Hold up sur la démocratie

Hold up sur la démocratie

Auteur : Susan George

 

Susan George alerte sur les agissements de lobbyistes bataillant dans l’ombre pour les intérêts du secteur privé. Au détriment de l’intérêt général et du bien commun.

« Bill Clinton, à bord du Boeing présidentiel Air Force One, confie à des journalistes qu’il est plongé dans la lecture d’un ouvrage passionnant, Global Dreams[1], qui montre comment une poignée d’entreprises transnationales ont pris le contrôle du monde. À un journaliste qui lui demande ce qu’il a l’intention de faire à ce propos, Clinton répond : « Moi, rien. Que voulez-vous que je fasse ? Je ne suis que le président des Etats-Unis. Je ne peux rien à propos des grandes entreprises. » Sur le mode de l’autodérision, ou en reconnaissant ce fait, le président des États-Unis avoue son impuissance. Or, si le chef du gouvernement du pays le plus riche et le plus puissant du monde se trouve démuni face aux ETN [Entreprises transnationales], qu’en est-il des hommes politiques moins influents ? » Cette question de fond a lancé l’universitaire franco-américaine Susan George dans la rédaction de ce livre, une enquête à charge contre les attaques des lobbyistes à la solde de grandes entreprises privées contre les États et les organisations internationales. Après plusieurs essais à grand succès, dont Comment meurt l’autre moitié du monde  (1976) et Leurs crises, nos solutions (2010), la présidente d’honneur d’Attac-France se penche sur un nouvel aspect des effets dévastateurs de la mondialisation capitaliste. Cette fois-ci, elle s’intéresse à ces individus et entreprises « qui n’ont pas été élus, qui ne rendent de comptes à personne et dont le seul objectif est d’amasser des bénéfices » et dont l’action tend à « orienter la politique officielle, qu’il s’agisse de santé publique, d’agroalimentaire, d’impôts, de finance ou de commerce ». Groupes de lobbying, soi-disant « comités d’experts » ou autres organes créés de toute pièce sont à l’origine d’une mutation politique, notamment en Amérique du Nord et en Europe, en s’arrogeant un « statut quasi officiel » et faisant émerger ainsi une autorité illégitime, que Susan George qualifie de « corporatocratie ». « Le gouvernement au sens où on l’entendant habituellement, celui qui est dirigé par des responsables clairement identifiables et élus démocratiquement, se trouve aujourd’hui affaibli, voire supplanté par des crypto-gouvernements auxquels la classe politique a fait des concessions délibérées, forcées, ou tout simplement irréfléchies ».

 

« Autorités illégitimes »

Dans un premier chapitre, Susan George rappelle l’horizon démocratique défini par le modèle des Lumières, sa philosophie de la représentation, sa protection des droits et libertés individuelles et collectives – modèle menacé par le néolibéralisme, dont la doctrine et l’application ont montré qu’il ne défendait que les intérêts des puissants et se sont avérés « préjudiciables à l’immense majorité d’entre nous ». Susan George s’attelle ensuite au fonctionnement des lobbies et méga-lobbies. Abondamment documenté, ce livre ouvre au lecteur les coulisses des négociations ayant trait à l’industrie agroalimentaire, à l’industrie pharmaceutique, à l’environnement ou encore aux traités de libre échange, qu’elles prennent place à Washington, Bruxelles, Davos, etc. Non sans un humour grinçant, Susan George brosse un portrait du parfait lobbyiste et en dévoile la panoplie de techniques et d’arguments : discrétion, temporisation, et art d’énoncer des contrevérités, du moins d’instiller le doute : « Si vous représentez les intérêts de l’industrie du tabac, des boissons alcoolisées, des produits chimiques ou des industries polluantes, vous devez apprendre à ignorer et à déformer la science. » Elle attire également l’attention sur le rôle, identique mais moins connu, d’organisations sectorielles « de plus en plus nombreuses à représenter les intérêts de vastes secteurs industriels » : instituts, centres, fondations, conseils… basés à Bruxelles ou Washington, financées par les entreprises qui ont besoin de ces vitrines. Susan George pointe d’ailleurs du doigt le système de « porte tambour » entre ces structures et le pouvoir politique, permettant « aux hauts fonctionnaires d’une agence réglementaire, de la Commission ou du Parlement [européens] d’être recrutés par le secteur privé, ou inversement », créant d’évidentes situations de conflits d’intérêts. Les activités de ces personnes et structures portent essentiellement sur la définition des normes comptables et fiscales, sur le marketing du tabac et de l’alcool, sur le climat, pour dicter des lois conformes à leurs intérêts. Susan George se penche particulièrement sur les traités internationaux et alerte sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre les États-Unis et l’Europe, préparé dès 1995 par le Dialogue commercial transatlantique et ce slogan qui se passe de commentaire : « «Approuvé une fois, accepté partout ». Traduisez : « Si nous, les ETN de part et d’autre de l’Atlantique, donnons notre feu vert, le reste du monde n’a plus qu’à suivre. » » Au terme d’une enquête rigoureuse, elle traque l’opacité entourant la composition des groupes de travail, réexplique les enjeux globaux : principe de précaution, normes et droit du travail, et surtout souveraineté et respect des institutions. Et de s’indigner d’une négociation visant à établir des exceptions pour la santé, pour l’environnement, pour la culture, etc. « La seule option décente serait de quitter la table des négociations, de refermer poliment la porte derrière nous et d’appliquer la politique de la chaise vide ». Susan George attire enfin l’attention sur l’Initiative de restructuration mondiale, lancée par le Forum économique mondial de 2009, visant à « opérer une fusion entre les Nations Unies et les transnationales, avec la participation éventuelle de quelques figurants issus de la société civile », c’est-à-dire à « confier aux renards la charge du poulailler ». En exergue de cet ouvrage d’utilité publique, cette éloquente citation de Tonny Benn lors de son discours d’adieu au Parlement britannique : « Au fil des ans, j’ai mis au point cinq questions démocratiques [à poser à une personne influente] : « De quel pouvoir êtes-vous investi ? Par qui ? Dans quel intérêt l’exercez-vous ? À qui êtes-vous tenu de rendre des comptes ? Et comment faire pour se débarrasser de vous ? » S’il n’est pas possible de se débarrasser de ceux qui nous gouvernent, c’est qu’il ne s’agit pas d’un régime démocratique ». CQFD.

 

Par Kenza Sefrioui

 

[1] Global Dreams. Imperial Corporation and the New World Order, Richard Barnet et John Cavanagh, New York, Simon & Schuster, 1994.