Entretien avec Jean-Marie Charon : « L’information économique, un produit hypersensible »

Entretien avec Jean-Marie Charon : « L’information économique, un produit hypersensible »

Quels sont, en Europe, les grands producteurs de l’information économique ? L’agence Reuters demeure-t-elle toujours en position de suprématie ? Qu’est-ce que l’arrivée des nouveaux médias a changé dans la production et la circulation de l’information économique ?

L’enquête réalisée pour l’IDIES1 ne portait que sur la situation française. Elle permet cependant de souligner le rôle joué par les agences d’information internationales, à commencer par Reuters, même si l’AFP dispose d’un service important de plusieurs dizaines de journalistes (85), dont les moyens ont été renforcés. En second lieu, intervient la presse spécialisée à commencer par le quotidien Les Échos, le top management lui préférant souvent les éditions internationales de titres anglo-saxons, à commencer par le Financial Times. Il faut noter la fragilisation de ce segment lié à l’arrêt de la version imprimée du quotidien La Tribune, la version numérique étant réalisée par une équipe beaucoup plus légère. À ceux-ci s’ajoute une offre importante de magazines grand public (Capital, Challenges, etc.) et professionnels, de newsletters, quelques radios et TV d’information en continu (Bloomberg2, BFM, etc.), ainsi que des sites d’information.

L’impact le plus substantiel du numérique tient à l’accélération du traitement de l’information économique grâce à la multiplication des supports (via le satellite, la TNT, avec des chaînes comme Bloomberg, BFM business, voire des sites d’information, même s’il existe plusieurs échecs dans ce domaine tel que E24), ce qui conduit à l’allègement des effectifs (par exemple, Le Figaro, Le Parisien, etc.3). En d’autres termes, cela induit un risque de fragilisation face aux moyens toujours plus importants de la communication des acteurs économiques et institutions et l’obligation de repenser l’organisation des rédactions.

Quels sont les usagers de cette information économique ?

Le public de l’information économique est très large et donc hétérogène et ne saurait se limiter à celui des titres spécialisés en micro ou macro économie. L’histoire de la presse économique révèle cette tension entre d’un côté une information exclusivement ou prioritairement tournée vers le management, les gros investisseurs, les acteurs de la finance (Financial Times) et, à l’autre bout du spectre, une information économique très orientée société, consommation, comme la pratiquent les médias de masse (TF1 ou Le Parisien), entre les deux se sont développés des médias tournés vers les cadres (Capital, L’ExpansionChallenges, etc.), les professions intellectuelles (Alternatives économiquesLe Nouvel économiste, etc.), comme vers les épargnants (Mieux Vivre Votre Argent). Les Échos, après l’apparition du concurrent La Tribune (années 80) adopte un positionnement permettant de fédérer les publics de dirigeants et de cadres.

Pourquoi les médias demeurent-ils un lieu stratégique pour ce type d’informations ?

La place des médias dans la production de l’information économique tient sans doute à la crainte du public d’être confronté à une simple démarche publicitaire émanant d’entreprises. En même temps, nombre de sources disponibles, notamment statistiques, sont difficiles à exploiter par les non-spécialistes. Par ailleurs, l’information économique intervenant toujours plus dans le débat public, et interférant avec le champ politique, il y a une demande forte de décryptage, interprétation, commentaire.

Comment caractériseriez-vous le processus de production de l’information économique par rapport à d’autres types d’information ?

Globalement, l’information économique révèle une contradiction forte entre la complexité ou technicité de la matière et le faible nombre de journalistes formés à celle-ci, ce nombre baissant même au cours de la dernière décennie (de 12% à 6%). Cette contradiction est liée au mode de recrutement des formations en journalisme, à la faible rémunération des journalistes (au regard des professions auxquelles accèdent les diplômés des formations économiques [universités, écoles de gestion, etc.]), et, enfin, au mode de recrutement des médias qui privilégient les profils généralistes.

De quelles compétences dépend, selon vous, la qualité de l’information économique ? Que pensez-vous de la formation dans ce domaine ?

Traditionnellement, la compétence des rédactions dans le domaine économique passe par la coopération de trois profils assez différents : 1) journalistes spécialisés formés à l’économie (facultés, écoles de gestion), 2) journalistes généralistes acquérant une spécialité économique au sein de leur rédaction, 3) spécialistes issus d’acteurs économiques (banques, consulting, etc.). C’est par exemple la composition d’une rédaction d’un quotidien économique comme Les Échos.

Face à l’évolution des modèles économiques et son impact sur les effectifs des rédactions et donc des services économiques (notamment la diminution du nombre de spécialistes en économie), la question se déplace vers celle de la relation/coopération entre journalistes et experts, extérieurs aux rédactions et sollicités occasionnellement ou régulièrement par les rédactions. Ici se pose la question de la formalisation des conditions de cette relation et la compétence qu’elle requiert chez les journalistes.

De fait, les formations au journalisme reconnues ne privilégient pas la spécialité économie et dispensent très peu de formations dans ce domaine. Une évolution pourrait intervenir, issue de rapprochement entre des écoles de gestion et de commerce (par exemple, HEC, ESC de Grenoble, etc.), des facultés d’économie (Paris Ouest-Nanterre, Dauphine) et formations au journalisme (IPJ, Institut pratique du journalisme) avec la création de masters de journalisme économique. Cependant, leur handicap est de ne pas figurer parmi les quatorze premières formations reconnues (bien que le rattachement de l’IPJ à Dauphine, marque une évolution, trop récente cependant pour en évaluer l’impact), ce qui montre que, globalement, cette situation ne joue pas, à ce jour, en faveur de la compétence économique des journalistes.

 

1.     Institut pour le développement de l’information économique et sociale

2.     Même si sa version française diffusée par satellite a été arrêtée.

                       3.       Cf. Rapport de l’IDIES : « La fabrique de l’information économique », p.14.