Flux, comment la pensée logistique gouverne le monde

Flux, comment la pensée logistique gouverne le monde

Auteur : Mathieu Quet

Pour en finir avec le tout logistique

Pour le sociologue français Mathieu Quet, le monde est aujourd’hui structuré par une certaine conception logistique qui répond à l’hégémonie managériale.

Personnes, marchandises, données… la logistique est au cœur de l’organisation de la circulation de tout. Pour le sociologue français Mathieu Quet, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (CEPED-IRD) et auteur entre autres de Politiques du savoir (Éditions des archives contemporaines, 2013), il s’agit désormais d’un « mode d’organisation incontournable des sociétés contemporaines », qui façonne nos modes de vie et nos imaginaires. Le « monde logistique » – à ne pas confondre avec le monde de la logistique – est en effet le reflet d’un capitalisme hégémonique et de l’idéologie libre-échangiste. C’est donc dans cette acception large que l’auteur propose d’envisager ce champ, en ce qu’il révèle une mise en œuvre d’une vision du monde inégalitaire et coloniale.

Des racines militaires

Les trois premières parties sont essentiellement descriptives. La première donne à voir « un monde de flux » : mondialisation oblige, notre quotidien est plein d’objets venus des quatre coins du monde, qu’il a bien fallu acheminer à travers des conteneurs de plus en plus nombreux, imposant la conception de mega-ships – ce qui n’est pas sans poser des problèmes au passage des canaux ou dans les ports –, mais aussi transformant les paysages à coup d’entrepôts gigantesques : 80 millions de m2 en France sont ainsi dédiés à des plateformes logistiques de plus de 5 000 m2. Ces besoins appellent la création de nouveaux outils (c’est le monde du chariot élevateur et de la palette), mais aussi de systèmes informatiques de plus en plus performants. Si le commerce international est très ancien, aujourd’hui « la logistique nourrit une obsession de la science économique libre-échangiste, qu’elle pousse à son paroxysme : la théorie de l’avantage comparatif », d’autant plus poussée que le système d’interdépendance est très développé, au point qu’on peine à déceler ce qui relève de la production et ce qui relève de l’échange. Mathieu Quet rappelle l’origine militaire de la logistique répandue dans le civil, dans le champ du commerce, à partir des années 1960. Au cœur de ce rapprochement, la volonté de contrôler l’information, de paramétrer les intrants et extrants (coût de travail, utilisation des outils…), bref, d’établir « une théorie générale de la logistique ». Ce processus aurait-il abouti à une « militarisation de la société » ? Pour l’auteur, il y a surtout eu un glissement qui a transformé cette discipline d’appui en générateur d’une modélisation de la société, considérant l’entreprise moins comme un lieu de contrat ou un moteur économique, que comme « une unité qui traite des substances entrantes pour en faire des produits finis, mettant ainsi en relation une demande avec une offre » et le marché comme « le lieu d’échange et d’ajustement de l’ensemble des flux de substances susceptibles d’être échangés économiquement », avec un souci constant d’optimisation des flux.

Dans la seconde partie, Mathieu Quet souligne l’extension du domaine de la logistique, au-delà de l’approvisionnement en biens, à la politique, domaine de l’ordonnancement des idées et de la société. Sa réflexion s’appuie ici sur la gestion de la logistique humaine (migrations, parcours de soin ou éducatifs et professionnels), où les personnes sont considérées comme des « ressources » interchangeables. Cette « fluidification » de la santé, de l’environnement, etc. est en fait la manière dont le capitalisme s’approprie des champs pour mieux les contrôler. Mathieu Quet s’intéresse aux implications sémiotiques de ce phénomène, qui « redéfinit notre manière d’user des signes et de les percevoir », dans le sens d’une réduction à leur fonction pratique aboutissant, dans l’exemple des vidéos virales sur Youtube, au paradoxe qu’une vidéo fasse des vues est plus important que d’être regardées par un public réel… S’appuyant sur les travaux de Shoshana Zuboff (L’âge du capitalisme de surveillance), il insiste aussi sur « l’uniformisation dans un objectif de manipulation et d’optimisation » de l’humain par la captation de ses données.

Le troisième chapitre revient sur « Le management des circulations », qu’il resitue – Foucault à l’appui – dans l’histoire du contrôle des populations et de la fabrique des indicateurs de performance à ces fins. La captation des flux de biens, de personnes ou de signes tend à leur conversion en flux d’argent, avec une extension de la mise en concurrence du monde, quelles qu’en soient les conséquences sur le travail, la société et l’environnement.

Revoir les priorités

Le livre de Mathieu Quet a pour propos central de montrer l’envers de cette hégémonie des flux, qu’il est loin d’encenser. Le quatrième chapitre s’intéresse en effet aux « zones d’ombre » : les circulations informelles (dont le système du hawala, réseau informel de paiement transnational) qui peuvent ouvrir sur une « indistinction entre opérations capitalistiques et activités criminelles » comme le trafic de drogue, l’extraction illégale de coltan… Il s’inquiète de la saturation du monde par les flux, dont on ne peut avoir qu’une « maîtrise de façade ».

Dans les trois derniers chapitres, l’auteur ouvre des pistes de sortie du tout logistique et sont de ce fait plus ouvertement engagés. Le cinquième chapitre, « Vers la crise logistique », l’auteur repense l’articulation entre les notions d’abondance et de pénurie à la lumière de la pandémie. « Rien de plus éloigné du régime logistique que la notion de “bien essentiel” », estime-t-il, nous invitant à reconsidérer nos priorités en termes de besoins. « Faire barrage » relève que « la période contemporaine manifeste une multiplication et un renouvellement très important des luttes liées aux circulations » de la part des travailleurs, de plus en plus nombreux, qui « occupent souvent des positions subalternes » et dangereuses malgré leur position stratégique, « et sont parmi les derniers à bénéficier de l’enrichissement engendré par l’économie mondiale ». Et l’auteur d’énumérer les « logistiques de résistance », pour contourner les brevets, permettre l’auto-organisation et raccourcir les flux, bref, lutter contre la marchandisation du monde. Enfin, dans le dernier chapitre, Mathieu Quet poursuit sa réflexion sous la forme d’un appel à inventer un autre imaginaire que celui du capitalisme, pour penser la mobilité sans qu’elle soit au détriment ni de l’Homme ni de l’environnement, et pour réancrer la modernité dans les chemins ancestraux. À taille humaine.


Kenza Sefrioui

Flux, comment la pensée logistique gouverne le monde

Mathieu Quet

La Découverte, Zones, 158 p., 16