Emplois ou privilèges : Comment libérer le potentiel de l’emploi dans la région Mena ?
Auteur : WORLD BANK GROUP
Un rapport opportun pour comprendre les mécanismes qui empêchent l’épanouissement des économies d’une région où sont réunis trop de paradoxes. Les responsables politiques des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA) répètent sans cesse, vouloir stimuler la croissance du secteur privé et créer plus d’emplois. Ce discours se trouve pourtant aux antipodes des réalités économiques de la région où des systèmes de privilèges bien installés bloquent littéralement ces options. Le rapport de la Banque mondiale est fondé sur une étude réalisée par l’une de ses équipes de chercheurs et consultants, rendu public en l’automne 2014, il analyse les facteurs de la demande qui réduisent l’accélération de la création des emplois et leur lien avec les défaillances de la compétitivité et les privilèges qui bénéficient à certaines entreprises.
Focalisé sur les pays importateurs de pétrole dans la région MENA, la plupart des analyses de ce rapport excluent les pays du Golfe et autres grands exportateurs de pétrole et de gaz. Le modèle et les politiques spécifiques qui faussent les dynamiques des entreprises et de création d’emplois dans les pays exportateurs de pétrole de la région MENA pourraient être différents. Mais La capture des privilèges des politiques par les entreprises liées aux dirigeants politiques ou aux familles princières est une source de distorsion des politiques existant à la fois dans les pays importateurs et exportateurs de pétrole dans la région MENA. Ainsi les auteurs de ce rapport estiment que les principaux résultats et les implications politiques sont pertinents pour l’ensemble de la région.
Quels types d'entreprises créent-elles plus d'emplois dans la région MENA? Sont-elles différentes de celles des autres régions du monde ? Quelles sont les politiques dans la région MENA qui empêchent le secteur privé de créer plus d'emplois? Comment ces politiques affectent-elles la création de la concurrence et de l'emploi? Comment ces politiques sont-elles associées aux privilèges bénéficiant aux entreprises politiquement connectées?
La conjoncture politique a permis à l’équipe de recherche l’accès à des données souvent inaccessibles ainsi que la collecte de témoignages et d’informations de terrain de grand intérêt. Ce rapport atteste de l’impact durable des politiques conçues pour protéger les rentes de monopole de certaines élites dans la région. Il présente une analyse des effets négatifs provoqués par les privilèges accordés aux entreprises liées aux pouvoirs politiques. Recensant les distorsions qu’elles entraînent il démontre que dans la région , une entreprise connectée politiquement dans un secteur a de 11 à 14 % plus de chances d’acquérir des terrains de la part du gouvernement par rapport aux autres entreprises , un dirigeant d’entreprise connecté politiquement réduit la moyenne du temps d’attente pour l’obtention d’un permis de construire de 51 jours et que la prévalence des inspections par les services locaux est de 20% plus élevée pour les entreprises non connectées. D’ailleurs là où s’installent les entreprises connectées les investisseurs préfèrent ne pas y aller et l’entrée est de 28% inférieur par rapport aux secteurs non connectés !
Le premier chapitre analyse les dynamiques et les facteurs déterminants de la création d’emplois dans la région MENA et compare ces caractéristiques à celles observées dans les économies en développement rapide et les pays à revenu élevé. Un premier constat est la faiblesse de la croissance de la productivité dans la région par rapport aux autres régions du monde sur toute la période de la vingtaine d’années précédente.
Le changement démographique représente environ 50 pour cent de croissance du PIB réel global par habitant au cours des 20 dernières années, lequel taux est le plus élevé du monde. La plupart des pays de la région ont fait l'expérience de changement structurel en matière d’emploi en raison d'un déclin de la part du travail agricole.
La croissance de la productivité globale a cependant été, la plupart du temps, entraînée par la croissance de la productivité à l’intérieur des secteurs, lesquels comparativement demeuraient toutefois à la traîne par rapport à d'autres régions du monde.
L’analyse des données recensées montre que la plupart des travailleurs de la région MENA sont employés dans les petites entreprises à faible productivité. Les secteurs privés des pays de la région MENA se caractérisent par de faibles chiffres d’affaires et la lente croissance de productivité. Cela s’explique par une combinaison de facteurs intra-entreprise et une mauvaise répartition du travail et du capital entre secteurs. Selon les auteurs, la mauvaise réallocation des ressources au sein des entreprises et des politiques publiques de la région , handicape le développement de la compétitivité.
Et à travers l’examen de la croissance et des performances en matière d’emploi dans ces pays et en comparaison aussi avec les pays d’Asie de l’Est, on relève que les mécanismes de création d’emplois dans la région sont identiques à ceux qui s’opèrent dans d’autres régions de la planète et que celles-ci, comme ailleurs, reposent largement sur la création d’emplois par des entreprises jeunes et productives.
Au Liban, quelque 177 % de la création nette d’emplois entre 2005 et 2010 est le fait de petites start-up alors qu’en Tunisie, celles-ci ont créé 580 000 emplois entre 1996 et 2010, soit 92 % du total de la création nette.
Toutefois le rapport constate que la place de ce type d’entreprises reste faible dans le tissu global marqué par des entreprises peu dynamiques, souvent liées aux gouvernements, avec de faibles chiffres d’affaires et de faibles taux de croissance de la productivité.
En Égypte, 71 % des entreprises liées au pouvoir contre 4 % seulement des entreprises sans relations politiques commercialisent des produits protégés par au moins trois barrières à l’importation. En Tunisie, ce sont 64 % des firmes proches du régime et seulement 36 % des autres qui opèrent dans les secteurs peu ouverts aux investissements directs étrangers. En Égypte, la croissance de l’emploi diminue d’environ 1,4 % par an lorsque ces entreprises politiquement « connectées » font leur entrée dans de nouveaux secteurs qui auparavant étaient libres de toute influence politique.
Les règles en vigueur tendent davantage à protéger les initiés bien établis qu’à encourager de nouvelles entreprises. En moyenne, 6 entreprises à responsabilité limitée sont créées par an dans la région pour 10 000 personnes en âge de travailler. Un chiffre à comparer aux résultats de 91 pays en développement (20/10 000) et, surtout, à ceux du Chili (40/10 000) et de la Bulgarie (80/10 000).
Au lieu d’occuper des emplois qualifiés et hautement productifs, à l’instar de ce que peut offrir l’industrie du logiciel, les demandeurs d’emploi relativement instruits sont contraints de gâcher leur talent dans des métiers peu productifs, où les perspectives de carrière et de rémunération sont limitées. Pénalisées par des obstacles culturels, les femmes de la région MENA affichent les taux de participation à la population active les plus faibles du monde, le rapport présente notamment le cas du Maroc à ce propos. Les résultats montrent que le changement structurel n'a pas profité de la même façon aux femmes et aux hommes. Les communications et les finances et l'immobilier comme secteurs à forte productivité ont augmenté la part de l’emploi pour les femmes et les hommes, mais le nombre de nouveaux emplois dans ces secteurs est très faible en proportion et il bénéficie principalement aux femmes et aux hommes instruits et citadins. Le fait est qu’au Maroc environ 60 pour cent des femmes de la population active travaillent dans l'agriculture -la quelle représente 39% des emplois - plus de 77 pour cent d'entre elles comme aides familiaux, et 44 pour cent à temps partiel.
Le chapitre 2 se penche sur l’influence de diverses politiques publiques mises en œuvre dans les pays de la région MENA en matière de concurrence ; il met en relief l’impact qui en découle sur le plan de la dynamique des entreprises et de l’emploi.
Ces politiques prennent des formes différentes selon les pays et les secteurs mais partagent plusieurs caractéristiques communes: Ces politiques apportent des handicaps au libre accès au marché intérieur, excluent certaines entreprises de programmes gouvernementaux, augmentent le fardeau réglementaire et des incertitudes pour les entreprises non connectées, protègent certaines entreprises et secteurs de la concurrence étrangère sur le marché local , et découragent les entreprises nationales d’aller à la concurrence sur les marchés internationaux.
Le rapport définit les entreprises gazelles au Maroc comme étant celles ayant au moins 10 employés et dont le nombre d’emplois est doublé chaque 4 années d’exercice. A ce propos, 34% de ces gazelles n’ont finalement que quatre ans d’âge, et 55 % d’entre elles ont moins de dix ans d’existence. Les Gazelles par la création nette d'emplois dans le secteur manufacturier au Maroc ont compensé les emplois détruits dans tout le secteur industriel formel. Mais la situation est assez complexe, la croissance de l'emploi est la plus forte dans les quatre à cinq premières années suivant l'entrée en activité et tend à se stabiliser par la suite. En Jordanie, les établissements de tous les secteurs économiques non agricoles doublent leur taille dans les cinq premières années de leur activité, au Maroc les entreprises industrielles sont 1,7 fois plus grande sur la même période.
Parmi les pays non membres du CCG, la Tunisie et le Maroc avaient le plus haut taux d'entrée aux secteurs économiques par habitant; l’Algérie, l'Irak, l'Egypte, la Syrie le plus bas. Les densités d'entrée dans de nombreux pays en développement à croissance rapide comme la Serbie, le Brésil, la Croatie, le Chili, et la Bulgarie sont pourtant entre deux et huit fois plus élevées qu'au Maroc et en Tunisie (les Deux pays non-GCC de la région MENA avec la plus grande entrée densités).
L’efficacité de la répartition des ressources est par ailleurs plus faible au Maroc et en Egypte qu'au Chili, la Colombie, ou l’Indonésie.
Le chapitre 3 revient sur les politiques industrielles mises en place dans la région MENA par le passé et met ces expériences en parallèle avec celles de pays d’Asie de l’Est. Les nuances se présentent comme suit : Les politiques engagées en Asie ont généralement été liées à des performances et résultats, ainsi qu’à des moyens et des systèmes d’évaluation, ce qui manque aux politiques dans la région Mena. En outre, les politiques asiatiques étaient favorables à une concurrence transparente pour tous, une égalité de chances dans l’accès aux marchés locaux et des incitations pour aller vers des marchés extérieurs.
Dans le cas marocain par exemple il cite le manque de transparence, les contraintes règlementaires, juridiques et fiscales imposées aux entreprises et dont les startups et les entreprises jeunes et productives souffrent en particulier. Ce constat se renforce à travers des comparaisons avec d’autres régions, en particulier l’Asie de l’Est et la Turquie voisine ainsi que les enquêtes de terrain parmi les entrepreneurs. Citant l’expérience marocaine et le programme émergence le rapport note l’absence de réformes administratives d’accompagnement des programmes industriels ; ainsi que la faiblesse des moyens engagés par l’Etat en comparaison avec les programmes des pays asiatiques en la matière.
Ce chapitre s’interroge sur les causes qui ont fait réussir l’expérience coréenne dont le décollage s’est effectué relativement dans des conditions similaires à celles des pays de Mena. Il semble ainsi que plusieurs facteurs ont joué en faveur de la mutation coréenne, en premier le choix de l’Etat de soutenir des activités nouvelles au niveau productif n’existant pas auparavant. Figure en second lieu le fait que le soutien était fermement lié pour tous -y compris pour les proches au pouvoir- au critère des performances à l’export. Par ailleurs l’Etat coréen a entrepris des réformes administratives et organisationnelles fermes au niveau des administrations et des secteurs public et privé pour appuyer les politiques industrielles. Enfin, autre indicateur, les grandes entreprises coréennes publiques et privées ont assisté également le secteur privé dans ces politiques. On peut résumer cela par la présence d’une volonté politique convergente chez tous les intervenants, ce qui semble faire défaut dans la région.
Le chapitre 4 explicite comment les privilèges et avantages des politiques économiques finissent par être accaparées par une minorité de bénéficiaires connectés au pouvoir politique et comment les privilèges conférés à ces entreprises aboutissent à des distorsions qui sapent la concurrence et entravent la croissance du secteur privé et des emplois dans la région MENA.
L'accès limité au financement externe réduit la croissance de la productivité parmi les entreprises manufacturières les plus grandes et âgées au Maroc.des charges administratives excessives, moins de transparence et de prévisibilité des autorités fiscales, plus d'obstacles dans le système judiciaire, et des niveaux de corruption élevés et moins de concurrence nationale réduisent les opportunités de croissance pour les jeunes petites entreprises au Maroc. La période de croissance sans emploi au cours de la dernière décennie semble liée aux contraintes rencontrées par les jeunes entreprises, ayant un potentiel de croissance élevé.
Plus de 50 pour cent des entreprises interrogées de la région Mena considèrent l'incertitude politique économique et réglementaire comme un obstacle à la croissance de leurs entreprises, et presque 35 pour cent la considèrent comme «grave» ou qualifie d’obstacle «majeur».En vérité, c’est la question de la mise en application des politiques publiques qui perturbe le plus les promoteurs, pas les politiques en elles mêmes. Et ce sont ces questions qui amènent les connections politiques ou les déploient.
Les exemples flagrants de cette situation sont apportés par les cas égyptien et tunisien.
Les privilégiés sont soustraits à la compétition à travers la mise en place de nombreuses barrières d’accès, et parmi les aspects cités pour l’ensemble de la région on trouve l’application discrétionnaire sur le terrain par les gouvernements de leurs politiques publiques en matière économique.
Concernant les effets de ces politiques on s’aperçoit que les moyennes et grandes entreprises liées au pouvoir politique et qui monopolisent les privilèges finissent par ne créer que peu d’opportunités d’emploi, alors que les petites entreprises non connectées et employant une certaine main d’œuvre productive , harcelées par les différentes barrières immigrent vers l’informel .Une analyse qualitative d’ensemble montre que les outils dissuasifs en usage sont surtout des mesures étatiques non tarifaires et la corruption qui leur est liée.
Le rapport s’achève sur la proposition d’une feuille de route pour le système de prise de décision en matière de politiques économiques ainsi que les principaux domaines et axes de réforme à inscrire au programme d’action pour le développement du secteur privé et de l’emploi dans la région MENA.
par : Bachir Znagui