Humaniser la finance, est-ce possible ?

Humaniser la finance, est-ce possible ?

La finance, telle qu’elle est majoritairement pratiquée dans les salles de marchés et enseignée dans les écoles de commerce, repose sur des hypothèses issues de l’économie néoclassique apparue à la fin du XIXe siècle. Soutenue par des arguments mathématiques de plus en plus sophistiqués, l’approche néoclassique de la finance a prévalu depuis un peu plus d’un demi-siècle comme « la plus scientifique de toutes les sciences sociales »1Elle s’appuie notamment sur la thèse présentée en 1900 par Louis Bachelier2 selon laquelle les cours boursiers fluctuent selon une « marche aléatoire ». L’auteur soutient qu’un nombre infini de facteurs influencent les fluctuations boursières et qu’il est illusoire d’espérer en prédire l’évolution. En revanche, il propose un cadre théorique qui permet de modéliser le hasard boursier en déterminant la loi de probabilité des titres et d’en estimer la variabilité potentielle, c’est-à-dire le risque3.

Considéré aujourd’hui comme le père de la finance mathématique, Bachelier n’a connu aucun succès de son vivant. Durant la première moitié du XXe siècle, son travail sombra dans l’oubli et ne fut repris que dans les années 50 par les auteurs de l’école de Chicago (Harry Markowitz, Eugene Fama, Merton Miller, William Sharpe, etc.) pour bâtir l’édifice de la finance néoclassique dont le socle scientifique repose sur deux piliers : l’efficience des marchés et la rationalité des investisseurs.

Sur un marché efficient, la concurrence que se livre un grand nombre d’investisseurs crée une situation d’équilibre dans laquelle, à chaque instant, les prix des différentes valeurs reflètent les effets de l’information disponible et pertinente. Les investisseurs peuvent donc faire confiance au cours de bourse pour évaluer correctement le prix d’un titre. En d’autres termes « le prix pratiqué est, à tout moment, une bonne estimation de la valeur intrinsèque4 du titre » Fama (1965)5. De plus, comme les prix sont supposés varier de manière aléatoire comme dans un « jeu de hasard équitable »6 où aucun investisseur ne disposerait d’informations qui permettraient de prévoir l’évolution des cours des titres, l’espérance mathématique de gain du spéculateur est nulle sur le long terme. Il n’est donc pas possible de faire des prévisions profitables et de battre le marché en réalisant des gains supérieurs à la moyenne7.

Par ailleurs, les marchés ne sont efficients que si les investisseurs sont parfaitement rationnels. Cela signifie qu’ils ont des préférences qu’ils expriment par une fonction d’utilité et qu’ils prennent des décisions qui maximisent leur espérance de gains. Cela suppose également qu’ils ont les capacités cognitives nécessaires pour exploiter toute l’information disponible et former des anticipations rationnelles de la situation et des perspectives des entreprises et de l’économie.

La finance comportementale comme réponse aux limites de la finance néoclassique

Selon les tenants de l’approche comportementale (Hersh Shefrin, Robert Shiller, Werner De Bondt, Richard Thaler…), des phénomènes psychologiques, individuels et collectifs interfèrent avec les composantes du paradigme traditionnel. Le comportement des individus ainsi que les prix formés sur les marchés s’éloignent des prédictions du modèle néoclassique. Ils plaident ainsi en faveur d’un bouleversement du paradigme dominant en intégrant la finance aux sciences cognitives (en particulier la psychologie sociale et cognitive) afin d’étudier la façon dont les investisseurs font des erreurs de jugement qui provoquent des anomalies sur les marchés financiers.

Les chercheurs en finance comportementale se sont particulièrement intéressés aux comportements des investisseurs qui se révèlent non conformes avec l’hypothèse de rationalité parfaite. Ils avancent que ces derniers se comportent individuellement et collectivement comme des êtres humains et non comme les êtres omniscients, égoïstes et maximisateurs incarnés par la figure de l’homo-economicus.

Les travaux des psychologues expérimentaux Daniel Kahneman et Amos Tversky10 ont largement contribué à l’essor du courant comportemental et à la démystification de l’homo-economicus. Ils formalisent dans les années 70 la théorie des perspectives comme une alternative à la théorie de l’utilité espérée et montrent que les agents sont sujets à des biais comportementaux, c’est-à-dire des erreurs de jugement qu’ils classent en deux catégories : les biais cognitifs liés aux limites de compréhension, de raisonnement et de mémoire des agents et les biais émotionnels liées à leurs émotions.

Les biais cognitifs découlent du recours des agents aux heuristiques, c’est-à-dire à des processus de prises de décisions qui ne se fondent pas sur la rationalité et la recherche de toute l’information requise mais sur des raccourcis mentaux et des règles empiriques basées sur l’expérience, l’intuition et le bon sens. Les heuristiques simplifient de manière excessive la résolution de problèmes et aboutissent à des approximations et à des solutions sous-optimales11. L’argumentaire est proche de celui de Herbert Simon qui fut l’un des premiers à critiquer les notions de rationalité parfaite et de maximisation de l’utilité espérée auxquelles il opposera les notions de « rationalité limitée» et de « satisficing » (une combinaison de deux mots satisfy (satisfaisant) et suffice (suffisant). Selon Simon, le processus de recherche d’une solution à un problème ne se poursuit pas jusqu’à l’atteinte de la solution optimale mais s’arrête dès que l’agent trouve une solution satisfaisante.

Ainsi, la finance comportementale présente les décisions financières d’une perspective humaine en prenant en compte les limites cognitives et la subjectivité des individus. Elle démontre que, contrairement à l’homo-economicus qui analyse froidement les informations pour prendre des décisions optimales, les investisseurs éprouvent des émotions (comme la cupidité, la peur, l’anxiété, l’excitation ou la panique) qui influencent leurs croyances (anticipations) et préférences (attitude envers le risque) et les empêchent de prendre des décisions parfaitement rationnelles. Parmi les biais émotionnels les plus documentés, on peut citer le « biais d’excès de confiance » qui conduit les investisseurs à surestimer leurs capacités, leurs connaissances et leurs prévisions ; le « biais de conservatisme » qui représente la tendance des individus à surestimer l’importance des informations qui confirment leurs opinions de départ et à minimiser celles qui les contredisent ; ou encore les comportements mimétiques des investisseurs qui contribuent à la formation des bulles spéculatives sur les marchés.

Dans un livre paru en 200912, les deux lauréats du prix Nobel d’économie, Robert Shiller et George Akerlof, avancent que, pour comprendre l’économie et la finance, il faut comprendre la psychologie humaine à la base des comportements et des décisions économiques et financières. Ils insistent sur la nécessité de prendre en compte les « esprits animaux » des acteurs, c’est-à-dire les  instincts, les sentiments, les émotions et les schémas de pensée qui sous-tendent les mécanismes intellectuels et affectifs et qui soumettent les marchés à des phases d’« exubérance irrationnelle13 », c’est-à-dire des phases d’euphorie et de suractivité, puis à des phases de capitulation et de panique. Les auteurs reprennent ainsi l’idée déjà introduite par Keynes dans sa Théorie générale14, selon laquelle, même si l’activité économique répond dans son ensemble à des préoccupations rationnelles, une grande partie de cette activité est dictée par les « esprits animaux » des agents. Ils soulignent que c’est justement en ignorant le rôle du facteur humain dans la modélisation des processus complexes de prise de décision économique et financière que l’orthodoxie financière a failli provoquer la faillite du système financier et la paralysie de l’économie mondiale. Depuis, les dogmes de l’orthodoxie financière (rationalité et efficience des marchés) sont ébranlés et la finance comportementale apparaît plus que jamais comme le paradigme le plus à même de la remplacer. De manière provocatrice, Thaler (1999)15 annonce même déjà la fin de la finance comportementale. Dans la mesure où elle deviendrait le paradigme dominant, elle perdrait son caractère controversé. De plus, le terme « finance comportementale » devient redondant puisqu’il n’y aurait plus de finance que « comportementale ».

Ceci étant dit, il convient de préciser qu’il existe des limites à la contestation de la théorie de l’efficience16. Certes, elle a eu des répercussions négatives, mais est-elle la seule responsable des mauvaises pratiques sur les marchés ? La réponse est certainement non. De mauvaises pratiques sont nées de la cupidité, du mensonge et de la tromperie des acteurs17 et pas seulement de leur irrationalité.

Par ailleurs, ces idées ne sont pas nouvelles. On redécouvre aujourd’hui que l’irrationalité des marchés est déjà présente dans les travaux de Keynes écrits au plus fort de la grande dépression qui détruisit la vie de millions de personnes dans le monde et que des auteurs comme Pigou (1921) ou Knight (1926) ont déjà abordé les aspects psychologiques des décisions économiques et financières. Cela n’a pas empêché les crises ultérieures.

« The market can stay irrational longer than you can stay solvent. » (Keynes, 1936)

À supposer que la finance comportementale soit LA bonne théorie, suffira-t-elle pour éradiquer les mauvaises pratiques ? Saurons-nous cette fois apprendre de nos erreurs ? Arriverons-nous à prévoir et prévenir la prochaine grande crise ? Éviterons-nous de nouveaux drames humains à l’avenir ? La finance se souciera-t-elle enfin de ses répercussions sociales ?

La finance pourra-t-elle vraiment s’humaniser ? .

 

1.     Ross Stephen, A. (2004). Neoclassical Finance. Princeton et Oxford. Princeton University Press. Cité par Orléan André, « Efficience informationnelle versus finance comportementale : éléments pour un débat ».

2.     Bachelier, L. (1900). « Théorie de la spéculation ». Annales scientifiques de l’École. normale supérieure, vol. 3, no 17, p. 21–86

3.     Walter, C. (2013). « Le modèle de marche au hasard en finance », Economica.

4.     Appelée également « vraie valeur » ou « valeur fondamentale », il s’agit de la valeur actualisée des revenus futurs générés par le titre.

5.     Fama, E. (1965). « The behavior of stock Market Prices »Journal of Business.

6.     Les mouvements à la hausse ou à la baisse du cours d’une action seraient alors similaires au jeu de lancer d’une pièce de monnaie où les chances de tomber sur face ou pile sont de 50/50.

7.     Thaler résume ces deux arguments de l’hypothèse de l’efficience par les deux formulations suivantes ; « the price is right » et « no free lunch ».

8.     Dowd, K., Cotter, J., Humphrey, C., Woods, M. (2008). « How Unlucky is 25-Sigma ? ». University College Dublin. Cité par Herlin, P. (2010). Finance : Le nouveau paradigme. Eyrolles.

9.     Extrait de la déclaration de l’ultralibéral Alan Greenspan (ancien président de la réserve fédérale de 1987 à 2007) devant le congrès au cours d’une audition au sujet de la crise des subprimes.

10.   Kahneman, D. et Tversky, A. (1979). « Prospect Theory: An Analysis of Decision under risk ». Econometrica, vol. 47, no 2, p. 263-291.

11.   Susskind, A. (2005). « La finance comportementale ». Cahiers financiers

12.   Akerlof, G. A., Shiller, R. J. (2009). « Les esprits animaux : Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie »Pearson Education.

13.   Expression utilisée par Alan Greespan en 1996 et reprise par Shiller, R. (2000). « L’Exubérance irrationnelle ». Valor.

14.   Keynes, J. M. (1936). “The general theory of employment interest and money”. London: Macmillan.

15.   Thaler, R.H. (1999) “The End of Behavioral Finance”, Financial Analysts Journal, vol. 55, November-December, p. 12-17. Cité par Michel Albouy Et Gérard Charreaux, « La finance comportementale ou l’émergence d’un nouveau paradigme dominant ? »Revue Française de Gestion, 2005/4 - n° 157.

16.   Albouy, M.(2005). « Peut-on encore croire à l’efficience des marchés financiers ? »Revue Française de Gestion. Vol. 31, n° 157.

17. Albouy, M. (2012). « La plus belle théorie financière ne peut donner que ce qu’elle a ». Revue Française de Gestion, 9-10.

Bulles, krachs et autres anomalies financières : les preuves de l’inefficience des marchés

Dès le début des années 80, l’observation sur les marchés d’une volatilité excessive par rapport aux fondamentaux, la formation de bulles spéculatives (c’est-à-dire des écarts persistants et croissants entre le cours observé et la valeur fondamentale) ainsi que l’émergence et l’éclatement de crises à répétition nourrissent le scepticisme des acteurs et théoriciens à l’encontre des hypothèses de l’efficience et de son corolaire la rationalité des agents. De nombreuses recherches empiriques ont révélé l’existence d’irrégularités sur les marchés financiers par rapport aux enseignements de la théorie financière néoclassique. On peut citer, par exemple, les anomalies de valorisation des petites capitalisations, la décote des holdings ou encore l’existence de nombreuses corrélations statistiquement significatives entre les rentabilités sur les marchés et des phénomènes calendaires (effet janvier, effet lundi, etc.) ou climatiques (météo, cycles lunaires, etc.) qui confirment bien que l’environnement, les circonstances et la psychologie des investisseurs influencent les marchés financiers.

Ces critiques se sont amplifiées avec l’éclatement de la crise des subprimes en 2007 (souvent comparée à celle de 1929 par sa violence et son ampleur), l’incapacité de la théorie financière de la prévoir ou même de l’expliquer et la stupéfaction des professionnels devant des fluctuations de titres d’une ampleur de 25 fois l’écart-type.

Un article ironique publié en mars 2008 intitulé « Quelle est la malchance d’avoir 25 sigmas ? »8 pose la question suivante : s’agit-il d’un manque de chance ou plutôt d’incompétence ? Car, soit les marchés ont vécu pendant plusieurs jours d’affilé des évènements qui devraient théoriquement se produire une fois tous les 100 000 ans, soit les modèles utilisés étaient faux !

« J’ai trouvé une faille dans l’idéologie capitaliste. Je ne sais pas à quel point elle est significative ou durable, mais cela m’a plongé dans un grand désarroi… La raison pour laquelle j’ai été choqué, c’est que l’idéologie du libre marché a fonctionné pendant 40 ans, et même exceptionnellement bien… Mais l’ensemble de cet édifice intellectuel s’est effondré l’été dernier. »9

On assiste depuis à un renversement de tendance et à l’émergence de la finance comportementale qui s’émancipe des hypothèses de la finance néoclassique jugées inadaptées pour expliquer le comportement financier réel des marchés.