Ficher la botte de foin pour y trouver une aiguille

Ficher la botte de foin pour y trouver une aiguille

Auteur : Antoine Lefébure

La surveillance généralisée, rendue possible par les technologies, est une grave menace pour la démocratie. Synthèse.

Special Collection Service pour le « contact chaining », Accumulo pour repérer les comportements inhabituels dans une masse de données, Follow the Money pour intercepter les paiements par carte et les virements bancaires, Disposition Matrix, base de données permettant des assassinats ciblés par drones… Non, ce n’est pas de la science fiction. Tout cela est bel est bien fonctionnel, comme l’a révélé Edward Snowden en juin 2013, et comme le présente de façon synthétique Antoine Lefébure, historien des médias, expert des technologies de la communication et pionnier des radios libres en France. En cause, les rêves de contrôle total du cyberespace de la National Security Agency (NSA) américaine. « 14 gigaoctets intègrent quotidiennement la base de données de la NSA et 50 teraoctets chaque année, soit l’équivalent de… 25 milliards de pages de texte ». Le projet One-End Foreign Solution, basé à Buffdale dans l’Utah filtre déjà 75 % du trafic Internet mondial et « son alimentation en électricité équivaut à celle d’une ville de 20 000 habitants ». La NSA, c’est aujourd’hui « le premier employeur de mathématiciens des Etats-Unis », 960 agrégés, 4 000 ingénieurs informatiques, 33 000 employés, un budget de 10,8 milliards de dollars en 2013 (+ 54 % par rapport à 2004), dont 5,2 milliards dédiés à la logistique et 1,5 pour l’analyse de données. C’est plus de 500 stations d’interception à travers le monde,  et une multitude de programmes de surveillance dont Antoine Lefébure dresse un terrifiant inventaire. Il y a le désormais célèbre Prism, pour extraire les données à partir des géants de l’Internet (Microsoft, Google, Facebook, Yahoo !, Paltalk, YouTube, Skype, AOL, Apple, qui « ont obtenu de la NSA des millions de dollars » pour leur collaboration active). Automatisation des flux de trafic (Pintaura) et du traitement des données (United Targeting Tool, référençant au 5 avril 2013 111 675 noms de personnes qui seraient liées à une activité terroriste), rédaction de rapports, surveillance en temps réel des courriels et de l’utilisation des réseaux sociaux dans le monde entier… il y a des programmes pour tout. Sans oublier les programmes au cœur de la cyberguerre : Bullrun, qui insère des vulnérabilités dans les systèmes de chiffrements commerciaux, les virus Stuxnet et Flame…

C’est cette frénésie de collecte qui a scandalisé Edward Snowden : « Nous avons réussi à survivre à de bien pires menaces dans notre histoire que quelques groupes terroristes désorganisés et des Etats voyous sans faire appel à ce type de programme. Ce n’est pas que je ne donne aucune importance au renseignement, mais je m’oppose à une surveillance de masse omnisciente et automatique, qui est selon moi une plus grande menace pour les institutions de la société libre que de produire des rapports de renseignement erronés ». Antoine Lefébure retrace le parcours de cet autodidacte de l’informatique, sa conscience des risques et son choix stratégique des journalistes à qui il a confié le scoop : Glenn Greenwald, à l’époque bloggeur au Guardian et la documentariste Laura Poitras, tous deux membres de la Freedom of the Press Foundation. Il retrace la chronologie des révélations, son exil à Moscou, les pressions des Etats-Unis pour l’arrêter, les tensions diplomatiques, l’ambigüité des dirigeants européens.

 

Compromission des multinationales de l’Internet

Ce n’est pas la première fois que la NSA est épinglée sur la question des libertés. Déjà en 2008, le programme StellarWind, « première tentative de surveillance généralisée de la population, associant l’Etat et les grandes entreprises privées pour mettre au point les technologies susceptibles de rendre ce grand projet possible » et découvert par le journaliste James Risen (State of War, 2006), avait été jugé inconstitutionnel. Mais aujourd’hui, l’espionnage à grande échelle révélé par Edward Snowden tient à l’hégémonie stratégique des Etats-Unis sur Internet (eux-mêmes représentant 80 % du trafic mondial) : « tous les câbles sous-marins en fibre optique existant autour de la planète sont connectés aux trente-deux câbles transitant par les Etats-Unis ». Lesquels s’assurent « les conditions d’une interception permanente » des réseaux, quitte à faire pression sur les entreprises qui travaillent dans ce domaine. L’ingénieur Mark Klein a révélé en 2009 les dispositifs spéciaux de la NSA pour intercepter les câbles du géant de la téléphonie mobile AT&T. Antoine Lefébure insiste sur la compromission des multinationales de l’Internet dans cette surveillance : « La plupart des entreprises collaborent de bon cœur avec la NSA. Il faut dire qu’elle est un excellent client et un intermédiaire privilégié pour accéder à l’énorme marché public de la sécurité. » Quant aux récalcitrants, ils sont piratés et font l’objet de harcèlement judiciaire, comme Ladar Levison, obligé de fermer son service de cryptage.

Cette obsession de la surveillance est dangereuse pour la démocratie. La « privatisation des activités de l’agence » rend poreuse la frontière entre des prérogatives d’Etat et des intérêts privés. Le harcèlement et les menaces dont ont fait l’objet les lanceurs d’alerte, depuis Bradley Manning et Julian Assange, ainsi que les journalistes d’investigations, est une atteinte aux droits à l’information. La course au renseignement génère des dérives répressives contraires aux principes des grandes démocraties : Barack Obama a eu recours six fois à l’Espionage Act de 2010 à 2012, contre trois fois en neuf ans sous l’administration Bush. Pour Bruce Schneier, expert de la sécurité, « ces abus de la NSA légitiment ceux pratiqués en Chine, en Russie, en Iran et ailleurs ». L’affaire Snowden a fait réagir l’opinion internationale et bien sûr la société civile : Electronic Frontier Foundation, ONG de défense des droits dans le monde numérique, compte 140 000 membres. La Finlande et le Brésil ont adopté des lois punissant l’espionnage et la détension de données concernant leurs citoyens. Une réflexion sur les dangers de la « servitude volontaire » entretenue par l’illusion sécuritaire, et une bataille pour la transparence sont désormais engagées. Grâce à Edward Snowden, qui a permis de poser la question de la protection d’Internet, bien commun de l’humanité, contre les appétits des acteurs privés et étatiques.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Pour aller plus loin :

Article de Charles Seife, NSA domestic spy : mathematicians, why are you not speaking out ? www.slate.com, 22 août 2013

Bruce Schneier, NSA surveillance : a guide to staying secure, The Guardian, 6 septembre 2013 : ainsi que notre document « Comment protéger sa vie privée sur Internet », disponible à www.antoinelefébure.com

www.eff.org

 

L’affaire Snowden : comment les Etats-Unis espionnent le monde

Antoine Lefébure

La Découverte, Cahiers libres, 276 p., 19 €