L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile Seuil, La République des idées

L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile Seuil, La République des idées

Auteur : Pierre Veltz

Introduction

La crise liée au Covid 19 montre que sans changements profonds de nos organisations économiques et de nos façons de vivre, nous courons à la catastrophe. Ce livre ouvre des perspectives autour de quatre propositions de départ :

                1° La première est que nous n’avons pas d’autre choix que de composer avec le monde tel qu’il est. Il est impératif que nos démocraties puissent se construire en une pluralité de mondes qui évoluent en parallèle. La radicalité est la meilleure ennemie du changement ;

                2° Il existe des marges de manœuvre, y compris dans le cœur de l’économie dominante. Une nouvelle grammaire productive se met en place: passage d’une économie des choses vers celle des usages et des expériences, d’une économie de la possession à une économie de l’accès. C’est le virage engagé du monde manufacturier vers un mode « serviciel » ;

                3° Il est crucial de retrouver une perspective positive et de construire une économie désirable. Entre le tecno-pessimisme occidental et la dérive orwellienne de la Chine, il y a tout un immense champ d’extension des capacités des individus autour de la santé et de l’éducation, notamment au niveau de nos espaces de vie (villes nouvelles, organisations collectives et territoriales permettant des vies plus saines et autonomes. La santé, l’éducation, la culture, l’habitat… ne sont pas des charges, mais les moteurs essentiels de la créativité.

                4° Ce qui manque est une boussole et une méthode pour déclencher et structurer les projets permettant d’orienter et de coordonner les investissements privés ou publics atomisés.

Ce dont il s’agit, c’est de préparer la bifurcation en demeurant réaliste et près du quotidien : nos sociétés doivent définir les cadres transformateurs nécessaires.

La structuration du livre (6 chapitres)

Les chapitres 1 et 2 exposent les enjeux de la transition : l’efficacité et la question de la sobriété, en référence au personnage de la Reine rouge de Lewis Carroll, ou comment éviter de faire courir les gens sans qu’ils avancent d’un pouce.

Le chapitre 3 présente les perspectives d’une économie désirable pour un recentrage de nos modèles de développement vers une économie « humano-centrée ». Celle-ci met en avant la centralité de l’individu et la revalorisation des métiers du lien interpersonnel (concernant les domaines de la santé, de l’éducation, de l’alimentation, de la culture, etc.)

Les chapitres 4 et 5 décrivent et interrogent le « tournant local » de nos sociétés aux multiples facettes, en partant d’un même postulat : face à l’impuissance des États, seul le niveau local est désormais capable de dessiner des perspectives mobilisatrices. Il ne ‘agit pas de localisme mais d’un retour à la proximité, tout en cultivant l’interdépendance des territoires.

Le chapitre 6 aborde les grandes voies macrosociales de ce changement avec la question de savoir si nos États, qui ont d’abord été les garants des marchés, en sont encore capables, sans pour autant retomber dans des formes centralisées d’un autre temps.

I Efficacité/Sobriété(s)

Quelles réponses à la crise ? Elles relèvent de deux registres.

1° Le premier versant regarde l’offre et concerne l’efficacité. Des marges de manœuvre existent pour faire évoluer la productivité des ressources.

Un double passage s’opère : celui des objets à une économie des usages et des expériences ; celui d’une économie de la propriété à une économie de l’accès. Elle s’accompagne d’une dématérialisation et d’une évolution vers une économie circulaire. Tout ceci pour aller vers une économie plus écologique.

2° Le deuxième versant regarde la demande. Aucune réponse au grand défi de l’offre n’est possible sans des évolutions substantielles du côté de la demande (l’effet Jevons[1])[2]. C’est le registre de la sobriété. --à La seule issue est de combiner la voie de l’efficacité avec celle de la sobriété, c’est-à-dire transformer la consommation.

Une image très pédagogique empruntée à J. M. Jancovici [3]permet de comprendre la problématique. L’énergie déployée par un homme fournissant un travail musculaire intense est de l’ordre de 100 KWh/an. Or, un humain mobilise en moyenne 20 000 kWh/an, 60 000 pour la France, soit une situation équivalente à celle d’une personne qui a en permanence 600 esclaves à sa disposition.

Avec nos 600 esclaves, vivons-nous 6 fois mieux qu’à l’époque où nous n’en avions que 100 ? (années 1950).

Ce phénomène, qualifié par l’auteur de course à la profondeur technologique, traduit un développement débridé de notre système lié à la globalisation et au « made in monde ». Le développement exponentiel du numérique avec ses solutions de plus en plus baroques en est un exemple éloquent. Tout cela milite pour une sobriété dans sa double dimension : celle de la sobriété d’usage et de la sobriété de conception.

Des évolutions nécessaires

                - Économie des usages, économie de l’accès. Le basculement engagé d’une économie des objets (possédés) à une économie des usages (accessibles) ouvre une piste prometteuse, souvent qualifiée d’économie de la fonctionnalité (Michelin, qui ne vend plus des pneus mais des kilomètres parcourus). On vend du confort plutôt que du gaz, de la mobilité plutôt que des voitures. Dans cette affaire, le numérique peut jouer un effet dans cette évolution par un développement incontrôlé de l’usage (Jevons n’est pas mort !). L’économie de la fonctionnalité est une piste intéressante. Laissée au libre jeu du marché, elle n’est en rien une solution miracle. Elle n’a un pouvoir transformateur que si elle est couplée à des politiques publiques régulatrices déterminées.

                - Pour maîtriser l’effet Jevons, il n’y a pas d’autre solution que la « sobriété d’usage » : vivre avec beaucoup moins d’esclaves jancoviciens ne signifie pas retourner à l’Âge de pierre.

Ce chemin vers une sobriété de masse reste à inventer. La voie coercitive ou celle du rationnement sont socialement inacceptables. Le renvoi au défit sur les comportements individuels n’est pas suffisant. Il s’agit d’un problème hautement systémique renvoyant à l’organisation de nos sociétés.

II Une économie humano-centrée

1 Un changement global : vers une « économie humano-centrée »

L’adieu au monde thermo-fossile va entraîner des turbulences fortes inévitables pour conduire à ce que l’auteur appelle une « économie humano-centrée ».

                - On passe de l’économie « garage-salon-cuisine » façonnée durant les Trente glorieuses à une économie de l’individu avec la montée spectaculaire des dépenses liées à la santé, au bien-être, à l’alimentation de qualité, au divertissement, à la sécurité, à la mobilité et à l’éducation. L’économie ancienne n’est pas morte, mais elle a été progressivement débordée/englobée par cette économie que Veltz qualifie d’humano-centrée, et qui touche de plus en plus directement à notre intimité.

                - Ce que n’est pas « l’économie humano-centrée » : ce n’est pas un ensemble sectoriel nouveau qui vient s’ajouter à d’autres secteurs. On est dans le cadre de paramètres essentiels bousculés dès lors que la création de valeur concerne l’intimité de l’individu plutôt que le stock de possessions. On n’est plus dans la rationalité économique traditionnelle coût-bénéfices.

- Une autre ambiguïté à éviter : « l’économie humano-centrée » n’est pas ipso facto « humaniste », signifiant le basculement de l’aliénation marchande vers une économie recentrée enfin sur les besoins essentiels des humains. Elle constitue – c’est le cœur de la thèse de l’auteur – une piste privilégiée pour bâtir une économie à la fois plus riche en valeurs positives pour les personnes, plus coopérative et plus écologique, plus économe en ressources matérielles et énergétiques (p. 50).

Le grand paradoxe de cette économie recentrée sur l’individu est qu’elle appelle une dimension collective beaucoup plus forte que l’économie marchande traditionnelle. On n’est plus dans une économie marchande des objets massifiés et organisés en silos juxtaposés

Considérer le virage vers l’économie de l’individu demande de nouvelles infrastructures physiques, logicielles et normatives faisant appel aux systèmes informatiques (pas forcément sophistiqués), et nécessite de développer l’économie de lien, de l’échange et de la solidarité vécue. Sous ces deux angles, la dimension territoriale est essentielle. C’est le territoire, à des échelles variées, qui va constituer le référentiel pertinent pour concevoir et exploiter les nouvelles solutions.

Individus, systèmes/liens, territoires : tel est le triangle autour duquel on doit repenser la base productive

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2 La santé comme base hyper-industrielle        

Pierre Veltz considère la santé comme un champ spécifique de politiques publiques, comme un service public et un « bien commun », car la santé des uns conditionne celle des autres. De ce fait, elle doit être considérée comme création de valeur et un facteur de développement. Tout ceci en fait une véritable base industrielle[4] qu’on peut saisir au niveau de deux branches :

                - l’industrie du médicament historiquement venue de la chimie est désormais pénétrée par les biotechnologies ;

                - celle des dispositifs médicaux (DM), encore appelés « medtechs » compte 200 000 emplois par exemple, en Allemagne.

L’auteur insiste sur deux dimensions de cette réalité complexe :

                - la santé est le lieu de convergence entre les sciences de la vie et les sciences de l’ingénieur et qui, avec les questions environnementales, va être le moteur le plus puissant d’innovation pour les décennies à venir. Le monde universitaire et de la recherche doit jouer un rôle essentiel dans cette hybridation en créant des structures dédiées à celles-ci ;

                - la dimension territoriale qui, en étant au plus près de l’individu, se voit avec ses structures de soins être à part entière une base productive, matrice de développement social, économique et technologique.

 

III Le tournant local

Et si les maires gouvernaient le monde ? Telle est la question de départ de cette partie.

En effet, les pouvoirs urbains et territoriaux, confrontés à la réalité du terrain, seraient moins enclins que les États à fonctionner en silos et à découper les problèmes en tranches sectorielles. Il y a un foisonnement créatif au niveau local qui contraste avec la morosité nationale et avec la majestueuse mais stérile mécanique des multiples schémas directeurs par lesquels l’État tente de décliner la transition.

Que faut-il penser de ce néo-localisme ? Deux aspects se dessinent :

                - la question des liens complexes entre les échelles territoriales et l’écologie ; 

                - les dimensions sociales et politiques de ce tournant local.

1 Le salut par le local ?

                                1.1 Relocaliser l’industrie

La question est la maîtrise des grandes chaînes de valeur mondialisées. Elle a trois grandes dimensions : écologique, industrielle et géopolitique.

                La première renvoie aux dégâts écologiques du « made in monde » et moins-disant environnemental qui en découle.

                La deuxième dimension est technico-industrielle et regarde la dissociation spatiale de toutes les phases productives, notamment entre la conception et la production. Or, l’hyper-industrie appelle au contraire la proximité et l’interaction constante entre la fabrication et les autres fonctions dont la recherche. L’économie émergente tend pour cette raison à se structurer en écosystèmes.

                La troisième dimension est géopolitique et montre qu’il ne s’agit ni de néomercantilisme consistant à attirer et à fixer le plus possible les ressources et emplois internationalement mobiles, ni de protectionnisme honni. Il s’agit d’une voie étroite où on tente de réguler une mondialisation modérée préservant un espace national tout en respectant des formes de réciprocité.

1.2 La préférence pour la proximité

 

Le néo-localisme postule, comme allant de soi, le lien entre les grands défis écologiques et la proximité (pour manger, consommer, recycler, inventer). Pour Pierre Veltz, cette évidence doit être questionnée. La proximité comme principe absolu est discutable, surtout si on s’en tient aux arithmétiques techniques. L’enjeu de la proximité est social et sociologique avant tout. Il est de recréer du lien concret dans un univers devenu abstrait et impersonnel.

2 Proximités et interdépendances

2.1 Une révolte contre l’abstraction

L’action locale est irremplaçable pour créer l’énergie du changement[5]. Mais, ce tournant local est éloigné des paradigmes précédents (du développement endogène des années 1980 ou des districts industriels). Les acteurs ne sont pas les mêmes et les enjeux se sont déplacés de l’économie à l’écologie.

L’auteur interprète ce mouvement comme une révolte (celle des nouvelles générations) contre l’abstraction : celle des grandes organisations publiques et privées, où le travail n’est plus qu’un maillon dans de longues chaînes, et où les parcours sont bâtis autour d’une compétition sans fin pour les places et les pouvoirs. L’écologie est devenue l’un des langages privilégiés dans lequel s’exprime cette révolte.

En même temps, il y a la recherche de l’autonomie, du contrôle de sa vie. On ne veut plus être les « offres de service d’Excel et de PowerPoint ».

2.2 Oublier les métropoles ?

La révolte contre l’abstraction coïncide souvent avec le rejet de la grande ville (fortement exprimée avec la crise du Covid 19) au profit des villes petites et moyennes.

Que va-t-il se passer après la pandémie ? Un scénario possible est que les urbains les plus connectés seront de plus en plus nomades, profitant des formes de flexibilité offertes par la télé-activité. Mais un bouleversement global des structures territoriales paraît peu probable.

L’analyse écologique montre que c’est l’ensemble complémentaire formé par les villes avec leur arrière-pays rural ou forestier, avec les puits de carbone, qu’il faut considérer.

                On va plutôt vers des modèles distribués. La raison principale en est que les économies d’échelle toujours décisives nécessitent de moins en moins la concentration physique et peuvent se marier de diverses manières avec les économies de réseaux spatialement distribués. Ceux-ci sont plus résistants aux chocs que les systèmes centralisés et hiérarchiques. La tendance serait une géographie des villes s’organisant de plus en plus sous formes d’archipels connectant des pôles de tailles diverses (cf. les villes de la Hanse, réseau des villes italiennes et flamandes), limitant en même temps la concentration physique dans les métropoles. Cela fait penser aux cités grecques qui étaient   ̶ selon l’image de Platon, comme des grenouilles autour d’une mare  ̶ des « sous-systèmes » largement autonomes échangeant entre eux. Ce n’est plus du tout le cas de nos territoires. Ceux-ci sont plutôt comme des nœuds au sein d’un vaste système de flux qui les traversent et les relient. Les voir comme des entités autonomes relève d’une illusion d’optique.

Cela veut dire que les solidarités nationales invisibles qui se traduisent par des redistributions sociales et territoriales de grande ampleur sont essentielles, à condition que les États cessent d’être hiérarchiques et de brider ces dynamismes qui ne demandent qu’à s’exprimer.

IV L’État et la bifurcation écologique

1 Des États défaillants

Le localisme ne suffira pas à nous tirer d’affaire sans des transformations structurelles nécessaires au niveau global.

L’auteur examine trois pistes : la fiscalité (la taxe carbone), le verdissement de l’investissement (désinvestir des secteurs thermo-fossiles) et la finance.

Ces trois pistes ont en commun de reposer in fine sur le jeu des marchés. Elles plaisent aux économistes, mais elles ne mènent pas loin et ne permettent pas de retrouver une boussole. En effet, nous vivons dans un capitalisme qui ne sait plus donner de prix au futur.

Où sont les États ? Ils ne sont pas au rendez-vous sauf la Chine[6].

2 Retrouver une boussole

Le constat est imparable : ni les marchés financiers, ni le darwinisme de la technologie, ni la multiplication des projets verts à l’échelle des villes ne sont aujourd’hui capables d’embarquer nos économies et nos sociétés dans un véritable changement de modèle.

Il faut oser voir large et loin. Il faut oser parler planification, mais pas de planification à l’ancienne conçue comme un déploiement technocratique de solutions élaborées par les seuls échelons centraux des États. Nous vivons dans des sociétés où dominent les schémas de pouvoir distribués en réseau où les citoyens interviennent de façons multiples et à de multiples niveaux. Nos économies sont des économies mixtes (public/privé) où les compétences sont très largement diffusées dans le corps social. Ces compétences doivent être mobilisées, d’autres aussi par un État pilote qui doit laisser une grande place à la créativité des communautés locales et professionnelles.

Celle-ci consiste en la construction d’un monde désirable. L’émergence de l’économie humano-centrée constitue à cet égard un levier privilégié. Mais, afin que cette économie de l’individu ne soit pas une proie d’une économie marchande exacerbée, l’État (puissance collective et démocratique) doit prendre le contrôle. Ceci de deux manières :

  • en réduisant les inégalités par le jeu de la redistribution ;

mais surtout en sortant de l’atonie des débouchés de l’économie réelle en impulsant et encadrant ce grand chantier de la bifurcation écologique : éradiquer les maladies, créer des villes respirables, renouveler l’agriculture… et garder notre terre habitable.

 

[1] Économiste britannique (1835-1882) qui montre que le progrès technique n'est pas (forcément) la solution à l'épuisement des ressources (source : énergétiques.https://www.pourleco.com/la-galerie-des-economistes/stanley-jevons).

[2] Quand l’efficacité-ressource d’un produit augmente, son prix diminue et sa demande augmente.

[3] Ingénieur français , créateur en France du bilan carbone, un militant contre le réchauffement climatique

[4] Selon l’auteur, la santé dans le monde représenterait 40 trillons de § conte 30 pour l’industrie manufacturière.

[5] Latour, B. (2017). Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris : La découverte.

[6] Dès 2010, l’investissement de la Chine dans les énergies propres était supérieur de 50 % à celui des USA. Aujourd’hui, ce pays est le leader mondial dans les investissements industriels pour les énergies renouvelables (56 % des capacités mondiales en 2017) et son écosystème de strart-up est impressionnant.

 

Pierre Veltz

L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile

Seuil, La République des idées, janvier 2021, 110 p.