Jeunes français et entrepreneuriat, mariage d’amour ou de raison ?

Jeunes français et entrepreneuriat, mariage d’amour ou de raison ?

 

S’intéresser à l’entrepreneuriat des jeunes revient à se poser des questions sur nos sociétés, ce qu’elles valorisent, les problèmes et transformations auxquels elles sont confrontées, les systèmes politiques, économiques, sociaux et éducatifs qu’elles mettent en place pour se développer ou pour survivre.

 

Si le thème de ce dossier porte principalement sur l’activité professionnelle des jeunes dans la région du Maghreb et leur intégration dans le monde du travail, il nous a semblé néanmoins important d’apporter en contrepoint un regard sur ce qui se passe dans une autre région du monde, la France. Le propos qui va suivre est essentiellement centré sur l’entrepreneuriat en tant qu’activité professionnelle envisageable pour chacun d’entre nous en général et pour les jeunes en particulier. Les questions que nous nous posons dans cet article peuvent être résumées ainsi : comment évolue l’entrepreneuriat concrètement dans notre environnement, essentiellement français, et comment va-t-il évoluer dans les années futures ?

 

La relation qu’entretient la société française avec l’entrepreneuriat (mais on pourrait dire la même chose pour les sociétés du Maghreb !) est paradoxale. D’un côté, ce que valorise notre société est fort éloigné du comportement entrepreneurial : il s’agit essentiellement de reconnaître la méritocratie scolaire, le parcours éducatif réussi et sanctionné par les meilleurs diplômes délivrés par les établissements les plus prestigieux. D’un autre côté, le discours public, politique, élitiste n’a jamais autant promu, encouragé et, d’une certaine façon, aidé l’entrepreneuriat qu’aujourd’hui. Alors, que se passe-t-il vraiment ? Les transformations que nous vivons − mondialisation, économie des connaissances, numérisation, montée en puissance des pays en développement − contribuent-elles à casser des codes anciens et des normes sociales bien établies ? Le comportement entrepreneurial est-il appelé à succéder au salariat et à se substituer progressivement au diplôme, considéré comme marqueur d’une réussite sociale ? Ou bien n’est-il qu’un remède, facile à prescrire par nos élites politiques, au problème récurrent du chômage qui touche toutes les strates de la société et plus particulièrement les jeunes ? Peut-on parler, au sujet de l’entrepreneuriat dans nos sociétés, d’une véritable relation d’amour ou, plus prosaïquement, d’un mariage de raison ? Entrepreneuriat d’opportunité ou de nécessité ? Dans le contexte de la société française, le système éducatif est le pilier fondamental sur lequel repose toute transformation réussie des structures politiques, économiques et sociales. Ceci explique la place que nous lui accordons dans notre développement.

 

L’entrepreneuriat en mouvement : vague de fond ou mirage ?

 

L’entrepreneuriat en tant que phénomène économique et social connaît actuellement un très fort engouement. Ceci n’est pas nouveau ; mais ce qui semble l’être, c’est l’évolution des mentalités et des comportements chez les jeunes et plus particulièrement chez les étudiants et les jeunes diplômés. Les changements sont d’une telle ampleur qu’ils ont conduit un professeur d’une grande école de management française à déclarer : « Avant, nos diplômés qui ne trouvaient pas d’emplois salariés créaient leurs entreprises ; aujourd’hui, c’est ceux qui ne peuvent pas créer des entreprises qui deviennent salariés Â»1.

 

Nous constatons, dans les écoles de commerce en particulier, que de plus en plus de jeunes s’intéressent à l’entrepreneuriat, suivent des cours, développent des projets et intègrent les incubateurs d’écoles. On peut expliquer ces changements de différentes manières. Il y a vraisemblablement un effet génération Y, et le fait que cette génération porte des valeurs et des aspirations en lien avec le comportement entrepreneurial. Il y a aussi le sentiment que la promesse d’employabilité attachée au statut du diplôme et à la notoriété des établissements d’enseignement supérieur ne tient plus et ne résiste pas aux expériences malheureuses souvent vécues par les parents diplômés. Dans le meilleur des cas, la fenêtre d’employabilité s’est considérablement réduite : on est jeune de plus en plus vieux et on est vieux de plus en plus jeune ! Toujours relié au point précédent, le chômage des jeunes à plus de 25%, y compris au niveau des diplômés de l’enseignement supérieur, laisse penser que, finalement, créer son entreprise et être son propre patron, ce n’est pas si mal, d’autant plus que l’État a sorti en avril de cette année, de son chapeau de magicien, le statut d’étudiant entrepreneur ! Enfin, les nouvelles technologies et la révolution numérique rendent accessibles les opportunités de création de nouvelles applications, de nouveaux services, de nouveaux produits. Le champ du possible s’est considérablement élargi pour les jeunes.

 

L’entrepreneuriat en tant que discipline académique : de plus en plus de rigueur, de moins en moins de pertinence ?

 

L’entrepreneuriat en tant que discipline académique surfe sur l’intérêt et l’importance que les sociétés des pays développés et en développement accordent aujourd’hui à l’entrepreneuriat perçu partout comme de nature à favoriser l’innovation, la création d’emplois et de richesses économiques et sociales. Autant dire que la discipline se porte bien et suit un processus d’institutionnalisation qui la positionne remarquablement bien dans le concert des disciplines académiques relevant des sciences humaines et sociales. Les enseignements en entrepreneuriat explosent dans le monde entier, de même que les conférences, les journaux spécialisés, les chaires et autres centres de recherche ou d’entrepreneuriat.

 

Les journaux spécialisés sont devenus très sélectifs, publient des travaux de chercheurs qui appartiennent à d’autres disciplines et les chercheurs en entrepreneuriat publient leurs travaux dans les grandes revues de management, d’économie, de sociologie, de psychologie, etc. L’article de Shane et Venkataraman2 publié dans Academy of Management Review en 2000 a été l’article le plus cité de cette revue dans la décade 2000-2010.

 

L’institutionnalisation de la discipline et la logique du « Publish or Perish Â»3, qui ont envahi le monde entier, enferment de plus en plus les chercheurs dans leur tour d’ivoire et les éloignent des acteurs économiques et sociaux. Des tentatives (trop peu fréquentes) de rapprocher ces deux mondes se développent : la Revue Entreprendre & Innover en est un exemple. Dans ces conditions, on peut se demander si la recherche contribue réellement au transfert des connaissances vers l’enseignement et la pratique. En quoi permet-elle d’aider efficacement les porteurs de projet et les jeunes entrepreneurs ?

 

Comment devrait s’organiser et se financer l’enseignement et l’accompagnement de l’entrepreneuriat dans nos institutions d’enseignement supérieur ?

 

 La difficulté principale de l’enseignement et, à un degré moindre, de l’accompagnement dans des institutions d’enseignement et de recherche réside, de mon point de vue, dans la pénurie de ressources professorales qualifiées. J’entends par là que les professeurs en entrepreneuriat devraient avoir une connaissance actualisée des études, résultats de recherche et théories du domaine (un peu comme les médecins) et une connaissance pratique des situations et problématiques des acteurs de terrain (un peu comme les médecins). Aujourd’hui, nous avons soit de bons chercheurs totalement déconnectés du terrain, soit des praticiens qui se désintéressent des recherches en cours et les ignorent largement.

 

Ceci étant, enseignement et accompagnement suivent des objectifs et des logiques différentes, qui devraient conduire à des postures (notamment éthiques et philosophiques au sens large) tout aussi différentes. Il y a là un chantier à ouvrir si l’on souhaite (peut-être !) améliorer la qualité et l’impact de nos interventions.

 

L’enseignement devrait être financé pour partie par l’État et par les étudiants pour le reste. L’accompagnement devrait être financé par les parties prenantes régionales et nationales de la création d’entreprise et par les participants. Les modèles et modalités restant à définir.

 

Les évolutions que nous venons d’évoquer changent-elles fondamentalement la nature des choses et peut-on dire que la culture en France est devenue plus entrepreneuriale ? Cela reste une question importante, pour laquelle on peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Un changement de valeurs et de culture ne peut se faire qu’avec le temps et le renouvellement des générations. Il doit être accompagné par une transformation des systèmes éducatifs, bien au-delà d’une très timide prise de conscience. Si, comme nous venons de le voir, l’enseignement supérieur s’est saisi à bras le corps de l’entrepreneuriat pour en faire un objet de recherche et une discipline d’enseignement, tous les problèmes sont loin d’être résolus : manque de ressources qualifiées, de théories sur les contenus et les pédagogies, légitimité insuffisante. Dans le même temps, les systèmes éducatifs primaire et secondaire qui pourraient jouer un rôle essentiel dans la diffusion des valeurs entrepreneuriales et la transformation d’une culture encore trop peu favorable à l’entrepreneuriat, restent très peu concernés par ce type d’enseignement, jugé trop libéral.

 

En ce qui me concerne, je reste encore sur l’idée que la plupart des initiatives gouvernementales sont conçues pour apporter des solutions au problème du chômage et non pour transformer la France et la doter d’un esprit de conquête, d’innovation et d’entreprendre. Notre pays est encore trop prisonnier de son histoire, de ses traditions, de ses castes et corporatismes. Après le choc de la simplification, il faudrait sérieusement envisager un choc culturel qui pourrait démarrer avec une prise de conscience réelle du monde dans lequel on vit et de la place actuelle de notre pays. Il suffit de consulter les enquêtes internationales GEM4 et GUESSS5 pour se convaincre de ce qu’est véritablement la relation que la France entretient avec la prise de risque et l’entrepreneuriat

 

Notes

1.     Philippe Silberzahn, professeur à EMLYON Business School.

2.     Shane, S. and Venkataraman, S. (2000). The promise of entrepreneurship as a field of research. Academy of Management Review, vol. 25, n°1, pp. 217-226.

3.     Trad : Â« Publier ou périr Â».

4.     GEM. Global Entrepreneurship Monitor (www.gemconsortium.org).