Entretien avec SASKIA SASSEN: « La mondialisation, l’État et les classes moyennes modestes »

Entretien avec SASKIA SASSEN: « La mondialisation, l’État et les classes moyennes modestes »

Qui est SASKIA SASSEN ? 

Sociologue et économiste américaine d’origine néerlandaise et spécialiste de la mondialisation et de la sociologie des grandes villes du monde. Saskia Sassen est connue pour ses analyses sur les migrations internationales. Elle est aussi à l'origine du concept de globalcities. Actuellement elle exerce comme professeur de sociologie à l'Université Columbia et à la London School of Economics.

Une approche de la mondialisation qui se radicalise

Tout d’abord, votre dernier ouvrage, Expulsions, paru en mai de cette année (2014) étudie la globalisation sous un regard plus sévère comparativement à vos ouvrages antérieurs. Pourquoi cette « radicalisation » dans l’analyse ? Et que signifie, pour vous, ce besoin de « renommer » les phénomènes accompagnant ou agissant dans cette globalisation ?

J’ai toujours eu une interprétation critique de la mondialisation constituée par les grandes entreprises et les marchés financiers. Depuis mon premier livre déjà, The Mobility of Labor and Capital (La Mobilité du Travail et du Capital, Cambridge University Press, 1988), et dans The Global City (La Ville Mondiale, Princeton University Press, 1991), cette attitude était déjà présente. Mais il y a un autre aspect de cette mondialisation, c’est que les faibles se retrouvent dotés d’habiletés du fait de ces infrastructures mondialisées (la mobilité, la communication, l’information, les imaginaires, les expériences d’adhésion…) d’une façon qui dépasse l’exiguïté de leur vie.

Dans Expulsions, ce petit livre pouvant être lu par un large public, le cadre reflète ce que j’ai vu émerger dès les années 1980 et que j’ai relevé dans The Global City. Maintenant, ce n’est plus une tendance mais plutôt une réalité à part entière, une réalité brutale, où les tendances vers l’inégalité mentionnées aux chapitres 8 et 9 dans The Global City se sont pleinement concrétisées. Elles sont brutales.

En outre, le temps s’est écoulé et beaucoup de ces tendances se sont renforcées (la concentration du capital au sommet, le nombre croissant de personnes démunies, les ravages de l’environnement). Elles sont maintenant beaucoup plus sévères (je crois) qu’il y a trente ans quand cette phase avait commencé. J’avance dans Expulsions que nous avons besoin de nouvelles catégories pour comprendre le moment actuel. Dans les années 1990, j’ai soutenu que l’une des nouvelles catégories était la montée des villes mondiales comme des espaces de pouvoirs et d’inégalités croissantes. Aujourd’hui, je dirais que nous voyons une multiplication de frontières systémiques et, lorsqu’on traverse ces frontières, on se retrouve dans une zone extrême, on devient invisible. Citons ces chômeurs de longue durée que personne ne prend en compte, ou ces 51 millions de réfugiés dispersés dans le monde, ou ces vastes étendues de terre morte et d’eau insalubre qu’on aurait dû marquer sur les cartes…

Vous êtes sociologue, que reprochez-vous aux théories et à la science économique dans l’analyse des faits économiques aujourd’hui ? Et quelle sociologie devrions-nous mettre en avant aujourd’hui pour mieux décrire et analyser les interférences qui s’opèrent dans les deux domaines ?

Je ne fais pas vraiment une distinction stricte entre sociologie et économie. Je les vois comme une même variable bien que possédant, à chaque extrémité, deux formes radicalement différentes de la connaissance et des méthodologies de recherche. C’est important parce qu’elles ont besoin l’une de l’autre pour certains types d’analyse et certains types de connaissance. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes économistes, les plus admirés aux États-Unis – où prédominait une très forte tradition de la microéconomie –, s’intéressent à la recherche empirique et aux questions qui sont tout à fait sociologiques.

Je pense que je suis une économiste politique (j’ai un doctorat en sociologie et économie) et je m’intéresse particulièrement aux systèmes (en particulier dans mon livre Territory). Je m’intéresse aux formations systémiques – pas forcément les systèmes fermés, mais des formations avec des points de gravité (plutôt que des frontières fermées, comme dans les systèmes cloisonnés).

Situer la globalité pour comprendre 

Vous avez consacré beaucoup de vos travaux sur la mondialisation à des aspects parfois très différents : l’immigration, l’industrie financière, les mégapoles urbaines ou « global cities  » et aussi les nouvelles technologies ; quels sont les liens que vous avez recherchés parmi ces phénomènes ?

Deux vecteurs. Le premier : j’ai toujours soutenu l’idée que, pour comprendre un fait, j’ai besoin de son contraire – soit à trouver ou à construire. Aussi, l’étude de la mondialisation ne peut pas être réduite à « l’étude de la mondialisation ». On a besoin de « quelque chose » pour pouvoir faire un test. Le deuxième vecteur consiste à sélectionner des formations complexes qui ne sont pas clairement globales et, s’il est possible de se poser la question de leur globalité, de situer et d’utiliser cette notion de globalité pour comprendre la particularité de la mondialisation.

La recherche sur la mondialisation devient un travail de déchiffrement de ce qui est global – ses caractéristiques, ses géographies, ses racines. L’immigration, les villes, les finances, même les nouvelles technologies deviennent des fenêtres sur la question de la mondialisation. Par exemple, l’immigration et les villes sont des conditions que nous considérons comme étant plus locales que mondiales. Le défi, ici, est de comprendre où se trouve le global. La finance et les nouvelles technologies sont considérées comme étant de facto globales, mais elles deviennent, pour moi, des formations qui me permettront de détecter dans quelle mesure elles ont un moment local opportun, et de conclure qu’elles ne sont pas complètement globales ou aussi mobiles qu’elles sont censées être.

J’ai d’ailleurs écrit un petit livre sur les questions de méthodologie en français. Il s’intitule La Globalisation. Une Sociologie, Éditions Gallimard, en 2009.

Dans votre travail se déclinent souvent des assemblages antinomiques, pourriez-vous nous expliquer votre analyse sur la « dénationalisation » aujourd’hui des fonctions des États et comment les cités se mondialisent ?

C’est une bonne illustration de ce que j’ai décrit ci-dessus : je suis allée chercher le global au fond de l’État-nation (en particulier des États libéraux), et je l’ai trouvé dans des composants particuliers : le pouvoir exécutif du gouvernement – dirigé par un président ou un premier ministre –, la Banque centrale, le ministère des Finances, etc. Encore une fois, c’est une façon de déstabiliser la mentalité dichotomique basée sur des relations binaires, simples – soit nationales soit globales. J’ai utilisé le langage de la dénationalisation pour faire valoir que des composants particuliers deviennent dénationalisés ; ils ont un pied fermement planté dans le national, et l’autre dans le global. Regardez Mitterrand, un socialiste, en osant la déréglementation des finances et la privatisation, il a fait le petit Bang, ce qui ne le différencie pas trop de Reagan et Thatcher qui ont fait le Big Bang.

l’État a laissé tomber « le peuple » 

Comment les classes moyennes en déclin peuvent-elles faire la révolte, acteurs d’une certaine politique, mais irrémédiablement exclus du pouvoir ?

Ces mouvements sont essentiellement déclenchés par la progéniture des classes moyennes modestes qui devient l’un des acteurs historiques de notre époque : cette catégorie se révolte contre ce qui lui a été pris, et son affrontement majeur est avec l’État, non pas avec les entreprises ou les finances ! Car ce sont les classes moyennes modestes qui ont le plus bénéficié historiquement du capitalisme libéral, jusqu’aux vingt dernières années.

Il s’agit d’un ensemble commun de revendications entre les mouvements de protestation des dernières années. Cela en soi est tout à fait remarquable, compte tenu des différences marquées des situations entre l’Espagne, l’Égypte, la Grèce, les États-Unis, le Chili, la Turquie, le Brésil et d’autres pays qui ont vu leurs peuples manifester dans les rues. Chacun de ces mouvements arrive à protester à travers sa propre histoire et écologie de significations ; chacun sort d’une histoire spécifique, avec des opportunités et des oppressions, avec une conception différente de ce qui fait une bonne société. Mais aujourd’hui, ces diverses histoires convergent sur ​​quelques points clés.

Tout d’abord, il s’agit d’une protestation contre l’État beaucoup plus que contre le « capitalisme » ou les multinationales, comme c’était le cas dans les années 1960. Deuxièmement, c’est surtout le fait des classes moyennes modestes, avec des aspirations modestes. Il ne s’agit pas des classes moyennes aisées qui sont devenues plus riches ni, non plus, des contestations du début des années 1900, ou de luttes qui ont suivi les deux guerres mondiales. Voici peut-être laspect le plus révélateur : cette époque globale, avec sa vaste complexité et brutalité sur une échelle probablement sans précédent, a trouvé son acteur historique : les classes moyennes modestes.

Qu’est-ce qui a motivé exactement ces mouvements ? Il y a la forte conviction que l’État a laissé tomber les gens – pas les plus pauvres, ni les riches, ni le top 20% de la classe moyenne aisée : l’État a laissé tomber « le peuple », cette belle image ambigüe du « peuple ». Les pauvres et les riches sont rarement évoqués dans la notion de « peuple ». Ce qui est plutôt évoqué dans notre modernité est la majorité des classes moyennes et des classes ouvrières. Aujourd’hui, ce sont ces classes moyennes modestes ayant eu auparavant un « statut » auprès de l’État, comme principaux bénéficiaires de lÉtat libéral, lÉtat-providence, qui se trouvent désormais au cœur de la protestation.

Plusieurs de vos études évoquent une économie informelle des mégapoles. Serait-ce un phénomène intrinsèque et structurant de ces grandes métropoles et, finalement, de l’économie mondiale ? Que représente l’informel aujourd’hui : ne serait-ce pas cette transversalité où le nouveau stade du capital, en rupture avec les valeurs du travail, marque le mariage consommé d’économies antinomiques au départ ?

Je pense que l’informalité est une caractéristique structurelle des transformations sévères. Je vois l’informel dans la façon dont les migrants pauvres vers les villes font une économie, ou dans les faibles revenus des communautés de migrants dans un pays. Mais, je le vois aussi comme un élément clé dans les secteurs financiers supérieurs qui innovent en permanence et le besoin de s’adapter à toutes sortes de situations nouvelles. Et, je le vois même au sein du pouvoir exécutif du gouvernement parce que la loi existante ne l’a pas aidé à intégrer la condition globale, la privatisation, la déréglementation.

Il est clair que j’utilise le terme informalité dans un sens un peu abstrait, mais c’est ce sens qui va permettre d’interpréter ce mot de manière analytique. Et, nous en avons besoin pour comprendre comment des entités très puissantes, très formelles ont effectivement engendré les transformations massives de ces trente dernières années, dans des sociétés ayant des systèmes juridiques solides.

J’ai abordé ce point dans The Global City. Quant à l’informalité dans des systèmes puissants, j’en ai fait mention dans Territory.

Dé-théoriser pour re-théoriser

Vous avez développé dans votre parcours un certain lexique qui vous est propre, reliant espace, pouvoir et économie, pourriez-vous nous expliciter le nouvel impact des géopolitiques urbaines sur la géopolitique et la politique dites nationales ?

Oui, je suppose que j’ai développé un peu mon propre vocabulaire. J’ai grandi avec cinq langues, puis ma famille a déménagé en Italie quand j’avais seize ans ; j’y ai acquis une sixième langue. Cela signifie que je ne maîtrise aucune langue à la perfection, ce qui expliquerait partiellement cette situation. Toutefois, pour mon vocabulaire, il s’agit d’un effort visant à détecter, à déchiffrer, à nommer d’une façon singulière. En effet, dans Expulsions, je souligne que la langue d’inégalité n’est pas suffisante pour cerner ce qui marque la situation actuelle. Nous devons revenir à la base pour comprendre certaines des tendances les plus dramatiques que nous vivons, des tendances qui dépassent nos conceptualisations habituelles. Revenir à la base signifie dé-théoriser pour re-théoriser, surtout vis-à-vis de la question des expulsions (différente de l’exclusion sociale... qui se déroule à lintérieur dun système). La question du système interétatique comme cadre de traitement de l’économie, de la justice, de l’environnement est de moins en moins posée.

Il y a quelques années, vous avez publié un ouvrage, Territory, Authority, Rights : From Medieval to Global, assemblages où vous faites une approche historique de ces trois facteurs (territoire, autorité et droits) comme étant les composantes essentielles de toute organisation humaine complexe. Pourquoi ce passage à l’histoire ? Que voulez-vous démontrer par ce détour ?

Je pense que c’est mon meilleur livre ! Territory, Authority, Rights (TAR) est mon livre sur la mondialisation ; je n’ai, intentionnellement, pas signalé cette dénomination dans son titre principal. Cette approche a été effectuée afin d’étudier la façon spécifique avec laquelle ces trois composantes sont assemblées sous et pour la mondialisation.

La question qui m’intéresse beaucoup actuellement – et je suis en train d’écrire un petit livre à ce sujet – est la nécessité de faire fonctionner la catégorie « territoire » de manière analytique. À bien des égards, cette catégorie a pris un long sommeil analytique : elle a été réduite à un seul sens : le territoire national souverain. Et si elle a un sens unique, elle ne peut pas fonctionner de manière analytique (bien que cela conforte la légitimité de l’État-nation...).