Caroline Minialai
Enseignante chercheure à Economia, HEM Research Center depuis 2009, coordinatrice de la chaire Management International et Sociétés, Caroline Minialai est diplômée de l’EDHEC. Elle obtient en 2000 après 8 ans audit et direction financière, l’agrégation en économie et gesti...
Voir l'auteur ...Femmes entrepreneurs au Maroc : une situation contrastée
L’importance de l’entreprenariat pour la croissance et la création de richesses d’un pays n’est plus à démontrer. Pourtant, d’une manière générale, la part des femmes entrepreneurs dans le monde reste inférieure à celle des hommes, comme cela a été encore réitéré dans les récents rapports du World Economic Forum (2010). Même aux États-Unis, pays plutôt très favorable à l’égalité hommes/femmes, elles ne représentent que 33% des créations d’entreprise et la majorité d’entre elles n’ont qu’un salarié (Sharma, 2012)1. Pourtant, la tendance est à la hausse, et de plus en plus de femmes se lancent dans l’aventure. Si les caractéristiques personnelles des individus impactent la décision de créer une entreprise, les éléments socio-culturels et contextuels jouent aussi un rôle significatif sur les situations des différents pays.
Après avoir dressé un état des lieux de l’entrepreneuriat féminin au Maroc, nous nous arrêterons sur les facteurs de blocage socio-culturels du contexte marocain. Une étude, lancée par le Cesem en coopération avec l’université de Caroline du Nord à Greensborough est en cours2, et nous reprendrons quelques résultats partiels de ce travail pour étayer notre argumentation.
L’entreprenariat au Maroc
En cherchant à décrire l’activité entrepreneuriale au Maroc, le dernier rapport du GEM (Global Entrepreneurship Monitor) sur la région Moyen-Orient et Afrique du Nord insiste sur l’attitude très favorable de la population marocaine envers la création d’entreprises en général. Ainsi, plus de 70% des Marocains interrogés, indépendamment de la question de genre, déclarent que, compte tenu de leur choix d’environnement professionnel, ils préfèreraient posséder leur propre entreprise. Ils sont même près d’un tiers (avec des différences en fonction des tranches d’âges et des niveaux d’études) à déclarer avoir l’intention de démarrer leur entreprise dans les trois prochaines années. Au total, on estime que 30% de la population adulte marocaine est engagée dans une activité entrepreneuriale, ce qui place le Maroc dans le trio de tête des pays de la région considérée. Pourtant, les entreprises créées restent souvent de taille plus modeste que dans les autres pays, principalement car les capitaux initiaux sont plus faibles et parce qu’elles se créent principalement sur des marchés faiblement innovateurs. Le niveau d’éducation de ces néo-entrepreneurs reste faible ; ils n’ont pas atteint, majoritairement, l’éducation secondaire, et ils ne sollicitent pas d’organismes de formation ou des experts.
La part des femmes, quant à elle, toujours à partir de ces mêmes données, est de l’ordre de 22%, mais ce pourcentage semble croître et elles représentent 43% des dirigeants d’entreprises naissantes, c’est-à-dire en phase de démarrage. Le Global Entrepreneurship Development Index (GEDI) a publié les résultats d’une étude axée sur le genre en 2013. Dans cette étude, 17 pays ont été comparés, dont le Maroc, pour mesurer le développement des femmes entrepreneurs à fort potentiel de part le monde3, l’étude étant réalisée auprès de femmes entrepreneurs travaillant sur des secteurs « innovants, aux marchés en croissance et avec un potentiel d’exportation ». Le Maroc, en combinant les données individuelles et les données institutionnelles, se classe au 13e rang de ces 17 pays avec un score global de 38% (à comparer aux 76% des USA, aux 56% de la France ou aux 41% de la Chine). Mais au-delà de ce classement, cette première étude met en évidence certaines caractéristiques particulières de l’entrepreneuriat féminin au Maroc. Ainsi, les femmes qui créent leurs entreprises sont en moyenne moins éduquées que l’ensemble de la population, et beaucoup d’entre elles restent dans le secteur de l’informel. De plus, lorsque la création d’entreprises fait suite à une première expérience professionnelle, les femmes marocaines sont en difficulté puisqu’elles ne sont que 13% à occuper des postes de management. Le dernier élément significatif concerne l’accès au financement : seulement 27% des femmes marocaines a accès à un compte bancaire dans une institution. À ceci s’ajoute le faible niveau d’expérience managériale, et le faible développement des financements participatifs (de type crowdfunding, le financement collectif), et on comprend mieux pourquoi la famille et le conjoint des entrepreneurs vont jouer un rôle déterminant dans la réussite de leur aventure.
La famille et le conjoint : sans leur soutien, point de salut
Souvent, les entreprises démarrées par des femmes sont influencées par les décisions et les souhaits des membres de leur famille (Boz et Ergeneli, 2014)4. De plus, les femmes sont plus affectées que les hommes par le manque de soutien de leurs proches (Shinnar et al., 2012)5. Ceci renforce l’importance du système familial dans son ensemble, à la fois sur les caractéristiques entrepreneuriales individuelles et sur la décision de s’engager.
Le système familial marocain, principalement construit sur l’autorité du père, et sur l’obéissance des enfants et traditionnellement de l’épouse, ne permet pas toujours de créer les conditions idéales pour que les filles se tournent vers la création d’entreprise. Souvent, dans les familles d’entrepreneurs marocains, les garçons sont très tôt associés à la vie de l’entreprise familiale, suivent leur père dans des tournées, rencontrent les parties prenantes, alors que les filles doivent, si elles le souhaitent, se manifester et persévérer pour obtenir le même niveau de connaissances. Pourtant, ces stéréotypes jouent un rôle important sur les intentions entrepreneuriales des jeunes générations, et peuvent contribuer à expliquer au Maroc le manque de confiance des femmes dans leurs capacités à démarrer une entreprise (GEM, 2009) ainsi que la persistance au niveau culturel d’un niveau d’égalité des sexes très faible (Projet GLOBE : projet de recherche sur le leadership mondial).
Ainsi, parmi les femmes entrepreneurs que nous avons interrogées jusqu’à ce jour, moins d’un tiers déclarent s’être associées pour créer leur entreprise à des membres de leur famille, principalement le conjoint ou des frères et sœurs. En revanche, la quasi-totalité des femmes interrogées expliquent que le soutien moral le plus important leur a été apporté par leurs parents, leur conjoint, leurs frères et sœurs ou leurs enfants. Pour les femmes entrepreneures mariées, le conjoint peut être soit un facilitateur, soit une entrave à la création entrepreneuriale (Nikina et al., 2012)6, ce qui se manifeste clairement dans les réponses de nos répondantes : « Mon mari est contre mon travail », déclare l’une d’elles, alors qu’une autre explique : « Mon mari ne me soutient pas du tout ». Ce manque de soutien du conjoint accroît le niveau de stress des femmes entrepreneurs (Eddleston et Powell, 2012)7, ce que confirment les femmes interrogées au Maroc qui déclarent que les principaux problèmes personnels qu’elles rencontrent lors du lancement ou de la conduite de leur entreprise sont le stress familial et émotionnel d’une part, et le manque de soutien d’autre part. Les difficultés à gérer ou diriger des hommes, ou à conserver un équilibre entre leur vie professionnelle et personnelle arrivent loin derrière.
Bien que les résultats de cette étude soient encore très partiels, les données étant toujours collectées, ils confirment cependant l’importance du rôle de l’éducation comme étant le premier déterminant de l’intention entrepreneuriale dans les jeunes générations. Les structures familiales comme l’école devront donc à l’avenir renforcer l’autonomie et la créativité des jeunes filles. Mais, au-delà de la famille, l’État doit aussi prendre conscience que le faible recours aux dispositifs d’aide et d’accompagnement à la création d’entreprise est un handicap qui devra être surmonté à l’avenir.
1. Sharma M. (2012). Avis du Comité économique et social européen sur le thème « Les femmes entrepreneurs – politiques spécifiques pour favoriser la croissance et l’emploi dans l’UE », Journal Officiel de l’Union européenne, 2012/C299/05.
2. Le questionnaire est disponible à l’adresse suivante : https://uncg.qualtrics.com/SE/?SID=SV_dfXOoPNoO1j4vtz.
3. Les 17 pays sélectionnés pour cette première étude sont : Australie, Brésil, Chine, Égypte, France, Allemagne, Inde, Japon, Malaysie, Maroc, Russie, Afrique du Sud, Turquie, Ouganda, Royaume-Uni et les États-Unis.
4. Boz A., Ergeneli A. (2014). Women entrepreneurs “personality characteristics and parents” parenting style profile in Turkey. Social and Behavorial Science, 109, 92-97.
5. Shinnar R. S., Giacomin O., Janssen F. (2012). Entrepreneurial Perceptions and Intentions: The role of Genderand Culture. EntrepreneurshipTheory and Practice, vol. 36(3), p. 465-493.
6. Nikina A.et al. (2012). Le rôle de la relation de couple et du soutien du conjoint dans l’entrepreneuriat féminin. Revue de l’Entrepreneuriat, 2012/4, vol. 11, p. 37-60.
7. Eddleston K., Powell G. (2012). Nurturing Entrepreneurs Work–Family Balance:A Gendered Perspective. EntrepreneurshipTheory and Practice, vol. 36(3), p. 513-541.