L’esprit des Lumières

L’esprit des Lumières

Auteur : Georges Corm

Le dernier livre de Georges Corm est un plaidoyer pour la laïcité, seule à même de mettre fin aux conflits mondiaux et d’instaurer une véritable citoyenneté.

 

C’est un livre courageux que vient de publier Georges Corm. En regroupant ses conférences, études et articles, l’historien et juriste libanais entend « déconstruire les contentieux, imaginaires ou réels », sous-tendus par la thèse du conflit des civilisations et du retour du religieux. Thèse qu’il juge « débilitante » et destinée à occulter les véritables problématiques. Le retour du religieux ? « faux diagnostic » : vu le besoin universel de transcendance, le religieux n’a jamais disparu. Et « aucune renaissance de la théologie ne se manifeste véritablement dans les grandes religions instituées », note l’auteur. Le soi-disant retour du religieux n’est rien moins qu’une idéologie au service des « intérêts géopolitiques de certains Etats et de leur prétention à incarner ou défendre dans l’ordre international des valeurs et idéaux de nature religieuse ». Au service de ce qui, en d’autres temps, aurait été dénoncé comme des guerres injustes menées par l’impérialisme ou le néocolonialisme. Car cette idéologie, qui fonctionne sur une essentialisation des différences, gomme l’analyse multifactorielle des causes (démographiques, géographiques, économiques, politiques, historiques, idéologiques et culturelles) des conflits. Elle propose une « vision binaire entre « bons » et « méchants » », dans la plus pure tradition d’écriture des histoires coloniales entre le XVIe et le XXe siècle. En refusant de prendre en compte l’histoire, elle « facilite la « barbarisation » d’un adversaire », produit des récits « aberrants » sur le Liban, l’Irak ou la Yougoslavie, elle fait proliférer la « pensée magique » qui s’exprime dans les théories du complot. Il s’agit ainsi de faire oublier que les conflits sont la conséquence des déstructurations causées par la période coloniale, de la création d’Etats atypiques comme Israël, le Pakistan ou l’Arabie Saoudite, et surtout des politiques impérialistes, notamment celle des Etats-Unis, « qui décrédibilise la notion même de droit et de démocratie » par la manipulation des règles du droit international et leur application à géométrie variable.

Il s’agit là d’une véritable réaction, d’un « retour en force des idéologies d’autorité » dans la droite ligne des guerres de religion qui avaient ensanglanté l’Europe. C’est le conflit de longue date entre les progressistes, démocrates inspirés par le patrimoine des Lumières et de la Révolution française et « croyant dans la possibilité de parvenir à une morale de nature universelle », et les traditionnalistes, « partisans des anti-Lumières et de la société de hiérarchie et d’autorité non démocratique ». Aujourd’hui, aux valeurs émancipatrices, s’oppose un néolibéralisme qui « favorise la reconstitution des différences, des classes et des castes, la fabrication de privilèges que le plus souvent aucun mérite réel ne justifie ».

 

Bien comprendre la laïcité

Georges Corm, lui, choisit sans hésiter l’héritage des Lumières et son pilier, la laïcité. Il prend nettement position en faveur de la conception républicaine française de cette notion, qui ne saurait être réduite à l’anticléricalisme : la laïcité, c’est à la fois « l’affirmation de l’humanisme comme principe régulateur des sociétés et source d’éthique et de morale », l’épanouissement du citoyen et de la société par la séparation entre l’espace public et l’espace privé et « la recherche du bien commun à l’intérieur des sociétés et entre les sociétés ». C’est l’égalité entre les citoyens. Georges Corm déplore l’influence grandissante, au détriment de la laïcité, du multiculturalisme et de la sécularisation, conceptions anglo-saxonnes basées sur le droit à la différence. Et d’expliquer « la différence qui sépare un régime de sécularisation de la religion d’un régime laïque » : « Dans le premier, identité et valeurs religieuses sont au centre de la vie publique, la religion ou les origines ethniques peuvent être directement investies dans les débats ou dans la compétition politique ; dans le second, religion et origines ethniques sont restreintes au domaine privé des citoyens. Dans le premier cas, les communautarismes de toute sorte et leurs groupes de pression sont encouragés à s’exprimer dans l’espace public ; dans le second, ils sont considérés comme une entrave grave au fonctionnement de la citoyenneté et de l’esprit républicain ». A la vie citoyenne s’oppose donc « une agglomération de ghettos particularistes ». La laïcité, qui a rayonné dans le monde, a été affaiblie par la France elle-même qui n’en a pas fait « un produit d’exportation » et a pratiqué la division (décret Crémieux en Algérie, Dahir berbère au Maroc) dans son empire colonial. Mais, rappelle l’auteur, elle a imprégné le mouvement des Non-Alignés, dont « le discours était centré sur des problèmes de juste répartition des richesses entre pays industrialisés et pays en développement, du droit à la souveraineté des Etats sur leurs richesses naturelles, sur le juste prix des matières premières et autres sujets profanes ne faisant appel qu’aux principes universels de justice ». Dans le nationalisme arabe aussi, « la religion, sans être niée, ne constitue pas l’élément central de l’identité sociale et nationale arabe ». Mais les gouvernements des sociétés musulmanes, gangrenées par la corruption et le souci « d’étouffer les formes libres et critiques de la pensée », et travaillées par les « surenchères religieuses des oppositions pacifiques ou violentes que pratiquent les divers mouvements fondamentalistes », ont encouragé un usage placebo de la religion, à la fois en prônant des « conceptions rigides et littéralistes » des textes et une pratique « d’apparat ». Il est donc urgent, conclut Georges Corm, de « refuser cette démission de l’esprit critique et cet abus de religion qui corrompt à la fois la religion et le pouvoir qui l’instrumentalise », de séparer enjeux profanes et fait religieux, et de restaurer « la liberté totale d’exégèse du texte sacré » qui avait existé aux siècles d’or de l’Islam, pour mettre fin aux conflits injustes et à la manipulation des mémoires et des identités, et instaurer une véritable pratique démocratique.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Pour une lecture profane des conflits, sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient

La Découverte, Cahiers libres, 276 p., 19,50 €