L’économie marocaine est-elle soluble dans le jugaad ou les états d’ame d’un jeune ingenieur

L’économie marocaine est-elle soluble dans le jugaad ou les états d’ame d’un jeune ingenieur

Les relations Sud-Sud ne peuvent se résumer aux seuls échanges marchands. En effet, ces échanges ne se suffisent plus à eux-mêmes, car les externalités qu’ils engendrent, en particulier lorsqu’il s’agit de transférer une compétence ou une technique au niveau local, sont innombrables. On s’intéressera dans ce papier aux externalités cognitives, aux échanges de savoir-faire, entre le Maroc, porte à double entrée vers l’Afrique ou vers l’Europe, modeste mais bien située, et un géant mondial, l’Inde, la plus grande démocratie du monde, qui doit nourrir ses quelque 1 milliard et 200 millions d’habitants, dont 30%, soit la population de l’Amérique latine, vivent avec moins de 2 dollars par jour.

L’exemple nous inspirant ce papier est le suivant : une multinationale s’installe au Maroc pour sous-traiter et vend à ses clients des offres offshorisées pour réduire les coûts humains qui constituent 95% des dépenses. Cette entreprise, dont le minuscule siège social à Reading, en Grande-Bretagne qui sert presque de boîte postale, s’est développée dans 47 pays et possède son plus gros centre humain à Bangalore (ville au sud de l’Inde) où 7 000 personnes travaillent selon le plus haut niveau possible de normes en termes de prestations de service informatiques.

Ce qui devait être un échange triangulaire, Europe-Inde-Maroc, s’est transformé, vu le peu de ressources venant des pays du Nord, en un dialogue entre les patrons indiens du centre de services indien géant et le petit centre de services marocain en compétition avec les centres des PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) et du Portugal. Des dizaines d’ingénieurs marocains ont donc à l’époque communiqué des heures durant avec des Indiens touchant deux fois moins que les 10 000 dirhams classiques, mais vivant très correctement en Inde. Et l’on finit toujours par écouter l’expérience de l’autre en se disant : « Tiens, pourquoi pas chez nous aussi ? ». On peut ne pas être patriote mais trouver simplement très intéressant, par exemple, le mouvement indien du jugaad, celui-là même de l’innovation frugale, mais pas triviale. Ce dernier concept m’a personnellement intrigué lors de discussions d’ingénieurs, puis conquis.

D’où vient ce concept ? Il sagit en fait dun terme en hindi-urdu qui est largement usité dans le sud de l’Asie. Il signifie une idée créative ou innovante qui apporte une solution rapide alternative et généralement à un coût défiant toute concurrence. Une certaine forme innovante de piratage fait partie par exemple du côté obscur du jugaad, car il faut une certaine ingéniosité pour obtenir les clés de certains logiciels métiers type SAP et comprendre leur fonctionnement. Ces pratiques se retrouvent dans le mouvement plus positif de l’Open Source2, qui est, dans cette région du monde, une véritable institution. Tous les logiciels métiers sont disponibles et développés en Inde, mais ce développement, à lère de lobjet, se fait sur des couches compatibles avec les SAP, Oracles appli et autres mastodontes logiciels très coûteux. Il en résulte, pour les entreprises, dont le management comprendrait l’intérêt d’une solution progicielle pour leur business, encore minoritaires dans ces contrées, une réduction des coûts drastique qui permet cependant de conserver une qualité certaine. LA condition nécessaire reste cependant une denrée rare, puisque l’on ne peut faire l’économie d’un capital humain formé, efficace et fidèle. Denrée rare dans un pays où les ressources changent d’employeur pour 50 dollars de plus.

La vraie clé de ce système dans le monde de l’ITO3 reste donc la connaissance et la possibilité d’entreprendre. Cette dernière doit nous faire réfléchir. Sommes-nous prêts à assaillir les marchés que l’Inde attaque ? Vaste question ! Cela parait impossible, mais sur certaines niches, notamment en produits monétiques, quelques entreprises marocaines ont fait des escarmouches sur le plan mondial bien que leur « conquête » du marché mondial ait été largement surmédiatisée. Et pour cause, il s’agit de cas quasiment uniques. Leur multiplication passe par une bonne intégration de notre millier d’ingénieurs ou assimilés (iscaistes, masters techniques, doctorants) dans le monde professionnel. Cela parait à la fois très proche, puisque nous sommes à des revenus permettant au junior de s’endetter pour habiter et conduire dès qu’il a un emploi autour des 10.000 dirhams mensuel, salaire de plus en plus courant. Mais ce n’est pas assez quand on voit le temps que cela peut prendre, le manque d’initiative de ces jeunes et surtout l’impossibilité chronique de faire du business sereinement, sans corruption ni patronyme.

La confrontation avec des pays du Sud où la classe moyenne grossit par millions doit être vue comme un nouvel eldorado par ces jeunes. Ils sont les seuls à comprendre le raccourcissement des distances, les codes de leur génération. Génération déjà au pouvoir dans bien des pays du Sud, comme par hasard ceux connaissant des taux de croissance à plus de 5 points depuis plus de vingt ans. Malheureusement, on en revient aux rentiers et à la destruction de ces rentes que pourrait engendrer ce nouveau paradigme. Mais, nous, le Maroc, ne sommes pas encore prêts à franchir cette étape, le serons-nous un jour ?.

 

1.     Savoir se débrouiller et trouver des solutions dans des conditions hostiles, selon Navi Radjou in “L’Innovation jugaad. Redevenons ingénieux !”, de Navi Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja, Éditions Diateino.

2.     Logiciels libres.

3.     Information Technology Outsourcing.