurs ou dirigeants émergents ont une chance réelle de s’enrichir et même de menacer les avantages acquis et détrôner les intérêts établis.
Les élites nationales traditionnelles, si elles veulent avoir une chance d’avoir accès à une portion significative de la valeur ajoutée mondiale, devront promouvoir le développement, sur des parties de leur territoire national, de ces clusters innovants destinés à s’intégrer à un modèle de production global qui échappe à leur contrôle et renforce le pouvoir des groupes dirigeants locaux, infranationaux. Elles sont ainsi confrontées au défi de gérer à la fois l’éventuel succès de ces pôles – qui ne fonctionneront pas selon une logique de responsabilité nationale et peuvent menacer leurs positions de pouvoir – et le manque de moyens pour administrer les inégalités internes, sociales et régionales, source de tensions politiques et même de séparatismes et fragmentation des États. Quant aux pays dont les dirigeants refusent la concurrence interne et restent encore trop dépendants de ressources naturelles ou de la « vieille » production de masse, ils devront se contenter de parts décroissantes – et parfois incertaines – du gâteau mondial de la valeur ajoutée.
Seule une hypothétique gouvernance globale serait en mesure d’apporter une forme de cohérence à l’action publique, socio-économique et politique, adaptée à la nouvelle révolution du modèle productif. On en est très loin. En attendant Godot 3, la géoéconomie comme expression de la stratégie économique des États est à la recherche d’une pensée économique à la fois libérée du carcan « souverainiste » et assez efficace pour apporter des solutions aux problèmes des sociétés nationales en crise dont l’organisation politique reste inscrite, pour le meilleur ou le pire, dans le paradigme de l’État-nation.
1. Le néokeynésien, en économie, est un partisan de la doctrine mise à jour de John Maynard Keynes, prônant en particulier une relance des investissements et une action de l’État pour assurer le plein-emploi. Le colbertiste, quant à lui, est partisan d’un système économique institué par Colbert et qui repose en particulier sur le protectionnisme.
2. Économiste et homme politique américain 1954.
3. En attendant Godot est une pièce de théâtre de Samuel Beckett. Parmi les thèmes principaux autour desquels s’oriente la pièce, outre celui de l’amitié, il y a celui de l’attente : les personnages principaux de cet « anti-théâtre », Vladimir et Estragon, sont en attente d’un certain Godot qui ne viendra jamais.