Caroline Minialai
Enseignante chercheure à Economia, HEM Research Center depuis 2009, coordinatrice de la chaire Management International et Sociétés, Caroline Minialai est diplômée de l’EDHEC. Elle obtient en 2000 après 8 ans audit et direction financière, l’agrégation en économie et gesti...
Voir l'auteur ...Heurts et grandeur d’une filiation
A l’issue de la crise financière et de l’affaiblissement des institutions du monde de la finance, le «capitalisme d’héritiers» (Philippon, 2007) apparaît comme la forme d’organisation idéale. En effet, ce système social qui tente d’associer management et paternalisme a montré qu’il avait pu résister mieux que les autres aux aléas du monde de la finance. Certains auteurs n’hésitent pas à montrer que les entreprises familiales (EF) savent mieux que les autres tirer leur épingle du jeu car elles s’appuient sur une configuration stratégique qui leur permet de maintenir et d’approfondir leurs avantages concurrentiels (Miller & Le Breton-Miller 2005). Mais toutes les entreprises familiales ne sont pas Michelin, Estée Lauder ou Ikea, loin s’en faut !
Au Maroc, 95%1 des entreprises sont des PME et contribuent donc largement à l’économie du pays, et de façon encore plus marquée dans les secteurs traditionnels de l’artisanat et du textile ou dans celui des services. La plupart de ces entreprises sont de type familial et 40%2 devront être «transmises» dans les années qui viennent. Cette situation se retrouve dans l’étude menée auprès de 1600 firmes familiales dans 35 pays par PwC3 qui montre que 22% des entreprises interrogées changeront de main dans les 5 prochaines années ; dans les pays émergents, ce sont plus du 1/3 des entreprises qui seront confrontées à un processus de transmission dans les 5 ans, sachant que les dirigeants actuels privilégient majoritairement une reprise familiale. Au Maroc, la politique de marocanisation voulue par Hassan II en 1973 constitue le point de départ de nombreuses PME actives aujourd’hui4, familiales pour la plupart et engagées dans une transmission à la 2ème génération.
Les études réalisées par le Family Firm Institute et Ward (1987) montrent que seules 1/3 des entreprises familiales survivent à la transmission à la deuxième génération, et elles ne sont que 12% à atteindre la 3ème génération. Bien que réalisée aux Etats-Unis, cette étude est néanmoins confirmée par le «Family Business Survey» où 36% des entreprises interrogées déclarent avoir franchi le cap de la deuxième génération. En cause, un processus de transmission mal préparé : seule la moitié des entreprises interrogées ont mis en place un plan de transmission, et leurs dirigeants ne sont que 60% à avoir effectivement désigné leur successeur (chiffre qui est encore plus faible dans les économies émergentes avec 43% seulement). Pourtant, comme l’a montré Lansberg en 1988, la préparation de la transmission est «nécessaire au double maintien de l’harmonie familiale et de la continuité de l’entreprise», continuité et pérennité si chères aux dirigeants des entreprises familiales.
Partant de l’idée selon laquelle le processus de transmission est un processus dynamique qui a pour point de départ l’entente entre le prédécesseur et son successeur sur l’idée de la succession et sur le transfert du management et de la propriété, nous avons cherché à comprendre les mécanismes mis en place dans les entreprises marocaines pour transformer cette recherche de pérennité en succès. En Afrique, cette thématique de recherche est peu étudiée, et l’entreprenariat familial est un terrain de recherches qui nécessite d’être approfondi, au Maroc en particulier5.
Un modèle récent de dynamique de transmission identifie 4 phases dans le processus de transmission (Cadieux, 2002) en se concentrant sur les rôles assumés simultanément par le prédécesseur et le successeur (figure 1). D’assistant du roi en phase d’intégration, le successeur devient gestionnaire au fur et à mesure du transfert des savoir-faire et des responsabilités (sous la supervision du prédécesseur), pour devenir à son tour dirigeant de l’entreprise familiale.
C’est dans le cadre de ce modèle que nous avons interrogé 12 successeurs d’entreprises familiales marocaines, à différents stades du processus, afin de comprendre les éléments clés et proposer par là-même des pistes capables d’assurer la transmission intergénérationnelle.
Les transmissions d’entreprises familiales s’inscrivent dans une perspective historique : histoire d’une famille, d’un entreprise, d’un homme ou d’une femme et c’est dans cette perspective qu’elles doivent être analysées. C’est pour cela qu’au-delà des différentes phases du processus, nous nous sommes intéressés au contexte dans lequel les transmissions prennent place, ce qui nous a conduits à recueillir des récits de vie au cours d’entretiens semi-directifs.
Soulignons d’abord les caractéristiques communes de ce processus au Maroc. Alors que les experts insistent sur le fait que la transmission doit être d’autant plus préparée que la famille et l’organisation sont complexes, les entreprises familiales marocaines se contentent d’un cadre très informel et restent dans le non-dit. Les structures de dialogue et de gouvernance familiales telles que le Conseil de famille sont inexistantes et cela va même au-delà puisque «rien n’a été planifié ou discuté par rapport à l’avenir, on ne planifie pas ce genre de choses chez nous», rapporte ainsi Saïd.
Par ailleurs, le transfert du pouvoir managérial n’est que rarement assorti du transfert de propriété. Nourreddine, aux commandes de l’entreprise depuis près de 20 ans est toujours le gérant de la propriété de son père. Pourtant, comme l’ont démontré en 1987 Churchill et Hatten, transmettre le pouvoir, c’est «lorsque les successeurs acquièrent le contrôle managérial des activités et de la stratégie de l’entreprise familiale ainsi que la propriété».
Autre point commun : les successeurs qui ont été formés à l’étranger, contrairement à leurs parents dont beaucoup furent des «self-made-men» rencontrent de véritables difficultés d’adaptation à l’environnement économique marocain. Cette rupture générationnelle perturbe les relations prédécesseur-successeur au niveau de la gestion («Nos prédécesseurs ont beaucoup de lacunes», rapporte une héritière) et des méthodes de travail qui opposent une centralisation patriarcale à un mode de management plus participatif.
Avant la transmission : L’interpreneuriat
- Une enfance dans le chaudron
Tous les successeurs considèrent l’entreprise familiale comme une extension de la cellule familiale traditionnelle. Qu’il s’agisse de venir y goûter à la sortie de l’école, ou d’y travailler pendant les vacances «quand on n’avait rien d’autre à faire», garçons et filles tissent un lien particulier avec l’entreprise, nouent une relation affective avec elle dès leur plus jeune âge. «Moi je suis fan», confirme Saïd, un successeur en phase d’intégration ;
«j’ai grandi en même temps qu’elle», ajoute-t-il. Un autre nous présentera le chef d’atelier qui a démarré lorsqu’il était enfant comme son «deuxième papa» alors que d’autres reconnaissent «qu‘ils connaissaient déjà l’entreprise dans ses bons ou ses mauvais côtés depuis très longtemps». S’agissant souvent d’entreprises de première génération (ou pour les plus anciennes héritées du grand-père), les parents, principalement pour des raisons pratiques et non pas de manière intentionnelle, ont immergé leurs enfants dès le plus jeune âge dans le chaudron de l’entreprise familiale. Ce qui leur a permis d’acquérir une relative intimité avec le patrimoine familial. Les générations actuelles reconnaissent perpétuer ces pratiques, à la différence qu’elles le font délibérément. Loubna, héritière de 35 ans, avoue que ses enfants âgés de 7 et 9 ans connaissent déjà bien l’entreprise et ses rouages pour venir souvent y passer du temps libre. Il semble qu’ayant pris la mesure des difficultés liées au processus de transmission, ces «2ème générations» cherchent à le préparer au mieux pour leurs progénitures. Aujourd’hui, Amir succède à sa sœur aînée, qui la 1ère s’était assise dans le fauteuil du père. Pour éviter tout problème, ils ont rédigé ensemble les procédures opérationnelles permettant de préparer la transmission «jusqu’à signer un contrat fixant [leur] mode de fonctionnement».
- Une orientation déterminante
Un premier cap est franchi dans la sélection du successeur lors du choix des études supérieures. Qu’il s’agisse d’une orientation imposée («Mes parents ont choisi pour moi mes études», dira Amine), d’un choix ou d’une contrainte («Alors que je rêvais d’intégrer une école d’architecture, j’ai dû changer d’orientation 24 heures avant mon départ en France, poussé par les contraintes familiales», se souvient Hassan aujourd’hui quadragénaire), le choix du successeur semble souvent corrélé au choix des études. Mais là encore, rien n’est clairement dit, les successeurs sont «désignés» le plus souvent à ce moment-là… à leur insu ! Tous sont envoyés en Europe pour terminer leur formation et rares sont ceux qui iront fourbir leurs premières armes ailleurs que dans l’EF.
A deux exceptions près, c’est sur l’aîné, et plus encore sur le premier fils, que se porte le choix des parents. Une désignation souvent irréversible dans la mesure où les compétences acquises lors des études en font généralement le meilleur choix possible au sein de la fratrie. Alors que la qualité de la relation entre le prédécesseur et son successeur est un des facteurs de succès de la transmission en Tunisie (Fatoum& Fayolle, 2005), les successeurs ne la considèrent pas comme étant déterminante dans le choix opéré par les parents à l’intérieur de la fratrie, sauf à dire que l’aîné est aussi souvent «le préféré». Amir, qui doit aujourd’hui succéder à sa sœur, se souvient que c’est elle que le père avait choisie, «car elle était plus proche de lui et que c’était sa préférée». Sonia, qui elle aussi devra succéder à ses frères issus d’une génération précédente, explique la position de son père qui, même de loin, continue de piloter la transmission : «On est nombreux, chacun a sa place, mais je pense que j’ai une place différente sentimentalement».
- Transmission des valeurs
Cette période qui va de la naissance à la fin des études supérieures des successeurs est qualifiée d’interpreneuriat (Lambrecht&Lievens, 2006) et permet, au-delà de la création d’un lien affectif successeur-entreprise et de la formation académique, de transmettre les valeurs qui vont constituer le «familiness» ou esprit de famille, si spécifique aux entreprises familiales. La qualité apparaît ainsi comme la valeur cardinale des stratégies de niche conduites par ces entreprises : qualité du produit, qualité de service, continuité et fiabilité d’approvisionnement. Pour mener à bien cette stratégie, la pérennité des relations avec les parties prenantes est mise en avant. «Nous entretenons avec les mêmes partenaires depuis 20 ans (pour les plus anciens) des relations fidèles et pérennes», précise Ali qui partage la direction avec sa mère. Un propos qui illustre la volonté permanente de ces entreprises familiales de fidéliser leurs relations commerciales. En interne, même son de cloche. Le personnel est considéré comme une extension de la famille, d’où le maintien des pratiques de recrutement initiées par la génération précédente. «Lorsqu’il faut agrandir la masse salariale, on cherche à l’intérieur de l’atelier un frère, une sœur, un cousin de ceux qui sont déjà là», explique Aicha. D’ailleurs, l’ancienneté est très élevée et la fidélité des employés témoigne des pratiques du management. Hassan dirige une unité de production de 50 salariés. Il a conservé son chef d’atelier après son départ à la retraite, en l’encourageant à créer sa propre structure de consultant. Ainsi, même lorsque les parents sont désengagés, les valeurs perdurent. Aicha, seul maître à bord depuis plusieurs années déjà, explique que «gérer le business, c’est comme gérer une famille. On met l’accent sur l’honnêteté et la fidélité» pour inscrire les relations dans la durée.
- Sens du devoir et respect de l’ancien
Reste que cette période de transfert des valeurs, de la culture de l’entreprise et de «l’amour du métier», pour caractéristique qu’elle soit des entreprises familiales, ne signifie pas pour autant que le processus de transmission est préparé. Pour preuve, l’entrée du successeur dans l’entreprise répond le plus souvent à une urgence (maladie ou décès du parent, départ d’une personne clé). Ainsi, dès le lendemain de la mort de son père, Loubna est arrivée «en habits de deuil» dans l’entreprise ; de quoi qualifier cette succession de «violente» selon ses propres termes. Il apparaît donc que la recherche de consensus entre le prédécesseur et le successeur n’est pas au centre des préoccupations. Tous les successeurs en phase d’intégration rencontrés, considèrent qu’on leur a un peu forcé la main et que la famille a fait pression pour qu’ils rejoignent l’entreprise plutôt que de se faire la main à l’extérieur. Saïd, qui a rejoint l’entreprise il y a 2 ans se souvient : «Même ma mère s’y est mise, elle m’a dit rends-moi service, épaule-le !», lui imposant une pression affective à laquelle il ne pouvait se soustraire.
Ceux qui sont en phase de règne-conjoint et qui co-gèrent donc l’entreprise avec leur prédécesseur vont plus loin, peut-être parce qu’ils ont plus de recul, et mettent en avant le sens des responsabilités et du devoir pour justifier leur acceptation, et ce d’autant plus que leur arrivée coïncidait avec une situation d’urgence. «Soit tu viens, soit on vend l’entreprise», s’est entendu dire Amir ; à peu de choses près, les mots furent les mêmes pour Ali, «Soit tu reviens, soit la boîte coule». Naïma, elle, est arrivée dans l’EF «parce que c’était [son] père et qu’il fallait [qu’elle] l’aide». Sens du devoir, respect de l’ancien auquel on ne peut rien refuser sont revenus de manière récurrente au cours des entretiens. Certes, ils sont nombreux à reconnaître qu’ils «auraient fini par rejoindre l’entreprise familiale un jour ou l’autre», mais ils ne maîtrisent manifestement pas le calendrier et sont souvent piégés : «Je suis entrée pour rendre service. Mon père m’a dit, tu pars quand tu veux, mais de fait j’étais clouée», témoigne Aïcha.
Intégration et transfert graduel de pouvoir managérial
La phase d’intégration doit permettre au successeur d’acquérir une partie des compétences et du savoir-faire (Cadieux, 2002) tandis que le prédécesseur passe peu à peu du rôle de roi à celui de consultant (Lambrecht & Pirnay, 2008). Le successeur démarre alors toujours sa carrière dans l’entreprise familiale par une période jugée parfois «ingrate» mais qui fondera sa légitimité. Comparable à un stage long, cette période lui permet de découvrir les différentes facettes du métier. Il s’agit de tourner sur tous les postes de l’organisation, de maîtriser les savoir-faire et d’acquérir une certaine polyvalence. Mais le processus de transmission n’étant que rarement évoqué ouvertement, cette intégration ne se traduit pas par des responsabilités précises ou par une prise de fonction effective dans l’entreprise. Saïd explique : «Pour mon père, je dirige les achats, pour le reste de l’entreprise je suis directeur général adjoint», distorsion qui l’empêche d’intervenir dans les domaines réservés du Président. Karima, elle, s’est fixé ses propres objectifs et s’est donné un titre qui soit «suffisamment flou et général pour n’être personne mais aller partout», ce qui lui donne une grande latitude pour s’auto-saisir des problématiques essentielles à ses yeux et se préparer pour le futur.
A l’exception d’une des entreprises rencontrées, le management des prédécesseurs est qualifié de paternaliste, ce qui signifie que le transfert de responsabilités se mérite. Sur cet aspect, le père de Saïd fut très clair : «Tu auras une responsabilité lorsque tu la mériteras, je veux que tu fasses tes preuves. En attendant tourne dans l’usine, assiste aux réunions». S’ils doivent faire leur preuve pour «exister» dans l’organisation, ils accompagnent leur prédécesseur dans toutes les réunions, dans tous les voyages ou formations ce qui leur permet d’acquérir des connaissances et du réseau. Mais le rôle du successeur est souvent celui d’un spectateur muet et infantilisé. «Pendant 14 ans, je me suis tue», assène Naïma. Difficile dès lors de se faire accepter par les équipes et d’asseoir sa future autorité. On notera que la durée de cette intégration est variable. Elle dépend tout autant de la capacité d’adaptation du successeur que de la volonté réelle de transfert de compétences et de savoir-faire dont fait preuve le prédécesseur, qui a beaucoup de mal à laisser des espaces de liberté.
Mais quelle que soit la durée de cette intégration, cette phase est d’autant plus nécessaire que son inexistence est identifiée comme un facteur de blocage. Certains prédécesseurs imposent en effet à leurs rejetons, volontairement ou non, une entrée directe dans la phase de règne-conjoint ou dans la phase de désengagement. Dans ce cas, l’intégration tant dans l’entreprise qu’auprès des partenaires s’avère difficile. Amir, dont l’intégration n’a duré que 3 mois, déplore ne pas arriver à se faire respecter : «Au niveau technique, je suis au point mais au niveau commercial, j’en suis encore loin et mes relations avec les clients sont difficiles car je n’arrive pas à construire le même relationnel». Cette absence d’intégration est autrement préjudiciable : les successeurs, arrivant le plus souvent d’Europe ou d’Amérique du Nord pour rejoindre l’entreprise familiale, rencontrent de grandes difficultés de réadaptation à l’environnement professionnel marocain. 14 ans après son retour au Maroc, Naïma, co-gestionnaire avec son père, explique toujours ses difficultés relationnelles avec le personnel par le fait que «quand [elle est] arrivée, [elle] pensai[t] qu’on travaillait ici comme là où [elle avait]fait [ses] stages en France ; mais pas du tout, les employés ne sont pas polyvalents et veulent rester dans leurs routines». De son côté, Amine a trouvé excessivement difficile de communiquer avec ses fournisseurs, «analphabètes pour la plupart».
Le désengagement ça passe ou ça casse
Seul le désengagement du prédécesseur permet de clore le processus de transmission. Mais encore faut-il que le parent veuille réellement partir. Entre ceux qui ont des projets de vie («Mon père avait décidé de réduire son activité de 70% dès mon arrivée pour profiter d’une retraite prématurée», explique Nourreddine) et ceux qui ne veulent pas partir («L’entreprise est son bébé, et il n’y a pas eu de volonté de donner les clés au niveau du management» rapporte Ali), les aspirations du prédécesseur sont déterminantes de l’achèvement du processus.
D’autant plus que s’ajoutent aux problématiques émotionnelles et existentielles, celles plus pragmatiques de l’héritage. La succession patrimoniale n’étant quasiment jamais discutée au préalable, c’est le droit coranique qui s’applique le plus souvent au décès du prédécesseur, mettant tous les héritiers, qu’ils soient partie prenante ou non dans l’entreprise, sur le même plan. Rares sont les héritiers qui, conscients que le non-transfert de propriété constitue un facteur de blocage du processus, se battent pour faire valoir leur droit. Ainsi Aicha obtiendra, après 7 ans passés à la tête de l’entreprise, la majorité absolue des parts ; parts qui étaient jusque-là détenues par ses sœurs et ses parents. Ce qui lui laisse aujourd’hui le champ libre pour diriger l’entreprise conformément à sa vision..
Mais le prédécesseur n’est pas seul responsable de son désengagement. Chez certains dirigeants, la succession est lourde à porter et les attentes professionnelles des successeurs entrent parfois en conflit avec leurs aspirations personnelles. Ceci peut être tellement fort que les successeurs cherchent à maintenir l’entreprise dans la phase de règne-conjoint en refusant implicitement ou explicitement le désengagement des parents. «Il voudrait [partir]mais je ne le laisse pas; je ne veux pas me retrouver seule à la direction». Les émotions l’emportent parfois sur le rationnel, et les relations s’inversent. Hassan, dont le père est aujourd’hui un vieux monsieur, nous avoue : «Il est toujours le big boss spirituel. Quand je sens qu’il flanche, je lui présente un problème grave à gérer, même si ce n’est pas vrai !» Les successeurs ne se départissent donc jamais du sens et du respect filial profondément ancré dans la culture marocaine.
Pourtant, il faut souvent «tuer son père ou sa mère» pour pouvoir mener l’entreprise familiale dans la nouvelle direction souhaitée. Nous avons pu constater que les modifications stratégiques ne peuvent s’affirmer que lorsque le prédécesseur a accepté de se désengager du quotidien de l’entreprise. C’est à ce moment-là et seulement, que le successeur a les mains libres pour engager l’entreprise dans de nouvelles voies : changement de cap radical ou ouverture sur de nouveaux marchés, tous deux rendus indispensables pour faire face à une concurrence accrue. En effet, ces successeurs de la deuxième génération sont confrontés à des conditions de marché bien différentes de celles de leurs parents :
le Maroc s’est libéralisé, les acteurs internationaux sont nombreux et les nouvelles technologies facilitent la comparaison des prix et des produits.
Si les périodes d’intégration et de règne-conjoint permettent au successeur de se former, de maitriser les métiers dans la continuité du projet familial, c’est en phase de désengagement que le successeur «laisse parler sa sensibilité» pour aller vers plus de commercial, plus de créativité ou plus de marchés étrangers.
Mais le changement ne s’arrête pas là. Les successeurs apposent leur marque en changeant les systèmes d’information, en recrutant des individus mieux formés, plus professionnels ou même en transformant une activité informelle en entreprise ayant pignon sur rue. «Avant c’était l’épicier, maintenant c’est une société aux normes qui a une comptabilité, qui fait de la publicité, qui a un cahier des charges, des salariés tous inscrits à la CNSS, avec une assurance, etc.», nous explique Saâd. A ce stade, le maître mot est : moderniser l’entreprise. «J’ai insisté pour qu’il y ait, conformément à la législation du travail, un représentant élu du personnel», nous raconte Amir. Un nouveau vocabulaire apparait, influencé par les cursus d’études supérieures : «reporting», «gestion ISO», «management de la qualité». Le désengagement, voulu ou forcé du parent, aide semble-t-il l’entreprise à changer de dimension.
Face à l’ampleur des difficultés relationnelles, émotionnelles et managériales, certains «couples» font appel à une aide extérieure pour finaliser le processus. Il ne s’agit pas d’aller rencontrer un inconnu, consultant ou expert en transmission familiale, mais de se faire accompagner par des proches de l’entreprise. Pour Ali, c’est un fournisseur de 20 ans, ayant lui-même transmis l’entreprise à son fils, qui intervient dans la relation ; Amir, lui, a fait appel à l’ancien propriétaire de l’entreprise, «son mentor». Cet accompagnement et ces périodes de dialogue, même s’ils ne permettent pas toujours la résolution des conflits, rompent l’isolement du successeur qui n’a jamais l’occasion d’aborder ces tabous. Car c’est peut-être là le principal écueil du processus de transmission : l’absence d’échange.
Une transmission bien préparée implique que les problèmes soient ouvertement abordés et les solutions négociées. La passation et l’intégration dans l’entreprise ne fonctionnent que si les rôles des uns et des autres sont connus de tous, tant dans l’entreprise qu’au sein de la famille. Enfin, les difficultés rencontrées, rarement originales, ne peuvent être résolues que dans le dialogue intergénérationnel