L’esclavage dans les mondes musulmans, des premières traites aux traumatismes

L’esclavage dans les mondes musulmans, des premières traites aux traumatismes

Auteur : M’hamed Oualdi

Pour repenser l’esclavage

L’essai remarquable de l’historien M’hamed Oualdi invite à repenser les cadres conceptuels de l’esclavage dans les mondes musulmans.

C’est à un profond changement, et à un vrai élargissement des perspectives que nous invite M’hamed Oualdi, professeur à Sciences Po Paris et historien du Maghreb et de l’empire ottoman. Son essai érudit, qui se veut introductif à la question de l’esclavage, revient sur de nombreux clichés. D’abord sur celui qui voudrait que l’esclavage soit un tabou – véritable « lieu commun » qui occulte de nombreux travaux universitaires (ceux de Mohammed Ennaji, Behnaz A. Mirzai, etc.), qui, même si leur diffusion est entravée par les difficultés de publication, existent bel et bien. Il ne tient pas compte de la récurrence du sujet en littérature (Béchir Khraïef, Abdelkrim Ghallab, Fatima Mernissi…). Ce cliché invisibilise une recherche faite à partir de sources en arabe, en turc, en persan, en haoussa et qui sont des biographies d’esclaves, des suppliques, des lettres, des récits de vie, qui remettent l’humain au cœur de ce sujet. S’il tient à la barrière linguistique, au décalage institutionnel voire à la « compétition sociale ou de quête éthique » qui amène des auteurs à prétendre être les premiers à publier sur le sujet, il laisse croire qu’il faut « des justiciers et des justicières venus d’Europe et d’Amérique du Nord » pour révéler cette histoire. Or M’hamed Oualdi souligne l’importance de l’idéologie dans le choix des termes par des historiens occidentaux retenant islamique, arabe voire oriental alors qu’ils ne parlent pas de traite catholico-protestante ni latino-chrétienne, encore moins d’occidentale. « Il est aussi remarquable que ce soient avant tout les traites au sein des mondes musulmans qui aient été comparées à la traite atlantique, en en laissant d’autres de côté, comme les traites internes aux sociétés africaines, celles internes aux empires chinois depuis les temps antiques jusqu’aux premières mesures d’abolition des années 1905-1910, ou bien encore les structures de dépendance de la société indienne, qui se superposaient au système de castes. »

Une multiplicité de situations complexes

M’hamed Oualdi revient sur la nécessité de sortir de la grille de lecture occidentale, notamment nord-américaine, pour penser les concepts à partir des mondes musulmans. Du reste, souligne-t-il, il n’y a « pas de définition unanime » de l’esclavage : le critère de la liberté n’est valable que dans les sociétés (musulmanes et occidentales) qui ont « mis en valeur cette notion de liberté » ; il y a aussi d’autres critères comme le « droit de propriété », les « traitements de forte exclusion, de perpétuelle domination physique et psychologique, de désocialisation et de déshonneur »… Et il faut tenir compte de tout l’éventail des réalités sociales dont le vocabulaire témoigne (‘abd, fata, ama, jariya, ghulam, mamluk, wasif, khadim…).

La première partie retrace les origines et les routes de l’esclavage, en identifiant trois types : l’esclavage domestique, l’esclavage administratif et militaire, et enfin l’esclavage rural, dont l’esclavage de plantation est une dimension. M’hamed Oualdi analyse les différents critères de rang et de fonction des esclaves, qui ne tenaient pas seulement à la couleur de leur peau, mais à leur sexe, à leur origine et à leur âge, et insiste sur le fait qu’en temps de crise (famine ou épidémie), « la frontière entre liberté et servitude se révèle être très mince ». Là encore, il revient sur le cliché du XIXème siècle selon lequel l’esclavage, étant domestique, est « moins violent que l’esclavage de plantation pratiqué à large échelle dans les Amériques colonisées par l’Occident » : l’esclavage doux n’existe pas. L’auteur réfute la concurrence mémorielle et les tentatives de comparaison en termes de nombre de victimes, l’instrumentalisation des chiffres tendant à « disculper l’esclavagisme “européen” » et dissocier le Maghreb et l’Afrique.

Dans une seconde partie, il propose des portraits d’esclaves selon leurs rôles économiques : eunuques, servantes, mamelouks et concubines, paysans… il insiste sur les paradoxes des situations, sur leur instrumentalisation dans un système de domination « pour accumuler des ressources et enrichir des patrimoines » sur les deux rives de la Méditerranée. Il s’intéresse au cas, resté rare, de la révolte des Zanj à la fin du VIIIème siècle en Irak, et évoque les nombreuses formes d’organisation d’esclaves, les négociations, les pétitions.

La troisième partie interroge les abolitions au XIXème siècle. « Fin de l’esclavage ou renouveau du capitalisme ? », se demande M’hamed Oualdi. Il souligne l’instrumentalisation de ce combat moral par les Européens pour justifier leur politique coloniale, conteste le cliché « du libérateur européen et de l’esclavagiste musulman » et rappelle que les missionnaires qui rachetaient les esclaves leur imposaient la tutelle de l’Église, « donc de nouvelles contraintes ainsi que d’autres formes d’obéissance », dans une époque qui réaffirmait « des hiérarchies raciales visant à maintenir une forte distinction entre des populations libres, d’une part, et des hommes et des femmes noirs libérés, d’autre part ». La pensée abolitionniste n’est pas seulement le fait d’idées européennes, mais des figures comme Muhammad Bayram V, Ahmad Shafiq Bey, Ahmad Ibn Khalid al-Nasiri al-Slaoui mais aussi Fatima Mernissi et Amina Wadud plus récemment n’ont pas juste été une « réaction aux politiques abolitionnistes puis aux politiques coloniales européennes », mais « s’enracinent aussi dans les longues histoires de luttes contre l’asservissement des populations locales ». Et d’insister :  c’est « la transformation profonde des économies sous domination coloniale qui a rendu le recours aux esclaves d’abord nécessaire puis de moins en moins utile, voire impossible ». Ces transformations économiques ont paupérisé les travailleurs colonisés « qui ont comparé leur condition de dominés à celle des esclaves des époques médiévale et moderne ».

M’hamed Oualdi se penche dans la dernière partie sur les survivances et les situations de post-esclavage. L’enjeu est de « penser conjointement ce qu’il reste des esclavages des musulmans en Europe, de celui des Européens et des Africains subsahariens au Maghreb » pour insister sur le trafic d’êtres humains et sur les situations d’oppression, « y compris la prostitution, les mariages forcés, etc. », et sur « la chaîne de dominations qu’engendre le capitalisme » avec l’adhésion de gouvernements au néolibéralisme « qui restreint toute possibilité de protection des travailleurs, et notamment des travailleurs migrants ». Cette réflexion doit tenir compte de la multiplicité des identifications superposées (donc sortir de la lecture occidentale d’un « esclavage “en noir et blanc” »). Elle doit prendre en compte l’hybridation des cultures (neggafates, gnaoua…) et les trajectoires des descendants d’esclaves, dont l’oubli des origines serviles pour les convertis à l’islam et pour les descendants d’esclaves musulmans en Europe. Il met en garde contre les manipulations mémorielles, comme l’histoire des esclaves chrétiens par les suprémacistes blancs colonialistes. De même, les résurgences violentes, avec Boko Haram ou dans le Golfe, de formes contemporaines d’esclavage, différentes de ses formes historiques, peut contribuer « à culturaliser des situations d’exploitation économique diverses ».

Le propos de l’auteur est donc de souligner, au-delà du déni du racisme anti-noir, envers à la fois les citoyens et les migrants, le « lien fort, évident et crucial entre l’histoire longue de l’esclavage et la profondeur historique du racisme anti-noir » et de montrer « comment les sociétés musulmanes ont dominé et utilisé des esclaves et comment, dans le même temps, ces sociétés ont été façonnées jusqu’à nos jours par l’esclavage, selon les hiérarchies que ce système de domination produits ». C’est donc à une mise en place de cadres de pensée pertinents au sein des mondes musulmans qu’il invite. Un ouvrage remarquable et nécessaire.

Pour aller plus loin, écouter l’interview de M’hamed Oualdi sur « Paroles d’histoire » le 24 mars 2024 : https://parolesdhistoire.fr/index.php/2024/03/24/2580/

 

Kenza Sefrioui

L’esclavage dans les mondes musulmans, des premières traites aux traumatismes

M’hamed Oualdi

Éditions Amsterdam, 256