Finance en quête de légitimité

Finance en quête de légitimité

Auteur : Mohamed Oubenal

 

Dans une riche thèse de sociologie économique, le chercheur Mohamed Oubenal souligne l’importance des réseaux et des discours marketing dans la légitimation de produits financiers.

 

« La finance n’est pas seulement une affaire d’argent et d’extraction de plus-value, c’est aussi une affaire d’acteurs engagés qui donnent un sens à leurs activités et qui créent un univers financier doté d’une certaine autonomie relative ». C’est sur cet écosystème que s’est penché, pour sa thèse en sociologie soutenue à l’Université Paris Dauphine, Mohamed Oubenal. Aujourd’hui chercheur à l’IRCAM, il s’est spécialisé dans la sociologie économique et l’analyse des réseaux et s’intéresse à la façon dont les acteurs de la finance produisent un discours pour légitimer leurs produits. Il prend pour exemple un produit financier récent, les Exchange Traded Funds (ETF), développé en France dès 2000, conçu « pour être un produit financier simple, liquide, transparent et à faible coût » qui s’est rapidement complexifié. Les ETF ont bénéficié d’une importante dimension promotionnelle, même si les risques liés n’ont pas été évoqués avant la crise de 2007-2008, puis ont été remis en cause et délégitimés à partir de 2011, suite aux rapports d’institutions internationales. Mohamed Oubenal est allé à la rencontre des acteurs de ce marché, s’est imprégné de leur langage, a assisté à nombre de conférences, mené une soixantaine d’entretiens avec des traders, investisseurs professionnels, journalistes, etc., et s’est plongé dans plus de mille articles de presse publiés entre 2001 et 2008.

 

Infrastructures relationnelles

 

Il s’appuie sur les travaux des auteurs néo-institutionnalistes qui étudient les règles, les normes et les représentations symboliques, en se concentrant sur les aspects cognitifs et culturels plus que sur la dimension structurale, et s’intéressent au niveau méso, intermédiaire entre le micro et le macro. En préface, le professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, Centre de sociologie des organisations au CNRS, Emmanuel Lageza affirme que cet ouvrage montre le « très gros travail relationnel et symbolique » réalisé : « La stabilité et le calme apparent de ce marché financier spécifique sont construits par de très gros efforts de coordination de la part de tous ces professionnels de la finance. » En se penchant sur les milieux sociaux, les interdépendances entre les acteurs et les actions collectives qui structurent ce champ, Mohamed Oubenal fait apparaître l’importance du statut social d’une part, et de l’autre les logiques de coopération entre des émetteurs concurrents. « Le processus social de légitimation passe par trois principales modalités : la création de niches sociales où se déploie la coopération entre entrepreneurs rivaux ; les logiques de contrôle social exercé sur les récalcitrants qui risqueraient de délégitimer certaines formes d’action collective ; et l’apparition d’un ou plusieurs acteurs disposant d’un statut social suffisant, central ou particulier, permettant de valider et d’autoriser certaines formes de légitimité plutôt que d’autres. » Dans un deuxième chapitre très détaillé sur le fonctionnement des ETF, l’auteur souligne l’importance des rapports de gré-à-gré dans l’exécution des ordres. Dans ces marchés tout sauf anonymes, brokers, traders et émetteurs se connaissent bien et la ressource « information » est stratégique entre eux, que ce soit pour les acteurs promoteurs (sociétés de bourse, banques d’investissement ou gérants d’actifs), les investisseurs particuliers ou professionnels, les autorités de régulation, et les acteurs diffuseurs (organes de presse et organisateurs de conférences). Dans ce dispositif, Mohamed Oubenal étudie les pratiques de lobbying, les partenariats qui construisent une « communauté ETF », niche sociale destinée à limiter la concurrence en vue des intérêts communs (« la croissance du marché des ETF »), mais aussi les jeux d’échange d’information.

Il insiste également sur le fait que le processus de légitimation est indissociable des modalités de contrôle social. C’est le cas notamment de la presse spécialisée, qui subit de manière formelle ou informelle des rappels à l’ordre voire des sanctions. Mohamed Oubenal pointe la hiérarchisation non anodine des connaissances sur les produits financiers, surexposant actions et services au détriment des dérivés de crédit : « Les parties les plus complexes et souvent les plus importantes, en termes de risques, sont ignorées ou passées sous silence, sauf lorsqu’elles provoquent des crises majeures. » Il souligne que de plus en plus de journalistes spécialisés, issus d’écoles de commerce et d’instituts d’études politiques, ont déjà des contacts forts dans le monde de l’économie et de la finance, et remarque la progression du nombre d’attachés de presse dans les entreprises. Il pointe le poids des budgets publicitaires, mettant les journaux « en situation de dépendance ». Pire, « l’attribution aux journalistes de tâches commerciales a eu un impact sur leur métier puisqu’ils intègrent facilement une logique de profit et leurs directions évaluent, à présent, non seulement la qualité de leurs articles mais également l’importance des annonceurs qu’ils ramènent ». D’où ce témoignage éloquent de responsables de communication auprès d’émetteurs d’ETF : « Avant, quand il y avait les journalistes dans un monde et les commerciaux dans un autre, cela posait problème. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas, le journaliste entretient lui-même des relations avec les clients, donc c’est plus facile pour nous ». Les règles, intériorisées, ne sont plus considérées « comme des contraintes externes imposées par les émetteurs, mais plutôt comme des critères personnels de rédaction d’articles ». Mais plus que la presse spécialisée, c’est l’institution académique Edhec-Risk qui constitue le Graal de la légitimité : dans la dernière partie, Mohamed Oubenal étudie la rivalité de quelques acteurs en position hégémonique pour s’y adosser. Mais ces logiques de polarisation du milieu permettent aussi la production de stratégies qui ébranlent le milieu.

Cette étude, riche et précise, fait apparaître des mécanismes de pouvoir importants et complexes. C’est également un plaidoyer pour un encadrement de la finance « afin que celle-ci soit plus responsable ». Mohamed Oubenal suit l’Observatoire pour l’innovation responsable propose d’appliquer à ce domaine le principe de précaution qui existe dans le domaine du nucléaire ou des médicaments : tester un produit à petite échelle pour en mesurer les conséquences et le calibrer. Et il plaide pour un renforcement du contrôle des régulateurs sur le marché du contenu, afin qu’il y ait plus de transparence et une meilleure information sur les risques. Un ouvrage qui pose des questions d’utilité publique.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La légitimation des produits financiers, le réseau de promotion des exchange traded funds (ETF) en France

Mohamed Oubenal

Éd. EMS, Questions de société, 232 p., 24,50 €