Entretien avec Yann Moulier Boutang : Dans le capitalisme cognitif, le client n’est pas roi

Entretien avec Yann Moulier Boutang : Dans le capitalisme cognitif, le client n’est pas roi

Quelle est la place que vous accordez à l’économie de l’information dans votre « triangle de légitimation de pouvoir » ?

Dans ce que j’ai appelé le triangle de légitimation du pouvoir, il y a toujours une relation étroite, quasi fonctionnelle ou voulue fonctionnelle, entre le type de système de production et de détermination de la valeur économique avec la technique et ce qu’elle rend possible dans ses caractéristiques du moment. Nature et degré de rareté de l’information, méthode de son authentification interviennent dans l’autorité dont jouit un pouvoir, quel qu’il soit.

Le triangle de légitimation de pouvoir 

Dans ce schéma complexe, un fonctionnement durable du pouvoir (créer, recréer, augmenter du pouvoir, produire, reproduire des institutions suscitant l’obéissance), le tête-à-tête apparent autorité/pouvoir ne prend son sens que par rapport au troisième terme qui en est l’enjeu essentiel : le peuple dans la république romaine, le demos dans la démocratie, la multitude sous-jacente. Les régimes d’accès au savoir (ouverture, censure) n’interviennent pas seulement dans la relation représentée et constituée entre le pouvoir et la population sous la forme du gouvernement de cette population et par la validation du mandat (du Ciel, du Prince, du Roi ou de la République), ils structurent ou déstructurent activement le pouvoir constituant, c’est-à-dire le moteur dynamique de la relation de pouvoir comme de la relation au pouvoir.

Dans les configurations actuelles du pouvoir qui se sont mises en place depuis la Révolution française, nous observons que la naissance de la presse d’opinion sous la forme des gazettes, des lieux où on les lit, puis la formation à partir de 1848 d’une presse à grand tirage modifient rapidement les relais de fonctionnement triangulaire. La vérité du pouvoir tourne à la vérité sur le pouvoir. La conquête de la liberté de la presse comme celle d’associations redonnent du pouvoir au peuple, et rétablissent du jeu dans le mécanisme de légitimation au sens où la prise de pouvoir et sa conservation sont affectées par une plus grande incertitude. L’aspect libérateur et subversif de la presse d’opinion subit rapidement des tentatives de « normalisation » et de censure bien plus dissimulées qu’auparavant.

L’information représentative de la moyenne de la société 

Au fur et à mesure que l’assiette de la presse gagne en extension (grosso modo jusqu’à l’apparition de la radio, puis de la télévision), l’enjeu politique qu’elle représente dans la formation de la démocratie représentative s’accroît et une reconquête méthodique de ce centre de pouvoir s’opère essentiellement par le biais économique. Les moyens audiovisuels rejouent cette saga assez triste de la domestication ouverte de la presse ou d’une forme plus subtile de conservatisme au terme duquel le journalisme troque l’avis pour ce que l’on appelle l’information représentative de la moyenne de la société.

En quoi l’ouverture numérique et le capitalisme cognitif changent-ils, aujourd’hui, les rapports de force entre producteurs, relayeurs et consommateurs d’information ?

La révolution numérique émerge dans le paysage assez lugubre des années 1980-1995 en Europe avec la diffusion planétaire de l’ordinateur portable (1986), l’avènement de l’internet (1995), les moteurs de recherche, les téléphones intelligents et les réseaux sociaux. Sur le plan politique, les transformations qui en découlent rapidement entre 2004 et 2012 marquent, à mon sens, l’émergence de la wikipolitique1, à partir des affaires Julian Assange (Wikileaks) et Snowden. La reproductibilité numérique à l’infini, le très faible coût d’acheminement de l’information numérisée, l’avènement d’un partage systématique en temps réel dans des réseaux dont la dimension est sans précédent, affectent totalement les mécanismes de légitimation du pouvoir. La lente reconquête et domestication des médias se trouvent remises en cause.

Dans le cas du web 1.0, on a d’abord souligné l’importance hypnotique et iconique de la révolution numérique. Avec le web 2.0 qui faisait place à l’interactivité, on a critiqué le caractère intrusif et prédateur de données personnelles des GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple). Avec l’avènement du web 3.0, des objets intelligents interconnectés, c’est carrément un horizon totalitaire dominé par Google et les réseaux sociaux dans tous les compartiments de la vie qui se trouve dénoncé. Si bien que l’on nous prédit, peu ou prou, un destin pour l’internet similaire à celui des médias au XIXe et XXe siècle : récupération mercantile avec la fin de la neutralité du Net, contrôle étatique renforcé et finalement banalisation. Le parallèle avec la « Révolution arabe » est frappant. Les révolutions politiques très spectaculaires qui ont secoué cette partie du monde depuis 2011 font l’objet de commentaires ironiques sur Facebook. On voit ce que cela a donné en Égypte ou en Syrie. Ces jugements hâtifs font bon marché des transformations structurelles et oublient le caractère cahoteux des révolutions européennes et des différents régimes qui se sont succédé.

Néanmoins, l’argument le plus fort contre ce type de raisonnement qui prédit une défaite des forces libératrices de la révolution numérique tient aux transformations du capitalisme lui-même. On a remarqué depuis longtemps (Max Weber) l’apparition concomitante du protestantisme, de l’individualisme et celle du capitalisme industriel, même si le lien de causalité est fortement discuté. Je prétends que ce sont les caractéristiques mêmes du capitalisme cognitif qui produisent un effet de cliquet (de non-retour en arrière) contre une normalisation classique des médias.

Le capitalisme cognitif qui prend le leadership de l’accumulation

Pourquoi ? Quelle est la marque de fabrique du capitalisme cognitif ?

Le capitalisme cognitif traduit la mutation de la valeur économique en direction des savoirs et des apprentissages qui se trouvent en amont et en aval des processus productifs matériels et aussi de la sphère marchande. Par rapport au vieux régime des droits de propriété intellectuelle qui avait permis la marchandisation des intangibles durant le capitalisme industriel, il y a une transformation des modèles d’affaires et du rapport au marché. Il s’agit de capter des immatériels qui sont très difficilement codifiables (l’attention, la confiance, la coopération) mais qui s’avèrent essentiels. Le dispositif central de captation repose sur des plateformes de services gratuits qui attirent l’activité pollinisatrice de la multitude (moteur de recherche, réseaux sociaux, cloud, sites interactifs, applications multiples). Des équipements numériques permettent de capter les relations largement invisibles entre les agents alors qu’elles ne sont pas encore des marchandises ou qu’elles ne le deviendront jamais. C’est donc la relation qui importe, la circulation plus que la production qui devient un simple équipement de la mobilité.

Au fur et à mesure que le capitalisme cognitif prend le leadership de l’accumulation (les GAFA sont en tête des capitalisations boursières), la captation de l’innovation et de l’intelligence requiert un déploiement d’espaces soustraits à la domination directe du marché, ce qui sous-tend le libre champ donné à l’activité de la multitude. C’est ce qu’on a appelé le « communisme »  du capital. Producteurs, achemineurs d’information s’en trouvent subordonnés. La production manufacturière est là pour permettre la circulation. Pour autant, les détenteurs de contenu et les fournisseurs de tuyaux ne sont pas les maîtres du jeu. Ils sont les intégrateurs de la plus grande quote-part de l’activité de la multitude dans des écosystèmes (moteurs de recherche, réseaux sociaux, cloud, plateformes pour des applications). Celui qui dispose du plus grand réseau non pas de clients, mais d’usagers de son écosystème (donc de clients potentiels) commande.

Les exigences d’accès à des informations codifiées s’étendent 

Le client n’est pas roi. L’usager pollinisateur est roi sans le savoir. Le degré de liberté que le capitalisme cognitif souhaite nécessairement donner à la multitude est prodigieusement élargi par rapport au domaine classique du consommateur du marketing. Il ne s’agit pas de dispositions d’esprit libérales mais de nécessité vitale pour lui. 

Facebook n’est pas plus favorable à l’organisation de manifestations sur la Place Tahrir au Caire ou sur la place Maïdan à Kiev que les capitaines d’industries n’étaient républicains à la veille de la Révolution française, mais le libre développement de son réseau comprenant 1,2 milliard d’individus inclut nécessairement une déflagration sur les dispositifs de pouvoir. Les espaces de liberté numérique s’avèrent des leviers sans équivalents dans l’histoire.

Plus le caractère immatériel de la production dans son ensemble progresse, plus les exigences d’accès à des informations codifiées par le numérique s’étendent : données publiques, données personnelles, données de l’entreprise jusqu’à présent protégées par les murs des établissements. Les pouvoirs du citoyen, des États, des institutions, de tous ceux qui sont mandatés sont largement redessinés.

Dans cette nouvelle configuration, et eu égard à l’éclatement des liens de production de l’information, faut-il croire que le schisme Nord-Sud s’amenuise ou que la fracture numérique s’amplifie ?

Il y a trois problèmes différents : la fracture entre les États du Sud et ceux du Nord, la fracture entre les grandes entreprises de la communication Nord et Sud, et la fracture entre les usagers des nouvelles technologiques de l’information et de la communication numérique, selon qu’ils appartiennent au Nord et au Sud. La réponse est radicalement différente dans les trois cas. Compte tenu des exigences du capitalisme cognitif, les multinationales américaines cherchent un déploiement de la multitude de plus en plus interactive. L’usager des téléphones portables, puis des téléphones intelligents, des ordinateurs et des tablettes et des services gratuits (réseaux sociaux, annuaires en tout genre, moteurs de recherche) n’est pas discriminé selon une fracture intrinsèquement Nord-Sud, mais initialement par une fracture de revenus. Cette fracture a tendance à se résorber ensuite avec la banalisation très rapide des technologies.

En ce qui concerne les entreprises, la fracture n’est pas Nord/Sud mais Nord/Nord avec une domination écrasante des États-Unis sur l’ensemble de leurs compétiteurs. Au niveau des États, la fracture traditionnelle Nord/Sud se complique en raison des nouveaux sillons que creusent les deux niveaux précédents. L’absence de champions « nationaux » ou « européens » face aux entreprises américaines empêche la fusion si particulière État-entreprise qui continue de lier l’État fédéral américain à ses multinationales. D’autre part, dans les démocraties représentatives soumises à des renouvellements électoraux fréquents, la question du rôle des médias numériques dans la formation d’un nouveau type d’opinion publique est cruciale pour une autorité de l’État qui n’est plus verticale mais horizontale, ou fortement mêlée de dynamiques bottom-up

Dans les régimes politiques autoritaires ou à façade démocratique, la question du contrôle étatique des multinationales des moteurs de recherche, du cloud et des réseaux sociaux, est souvent un prétexte à brider l’émergence d’un cyber-citoyen. La fracture numérique entre le Nord et le Sud (soit ces pays disposent de réserves monétaires considérables acquises par leur activité d’atelier du monde dans la nouvelle chaîne de la valeur, comme la Chine, soit que la rente pétrolière rende très riche leur fonds souverain, comme le Qatar), s’est vue amenuisée par ces mêmes pays qui ont contourné la difficulté en entrant comme actionnaires des multinationales de l’audiovisuel, ou en créant leur propre réseau à destination plus large d’un groupe de pays ou carrément à l’échelle mondiale en anglais (Al Jazeera). Étant donné la jeunesse remarquable des GAFA et leurs structures de la propriété, des investissements non américains sont tout à fait concevables dans les décennies à venir. C’est pour certains pays du Sud, une voie bien plus aisée que celle de la construction de GAFA arabes, sud-américains, chinois ou indiens. L’Europe, en effet, n’y est pas parvenue pour l’instant.

Les multinationales qui maîtrisent aujourd’hui le marché des réseaux sociaux s’alimentent du travail virtuel des masses d’usagers. En quoi cela diffère-t-il des modes d’exploitation classiques ?

Les démêlées actuelles de Google avec les Commissions nationales de l’informatique et des libertés (CNIL) européennes montrent que cette question est au cœur d’un passage d’un web 2.0 à un web 3.0. Si les données traçables numériquement constituent différentes formes d’espace public, semi public ou de sorte de clubs privés numériques, les métadonnées forment le trésor de guerre strictement privé des GAFA.

La connaissance de ces formes d’interaction est d’emblée une richesse sous formes d’externalités, dont les GAFA ont compris l’intérêt d’en capter une partie pour mieux comprendre ce qui échappe à la codification habituelle de la propriété.

Faut-il faire payer par le capitaliste cognitif, cette activité ou une partie d’elle ? La réponse est double. Il ne s’agit pas d’un travail commandé sous le contrôle du détenteur des moyens de production en vue de produire un bien déterminé, mais d’une activité libre de l’individu en vue de produire des biens, des valeurs qui lui sont propres. Ces externalités entrent massivement dans la créativité, l’innovation, le lien social, les territoires productifs, mais leur mesure en unité de temps, comparable à celle de la théorie de la valeur travail affectée à un individu donné, est totalement impossible.

La pollinisation en réseau permet de passer à des formes de rétribution 

En revanche, la productivité collective de la pollinisation en réseau permet de passer à des formes de rétribution directe de la vie, de l’activité communicationnelle humaine sous la forme d’un revenu d’existence.

La description que Marx fait de l’exploitation du travailleur ressemble exactement à ce que fait l’apiculteur qui exploite les abeilles en venant prélever le rayon de miel et de cire qu’elles ont produit pour se nourrir et nourrir leurs larves et en les obligeant ainsi à travailler au-delà de leur reproduction. Mais, dans ce cas, les abeilles opèrent inconsciemment en amont de la pollinisation, il n’y a pas d’obligation de la part de la nature (a fortiori de l’apiculteur qui se contente de tirer parti de l’activité générique des abeilles) à polliniser au-delà de leurs besoins. En revanche, les conditions générales de l’écosystème au sein duquel ces activités ont lieu peuvent non pas exploiter mais tuer. Si vous restreignez la biodiversité (pour les humains, la biodiversité linguistique, culturelle) parce que vous voulez tirer davantage de rendement d’une culture (le colza par exemple), il arrive un moment où les abeilles meurent. Le phénomène du burn out dans une économie d’humains vivant et travaillant en réseaux outillés par le numérique correspond à ce phénomène. On essaye de tirer plus de l’abeille humaine en débordant du temps de travail vers le temps d’activité. Mais, comme il s’agit d’un écosystème complexe, au lieu d’obtenir une sorte de nouvelle plus-value, on fait capoter l’ensemble de l’écosystème dont les abeilles elles-mêmes. Les fanatiques de l’évaluation de l’activité humaine intellectuelle et de la mise au travail
du vivant humain devraient y prendre garde.  

 

1.     “Wikipolitics and the Economy of the Bees, information, power and Politics in a Digital Society”. In: Sarita Albagli & Maria Lucia Maciel, (Eds.) Information, power and Politics, Technological and Institutional Mediations, Lanham, USA, Lexingtom Books, 2011, chap. 3, pp. 47-77.

 

 

Biographie

 

Yann Moulier Boutang est professeur de sciences économiques à l’Université de Technologie de Compiègne, membre du COSTECH, professeur associé à l’École d’Art et de Design de Saint-Etienne et co-directeur de la Revue Multitudes. Dans son livre, Le capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation (Éd. Amsterdam, 2007, Paris), il annonce une troisième phase du capitalisme, portée par la révolution numérique. Dans cet entretien (inédit), il nous explique les mutations en cours.