Adib Bensalem
Adib Bensalem est titulaire d’un doctorat et d'un master en Supply Chain Management et Stratégie d'Aix-Marseille Université, ainsi que d’un bachelor en génie électrique de l’Université du Texas à Austin. Il mène des recherches en SCM, Stratégie et Innovation péd...
Voir l'auteur ...Jacques Igalens : “Être leader n’est pas inné”
À l’ouverture du colloque organisé à Paris en 2012 par la fondation Leaderinnov sur la question « Face à la crise (mondiale) du leadership, quelles formations et quel entraînement à l’art de diriger ? », il a été reconnu que la planète connaît une crise du leadership sans précédent. Depuis que les sondages existent, jamais l’opinion n’a été aussi négative envers les dirigeants publics ou privés et une forte majorité de salariés s’estiment mal dirigés. Barbara kellerman (Harvard) a publié un ouvrage intitulé « La fin du leadership » qui confirme ce diagnostic. Que pensez-vous de ces affirmations ?
Il est vrai que le monde souffre d’une grave crise de leadership et les entreprises ne font pas exception. Barbara Kellerman se réfère d’ailleurs plus souvent à ce qu’elle appelle le leadership public, c’est-à-dire politique (elle travaille pour la Maison Blanche) qu’au leadership au sein d’une équipe. Pour moi, il y a de nombreuses raisons, pour expliquer non pas la fin du leadership mais la crise qu’il traverse. Certaines tiennent à la complexité croissante des affaires, mais d’autres sont relatives au manque de clairvoyance ou de courage des dirigeants.
Le monde est devenu beaucoup plus complexe qu’il ne l’a jamais été et, concernant les entreprises, les affaires sont plus difficiles aujourd’hui, notamment dans les économies occidentales. Exercer un leadership suppose avant tout d’avoir une vision claire de ce que l’on veut devenir dans un horizon suffisamment long, puis de faire partager et désirer cette vision. Combien d’hommes politiques sont capables de dresser un état du monde réaliste, et de proposer, disons à quinze ans, une vision de la place et du rôle du pays qu’il dirige à cette échéance ? Combien de dirigeants d’entreprises sont capables d’en faire autant pour leur entreprise ? Très peu, trop peu et ce n’est pas une question d’idéologie. C’est la complexité, les incertitudes et les dangers qui nous menacent qui rendent la prévision plus difficile. Nous savons tous que le rythme du changement s’est accéléré pour ma génération qui a connu la Chine de Mao, l’URSS et la création de la Communauté du charbon et de l’acier (qui fut la première ébauche de l’Europe). Comment pouvait-on imaginer la Chine, la Russie ou l’Europe telles que nous les connaissons ? Et nous savons intuitivement que dans les quarante ou cinquante ans à venir les changements seront encore plus importants. Mais à quoi ressemblera le monde, dans quel état sera la planète, qui dominera qui ? Le leader d’aujourd’hui a bien du mal à convaincre ses troupes de le suivre parce qu’il a du mal à leur décrire le monde de demain.
Mais ce manque de clairvoyance se double souvent d’un manque de courage car il existe des vérités que les leaders connaissent mais qu’ils n’osent pas révéler, car ce sont des problèmes sans solutions, ou plutôt ce sont des problèmes dont la solution n’est pas socialement envisageable. Donc, on connaît le problème, on pense qu’on ne peut le résoudre, alors on le cache. Et comme on le cache, on s’éloigne toujours plus des conditions qui permettraient, sinon de le résoudre, du moins d’en limiter les effets néfastes. Le meilleur exemple de ce type de problème est constitué par le réchauffement climatique. Les experts et les gouvernements savent, les rapports du GIEC sont sans ambiguïté, mais rien n’est fait et ce sujet a disparu des programmes alors que la situation est irrémédiablement compromise. Beaucoup d’autres problèmes sont de la même nature : la fin programmée des énergies fossiles, la chute dramatique de la biodiversité, la surpopulation mondiale, la pollution croissante, etc.
C’est dans l’incapacité d’affronter le futur, tout particulièrement dans ses dimensions écologiques et sociales, que réside selon moi la principale explication de la fin du leadership. Un leader doit être le porteur d’un grand récit qui éclaire l’avenir, à la fois l’état du monde qu’il entrevoit et le chemin qui permet de l’atteindre. Il n’y a plus de grands récits mais des petites histoires dérisoires. Il faudrait qu’on nous dise dans quel monde vivront nos enfants et, au lieu de cela, on nous explique que tel ou tel gadget électronique constitue une révolution et que la version 5 va nous apporter ce dont nous n’avions pas encore rêvé mais que nous allons adorer. La société du spectacle a pris le dessus, l’art de raconter de petites histoires (le storytelling) a fait le reste et le leader visionnaire a disparu.
L’autorité est partout contestée. Nous parlons même aujourd’hui de leadership sans leader ou leadership partagé. Comment entraîner au leadership sans modèle ou exemple d’autorité ?
Les problèmes que rencontrent les leaders ne se résument pas au rejet de l’autorité. La LMX ( Leader-Member Exchange theory) postule par exemple que le leader développe des relations avec chaque membre de son équipe et que ces relations sont bien sûr à double sens. Des travaux, ceux de Bass par exemple, ont montré que le leader passe plus de temps, consacre plus de ressources à des sous-groupes qui constituent son premier cercle (in-group dans la théorie). Les membres de ces sous-groupes travaillent plus, obtiennent de meilleurs résultats, sont plus impliqués que les autres, ceux qui ne font pas partie de ce premier cercle (out-group). La recherche sur le leadership intègre généralement beaucoup de résultats de la recherche concernant la vie des groupes. Au-delà des grandes généralités, par exemple sur le management participatif ou sur la conduite du changement, les travaux sur le leadership ont mis à jour de nombreux résultats sur la vie des groupes restreints (les travaux de Bales par exemple), les différentes dimensions du leadership, les phases dans la socialisation au sein d’un groupe, etc. Il ne faut pas penser qu’un seul phénomène peut expliquer la réussite ou l’échec d’un leader. Les situations sont souvent complexes, le niveau de différenciation au sein d’une équipe est souvent élevé, le poids du contexte peut expliquer que ce qui marchait hier ne marche plus aujourd’hui. En somme, être un leader, ce n’est pas inné, même si certaines personnes ont des qualités et des compétences naturelles qui leur permettent d’apprendre et d’appliquer plus vite que d’autres. Pour entraîner au leadership, il faut donc que de nombreux facteurs soient réunis. Il convient que les personnes puissent d’abord travailler sur elles-mêmes car il y a parfois des décalages importants entre la perception qu’ont des managers d’eux-mêmes en tant que managers et la perception de leur environnement, notamment leurs subordonnés. Il est également nécessaire de présenter les théories modernes du leadership car, sans formation théorique, des idées fausses peuvent perdurer et fausser les représentations. Mais l’essentiel, c’est de fabriquer des mises en situation qui permettent l’apprentissage du leadership dans des conditions qui ne mettent pas en péril les participants et qui leur permettent d’exercer leurs capacités de réflexivité. En résumé, quand je vois un séminaire intitulé : « Devenez un leader en un week-end », je doute.
Nos expériences scolaires, de la maternelle à l’université, ont pu être incitatives ou neutres ou castratrices pour notre conception de l’autorité et notre leadership. L’école, l’université, les écoles de commerce notamment, peuvent-elles et doivent-elles entraîner les élèves à l’exercice du leadership ?
Bien sûr, et elles le font, ou plutôt elles créent des situations propices à l’exercice du leadership. Dans l’école que je dirige, Toulouse Business School, nous avons par exemple des enseignements centrés sur la connaissance de soi en relation avec le projet professionnel. Nous avons également un Career Starter pour accompagner l’étudiant et le coacher. Nous créons des situations à travers des travaux collectifs, l’étude de cas, des projets citoyens, du consulting pour des PME, etc., qui sont autant d’occasion pour qu’ils exercent leur leadership au sein du groupe. Je n’évoque que pour mémoire la cinquantaine d’associations en tous genres, autogérées par les étudiants mais soutenues par l’école qui, elle aussi, est un terrain d’apprentissage du leadership. Mais pour connaître un peu le Maroc, je sais que ceci n’a rien d’original et beaucoup d’écoles en font autant. Il faut aussi veiller à créer des espaces de parole pour que l’étudiant puisse verbaliser ses expériences et recevoir un feed-back adapté car on imagine mal l’importance des premières expériences en matière d’exercice du leadership. Il importe de pouvoir s’appuyer sur un corps professoral compétent, c’est évident, mais il faut aussi qu’il soit bienveillant. Attention également à ne pas confondre l’exercice ou l’apprentissage du leadership avec l’arrogance et parfois le mépris. Je me souviens d’une grande école française dans laquelle le jour de la rentrée le directeur disait aux étudiants : « Vous avez réussi un concours d’entrée très difficile ; désormais vous faites partie de l’élite de la Nation, vous êtes les leaders de demain ». C’est faux et c’est dangereux. C’est faux car on ne devient pas un leader parce qu’on a réussi un concours à l’âge de vingt ans, et c’est dangereux car cela crée des conditions pour que l’étudiant se sente supérieur au reste de l’humanité, ce qui n’est pas un bon départ dans la vie.
Qu’est-ce que le leadership responsable ? Comment se traduit-il (ou devrait-il se traduire) concrètement dans les écoles de commerce ?
Le leadership responsable intègre les principes et les valeurs de la RSE. D’un côté, il est, comme la RSE, soucieux des dimensions environnementales et sociales des décisions et de l’action. D’un autre côté, il repose sur l’écoute et la prise en compte des opinions et des attentes des parties prenantes. Sur le premier point, cela veut dire que le leader responsable n’est pas unidimensionnel : il ne prend pas ses décisions seulement au vu de leur rentabilité économique mais il vise également l’efficacité environnementale et la justice sociale. Il pense à long terme et refuse le court-termisme, qui est souvent irresponsable. Il intègre les principes de l’analyse systémique, c’est-à-dire qu’il prend en compte les interactions entre les sous-systèmes, la récursivité, la circularité de certains phénomènes. Concernant les parties prenantes, il se pose des questions assez simples : « Qui peut-être concerné par telle ou telle décision ? », « Comment le contacter, entrer en contact, dialoguer ». Le leader responsable est aussi un leader qui intègre les valeurs universelles qui sous-tendent le développement durable et la RSE. On les trouve bien exposées dans la norme ISO 26000 dont certaines entreprises marocaines commencent à s’inspirer. Ces principes sont au nombre de sept : la redevabilité de l’organisation à l’égard de la société au sein de laquelle elle agit ; la transparence ; l’éthique ; la reconnaissance des intérêts des parties prenantes ; le respect de la légalité ; le respect des normes internationales de comportement, et le respect des droits de l’homme. évidemment, ainsi énumérés, ces principes ont l’air trop généraux pour être opérationnels, mais si on fait l’effort d’en étudier le contenu et de se poser la question de savoir ce que cela veut dire dans son action quotidienne, on est souvent surpris. Par exemple, le respect des droits de l’homme n’est pas valable uniquement pour les états, c’est souvent au sein de l’entreprise, ou parfois même à la maison, qu’il prend sens…. Mais, c’est une autre question.