Haro sur les paradis fiscaux

Haro sur les paradis fiscaux

Auteur : Gabriel Zucman

Gabriel Zucman propose une estimation du coût de l’évasion fiscale et du gouffre dans les comptes des Etats et donne des pistes pour lutter contre ce fléau.

« Les paradis fiscaux peuvent être vaincus, non pas en fermant les frontières, mais en remettant les questions fiscales au cœur des politiques commerciales », assure Gabriel Zucman. Le chercheur, professeur à la London School of Economics et à l’Université de Berkeley, propose une enquête inédite sur ces pays dont la politique de secret bancaire est au cœur de la crise financière, budgétaire et démocratique, notamment en Europe. Pour la première fois, il propose une évaluation chiffrée des pertes qu’ils génèrent – ce qui n’avait jamais été fait à cause de « l’impression de mystère » qui entoure le monde de la finance, malgré la simplicité de la plupart des montages, et de la rareté des études universitaires sur ce sujet liées au « mépris relatif dans lequel ont traditionnellement été tenues les questions d’économie appliquée au sein de la discipline, au profit des spéculations purement théoriques ». Statistiques à l’appui (résultats publiés par la Banque des règlements internationaux et les banques centrales nationales, encours mondiaux des billets de 100 dollars et 500 euros…), Gabriel Zucman traque les anomalies (plus de passifs enregistrés que d’actifs), refait le compte et présente ses conclusions.[1]

Environ 8 % du patrimoine financier des ménages au niveau mondial serait détenu dans les paradis fiscaux, soit près de 5 800 milliards d’euros. « A titre de comparaison, la dette extérieure nette de la Grèce est de 230 milliards ». En 2013, les dépôts bancaires cachés s’élevaient à 1 000 milliards d’euros et 4 800 milliards d’euros étaient investis dans les actions, obligations et Sociétés d’investissement à capital variable (Sicav) internationales. « Les paradis fiscaux ne se sont jamais aussi bien portés qu’aujourd’hui », conclut-il, et le secret bancaire est loin d’être mort… Le deuxième volet de son estimation concerne les pertes de recettes fiscales. « La fraude des ultra-riches coûte chaque année 130 milliards d’euros aux Etats du monde entier » : 80 milliards de fraude à l’impôt sur les revenus (intérêts et dividendes), 45 milliards de fraude à l’impôt sur les successions et 5 milliards de fraude à l’impôt sur la fortune – sans les pertes provenant d’activités illégales et « les coûts de l’optimisation fiscale des multinationales ». Ce qui est sûr, c’est que les Etats, qui ont réduit les impôts du capital, des successions et des fortunes en espérant freiner la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, « se voient infliger une double peine : ils payent le prix de la fraude, mais récoltent de surcroît moins d’impôts sur les patrimoines non dissimulés ». La France en est une des grandes victimes, avec une fraude de 50 milliards d’euros en 2013, générant des pertes de 17 milliards, soit près d’1 % de son PIB. L’Afrique est « l’économie la plus frappée par l’évasion fiscale », avec 120 milliards d’euros détenus en Suisse, « soit davantage que les Etats-Unis, pays dont le PIB est pourtant sept fois plus élevé » : les conséquences sont donc encore plus graves pour elle que pour les pays riches.

« Îles Vierges-Suisse-Luxembourg : voilà le trio infernal aujourd’hui au cœur de l’évasion fiscale européenne », dénonce Gabriel Zucman, qui retrace l’histoire de la finance offshore et dénonce les déséquilibres flagrants : la Suisse, à peine 0,1 % de la population mondiale, détenait en 1974 un tiers de toutes les actions américaines ; le Luxembourg, 500 000 habitants, est le 2e pays derrière les Etats-Unis à abriter des Sicav et Organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM)… La clef de voûte de ce système est évidemment le secret bancaire, qui « n’est rien d’autre qu’une forme déguisée de subvention qui offre aux banques offshore la possibilité de spolier les gouvernements voisins. » Or, « d’après les règles mêmes de l’OMC, les pays qui en sont victimes sont en droit d’imposer des représailles égales au préjudice qu’ils subissent ».

 

Pour un cadastre financier du monde

Lutter contre cette fraude est donc une urgence. Gabriel Zucman juge inefficaces les politiques adoptées : échange à la demande, loi américaine dite Fatca, directive épargne ne concernant que les intérêts (et pas les dividendes, alors que 80 % des sommes sont des placements financiers)… un « marché de dupes ». Il préconise la contrainte, les vérifications et des sanctions. Il propose d’abord la création d’un « registre mondial des titres financiers indiquant sur une base nominative qui possède chaque action et chaque obligation », doublé de l’échange automatique et international d’informations entre les banques et le fisc. En cas de fraude, il réclame des sanctions commerciales coordonnées : « Les paradis fiscaux ont beau être des géants financiers, ce sont dans l’ensemble des nains économiques et politiques. Tous dépendent massivement de leur commerce. C’est leur faiblesse ; c’est par là qu’il faut les contraindre ». Si la France, l’Allemagne et l’Italie imposent conjointement des droits de douane de 30 % sur les biens qu’ils importent de Suisse, ils peuvent la contraindre à abandonner son secret bancaire. Assez vite, puisqu’il « rapporte à la Suisse beaucoup moins que ce qu’il coûte aux pays qui en sont victimes » : pas plus de 15 milliards d’euros par an, 3 % de son PIB. Quant au Luxembourg, qui pratique le commerce de souveraineté en vendant aux multinationales le droit de décider de leurs propres taux d’imposition, Gabriel Zucman envisage son exclusion de l’Union européenne : « Si le Luxembourg n’est plus une nation, il n’a plus sa place dans l’Union européenne. […] Rien dans les traités, dans l’esprit de la construction européenne ou dans la raison démocratique ne justifie qu’une plateforme hors sol pour l’industrie financière mondiale ait une voix égale à celle des autres pays ». Enfin, il réclame la création d’un « impôt global sur le capital financier » prélevé à la source pour lutter contre l’opacité financière. Il faut « taxer les profits globaux des multinationales, et non, comme aujourd’hui, leurs profits pays par pays, car ces derniers sont manipulés par des armées d’experts comptables. Le nouvel impôt rapporterait au niveau mondial 30 % de plus que l’ancien, essentiellement au profit des grands pays d’Europe et des Etats-Unis, où les rois de l’optimisation fiscale, les Google, Apple et Amazon, font l’essentiel de leurs ventes mais ne payent rien ou presque ». Il y va de la souveraineté des Etats et de leur capacité à agir contre les inégalités. De la sauvegarde de la démocratie.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La richesse cachée des nations, enquête sur les paradis fiscaux

Gabriel Zucman

Seuil, La République des idées, 128 p., 11,80 €

 

[1] Pour les détails, voir www.gabriel-zucman.eu/richesse-cachee.