Egalité économique entre hommes et femmes ?
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Egalité économique entre hommes et femmes ?

Sur plus d’une décennie, le Maroc a connu au sujet de l’égalité économique entre hommes et femmes, deux trajectoires opposées. Sur la forme, il a accumulé les lois et les engagements. Ainsi, en janvier 2001, la circulaire du premier ministre incite à promouvoir l’accès des femmes aux fonctions de haut niveau de la fonction publique. En 2004, le code du travail consacre plusieurs articles à la lutte contre les discriminations sexistes dans l’accès à l’emploi et au sein de l’entreprise. En 2011, la Constitution consacre les principes universels d’égalité, et spécifie l’égalité des citoyens et citoyennes sur le marché du travail. Parallèlement, l’Etat marocain a multiplié les engagements faisant foi de sa détermination contre toutes formes de discrimination, notamment par la ratification de la CEDAW et la levée des réserves en 2011, et en vue de promouvoir l’autonomisation des femmes dans le cadre des OMD.

Paradoxalement, cela n’a eu aucune incidence sur le fond. Ainsi, le degré d’intégration économique des femmes, et partant de là, leur propension à l’autonomie, l’émancipation et la négociation de leurs droits, est en chute libre, pour ne pas dire qu’elle s’est nettement détériorée. Un chiffre en atteste. Il a trait au taux de participation des femmes au marché du travail, qui a dégringolé de 30% en 1999 à 25% en 2012, et ce en dépit de deux facteurs qui auraient pu laisser croire à une tendance inverse : l’amélioration de la scolarisation des filles et la baisse notoire de la fécondité.

Cela prouve, de toute évidence, que le temps juridique et le temps sociologique sont loin d’être synchronisés, mais montre surtout l’inefficience des politiques sociales et économiques menées sur le terrain. Cela est d’autant plus patent que ces performances situent le Maroc, selon l’indice d’écart de genre du Forum Economique mondial (FEM) de 2012, au 128ème rang sur 135 pays sur le plan de la participation économique des femmes et le relègue à la 12ème  place sur les 15 pays de la région MENA couverts, devançant à peine l’Arabie Saoudite, la Syrie et le Yémen. A titre comparatif, notons que la moyenne mondiale de l’activité féminine est de 51%, et que dans l’Afrique subsaharienne les taux de participation des femmes dépassent les 60%.

Ce décalage au Maroc entre le cadre législatif et la réalité concrète de tous les jours nous oblige à regarder de plus près les barrières d’accès des femmes au travail, à l’équité salariale, à l’entrepreneuriat et aux postes de responsabilité, tout comme elle nous incite à interroger les raisons multiples et différenciées qui maintiennent la discrimination, la domination masculine, la hiérarchisation des secteurs d’activité et la précarisation des femmes à faible revenu.

Pour cela, nous favoriserons une démarche pluridisciplinaire, partant des dernières données statistiques officielles disponibles, puis chercherons à les nuancer et les étayer à partir de précisions sociologiques tirées du terrain, ainsi que de constats politiques et de témoignages d’acteurs et d’observateurs avertis. Une fois le diagnostic établi, nous en déduirons quelques orientations et recommandations clés qui abordent le problème dans sa globalité et interpellent les différents maillons de la chaîne (l’Etat, l’administration, les partis, le privé, la société civile et les structures de veille).

Les manifestations du recul  de l’egalite économique

Si le taux de participation économique des femmes qui est de 25% est déjà assez alarmant, il est nécessaire de le décomposer, selon plusieurs critères sociodémographiques, pour mieux éclairer les zones d’ombre qu’il masque à peine.

Le rural, une logique à part

Alors qu’elles représentent, officiellement, à peine 18% de la population féminine en âge d’activité dans le milieu urbain (l’un des pourcentages les plus bas dans le monde), les femmes participent économiquement à hauteur de 36% dans le rural. Il est d’ailleurs important de noter que six femmes sur dix recensées en activité au niveau national sont dans le secteur agricole. Or, seules 10,6% de ces femmes sont exploitantes agricoles, donc susceptibles d’avoir une certaine autonomie. Si le but est d’appréhender à quel point l’accès à l’emploi est émancipateur et non aliénant, pour les femmes au Maroc, il est clair que des chiffres aussi globaux peuvent être trompeurs. Regardons de plus près ce que ces taux clivés referment comme logiques distinctes.

Dans le rural, 74% (presque les trois quarts) ont accès au marché de travail à moins de 15 ans. Elles ont travaillé à un âge précoce qui les a privées de leur scolarité. Trois quarts des femmes actives en milieu rural sont d’ailleurs analphabètes. Ce type d’activité  «forcée», car très fortement concentrée dans les activités agricoles (94%), est effectué dans 87% des cas sans aucun contrat et pour trois femmes sur quatre sans aucune rémunération. L’activité des femmes dans ce contexte ne peut pas traduire une forme d’émancipation.  C’est au contraire un facteur qui participe à les maintenir dans une situation de vulnérabilité et de faiblesse vis-à-vis de leurs parents et puis dans leurs rapports avec leurs époux.

Contrairement au milieu rural, où les femmes sont appelées très tôt à travailler, où l’enjeu majeur est le développement de la scolarisation des filles et la lutte contre la précarité, en ville, seules 5% des femmes ont des emplois non rémunérés. Par ailleurs, 63% des femmes urbaines ne commencent à exercer une activité professionnelle qu’après l’âge de 20ans. En gros, statistiquement, les femmes employées en ville sont essentiellement alphabétisées. Elles occupent des emplois rémunérés, principalement dans les activités de services et plutôt dans le secteur privé. Concentrons-nous, donc, sur cette réalité urbaine plus complexe que les chiffres officiels pris au niveau national peinent à décrire de manière fiable. 

Accès au travail, chômage et inactivité

En milieu urbain, les femmes sont deux fois plus exposées au chômage par rapport aux hommes (21% comparativement à 11%). La durée moyenne de chômage est aussi plus longue pour les femmes. Elles sont 75% à chômer plus de 12 mois (chômage de longue durée) contre 60% seulement pour les hommes. Avec le temps, il s’avère, d’après des enquêtes menées à Casablanca, que les femmes à la recherche d’un emploi perdent la «volonté» d’avoir une carrière professionnelle et leurs compétences se déprécient au fil du temps et finissent par opter pour l’inactivité. Il est à noter, d’ailleurs, que contrairement à plusieurs pays, le Maroc n’intègre pas dans ses statistiques et, de là, ses politiques publiques, le chômage de longue durée comme facteur décourageant pouvant pousser les concernés à l’inactivité. S’ajoute à cette donne objective, le sentiment encore diffus et persistant que le chômage féminin n’en est pas vraiment un, vu que juridiquement, selon le code de la famille, c’est l’homme qui « doit subvenir aux besoins … » et que la femme « peut contribuer … ». Autant dire que son travail est perçu comme un élément d’appoint, non une activité à part entière.

Ainsi, au-delà des taux d’activité, une attention particulière doit être accordée aux conditions d’exercice de l’emploi féminin et les circonstances d’insertion des femmes dans le marché de travail. A ce niveau, trois faits majeurs méritent d’être pointés du doigt.

Le premier concerne les conditions d’exercice des femmes de leur emploi dans le cadre du marché formel, qui compte dans l’ensemble une population de pas plus de 2 millions d’individus (affiliés à la CNSS) contre 10.5 millions recensés en activité professionnelle. Parallèlement, en matière de rémunération, à postes égaux, les femmes urbaines touchent, selon les estimations des Cahiers du Plan, 27% moins que leurs homologues masculins, voire  36% de moins selon les chiffres de 2012 de l’Indice d’écart de genre du FEM.

Le deuxième fait qui mérite d’être soulevé a trait à la division sexuelle du travail qui fait que les arbitrages faits par les hommes et les femmes diffèrent. Les premiers choisissent entre travail rémunéré et les loisirs, alors que les secondes cumulent, dans la plupart des cas, travail rémunéré et travail domestique. Ainsi, une enquête sociologique récente sur l’espace public et l’espace privé, montre que pour beaucoup de femmes, il y a un amalgame entre les deux.

Le troisième fait est en rapport à la catégorie qualifiée de femmes chefs de ménage  par la nomenclature statistique. Certes, les chiffres disent qu’elles représentent 19% du lot (20,8% au niveau urbain et 16.1% en milieu rural). Mais ces chiffres à eux seuls masquent la réalité, puisque 54% d’entre elles sont veuves, 12% divorcées et 6,5% célibataires. Par ailleurs, les enquêtes sociologiques révèlent deux faits contradictoires: plusieurs femmes ayant réellement le pouvoir économique du foyer ne se déclarent pas comme tels, et d’autres, tout aussi nombreuses, dont le mari est au chômage, reconnaissent que leur activité est transitoire, en attendant que l’époux trouve un emploi stable.

Le poids du statut matrimonial 

En ville, les chiffres relatifs au lien entre situation matrimoniale et emploi sont très parlants. Les femmes divorcées et célibataires ont beaucoup plus tendance  à exercer une activité professionnelle par rapport à celles qui sont mariées. Nuance, les veuves travaillent moins que les femmes divorcées, soit que le veuvage intervient à un âge avancée soit que les veuves sont prises en charge par leurs enfants ou à travers un héritage qui leur permet de subvenir à leurs besoins sans devoir travailler. Autre nuance, le taux d’activité passe de 22% pour les femmes sans enfants à 7,4% pour les femmes qui ont trois enfants et plus.

Concernant l’effet visiblement dissuasif du mariage sur l’activité économique des femmes, il est important de corréler cela aux chiffres officiels sur la structure des ménages. Or, le HCP ne met pas à disposition des données détaillées sur la composition des familles selon les taux d’activités de leurs membres. Est ce que les femmes qui sont dans l’inactivité ont des enfants en bas âge ou pas?  Est-ce que les taux d’activité des femmes augmentent lorsque les enfants grandissent ?

Par contre, des enquêtes de terrain montrent que ce sont davantage les maris et les patrons, machistes, que les enfants qui retiennent les femmes mariées à la maison. Sur ce côté plus intime du cycle de vie des femmes, il est clair que la tension entre le travail et la vie familiale est subie par les femmes et non gérée au niveau du ménage. Ce qui amène parfois des femmes, déclarées inactives, et ne pouvant se payer le luxe de s’arrêter de travailler, à faire chez elles un travail faiblement rémunéré pour survivre. Or, cette domestication du travail, assez répandue selon les enquêtes sociologiques menées à Casablanca, passe, hélas, entre les mailles des gros filets des approches de mesure des enquêtes statistiques nationales.

Le diplôme : affranchissement ou frein ?

Le diplôme est de toute évidence un marqueur social différenciateur. Or, là aussi, les chiffres sont alarmants. Ainsi, les sans diplôme comptent pour 55% des femmes actives urbaines mais dans cette catégorie, elles sont dans 9 cas sur 10 femmes au foyer. Celles qui ont un diplôme de l’enseignement supérieur, par contre, ne représentent que 13% des femmes actives et se mettent dans environ 5 cas sur 10 (51.6%) sur le marché du travail. Mais 37% seulement d’entre elles arrivent à décrocher un emploi alors que 15% restent en chômage.

Il est clair que le fait de poursuivre des études supérieures est plus émancipateur mais le taux des femmes qui y parviennent est encore très faible. Et même si les femmes hautement diplômées ont plus de chances de s’en sortir, elles butent sur un taux de chômage parmi leur catégorie, largement plus élevé (27.6% contre 14% pour les hommes). A l’arrivée, les données structurelles révèlent un faible degré d’autonomie des femmes par l’économique, puisque, globalement, au niveau urbain, 7 femmes sur 10 sont peu ou pas qualifiées, 3 femmes actives sur 4 sont sans diplôme, 80% de celles qui travaillent sont salariée, 15% sont indépendantes et seules 9.000 entreprises sont gérées par des femmes, soit à peine 10%. Notons, au passage, que la plupart d’entre elles y parviennent essentiellement à travers la sphère familiale et que la proportion des femmes qui ont accédé à de telles positions par leur effort personnel reste très limitée.

Secteurs : liens entre féminisation et précarisation

Pour nuancer davantage le tableau et affiner le diagnostic, il est important de zoomer sur les secteurs d’activité. Cela permet de confirmer davantage le constat de faible autonomisation par le travail. Le taux de féminisation de la fonction publique civile, dans sa globalité, est de 31% en 2012. Ce taux a très peu évolué puisqu’il était de 29% en 2003. Cela prouve que l’Etat, même si engagé formellement dans une politique « genre », ne donne pas le bon exemple et reste très timide dans sa politique de recrutement des femmes.

Le taux de féminisation le plus élevé se trouve dans le département de santé avec 53% (ce qui exprime une présence des femmes légèrement plus élevée que celle des hommes). Ce même taux baisse à 36% dans l’éducation nationale, 35% dans le département de la justice et 29% dans l’enseignement supérieur. Les femmes restent par contre très peu représentées dans le département de l’intérieur (synonyme d’autorité) avec un taux de 8.6%. En gros, le taux de féminisation des professions «Elus, Hautes fonctions et Directeurs» au Maroc est de 13%, ce qui le classe à la 98ème  place mondiale d’après l’indice d’écart de genre du FEM.

Nous ne disposons pas, hélas, d’une enquête nationale couvrant les différents secteurs d’activités à même de nous donner une vue d’ensemble sur l’importance du phénomène de la discrimination salariale des emplois féminins. Mais globalement et au vu des différents travaux de recherche menés dans ce sens, il s’avère que les secteurs d’activité qui connaissent une nette féminisation sont les plus exposés à la discrimination soit par la sous-rémunération ou la dévalorisation du travail féminin ou par une faible protection des droits, notamment à cause de l’absence de conventions collectives. Ceci est le cas de secteurs, fortement exposés aux aléas de la mondialisation, flexibilisés à souhait, comme le textile et l’habillement, l’agroalimentaire et les services.

Les explications d’une dynamique contradictoire

Il ressort de ce diagnostic économique que le Maroc, contrairement à plusieurs expériences d’autres pays, n’a pas réussi à refaire son retard sur ce chapitre. Les femmes restent concentrées dans des activités peu valorisantes sur le marché de travail. Elles sont victimes de la discrimination salariale. Celles qui ont reçue une éducation sont plus exposées au chômage. Les entreprises privées respectent très faiblement les engagements contenus dans le code de travail. La fonction publique reste très peu féminisée et l’accès des femmes aux postes de décisions très limité. Or, avant de présenter des recommandations et orientations permettant de combler ou du moins amenuiser l’écart de genre qui se creuse, il est important de pointer les différents coins aveugles qui expliquent cette situation.

Le rapport idéel à la loi

Le rapport à la loi est ambivalent, par essence. D’un côté, on le sait, la société ne change pas par décret. Et d’un autre côté, il est nécessaire de mettre en cause l’inégalité sur le plan juridique, pour tenter de briser la «domination masculine» véhiculée par des modes informels de régulation. Or, que remarquons-nous, au Maroc? L’existence, certes, d’un arsenal juridique de plus en plus conforme aux normes internationales (lire ci-dessus) et l’inexistence de mécanismes de mise en application de ces règles dans un contexte qui résiste fortement à ces types de changement touchant à des normes sociales fortement ancrées.

A titre d’illustration, deux faits majeurs démontrent cet état de fait. Dans le secteur privé, malgré les dispositions anti discriminatoires du code du travail, les inspecteurs censés, au nom de l’Etat régulateur, veiller à leur application, sont non seulement en sous effectif mais ne les intègrent même pas dans leur grille de contrôle. Dans la fonction publique, la circulaire du premier ministre datée de janvier 2001, a beau insisté sur la promotion des femmes aux postes de responsabilité, aucun monitoring n’est mis en place pour vérifier l’application de cette règle et même quand des femmes y accèdent, l’accès aux primes, aux déplacements et à l’intérim leur est souvent contestée et refusée par la concurrence masculine, largement dominante.

Les limites des politiques publiques

Pour sortir d’un débat stérile sur les lois et les principes, il est nécessaire de regarder concrètement du côté des politiques publiques susceptibles de transformer la donne de l’égalité économique dans les faits. Sur ce point, il est clair que l’appréhension de la question de l’égalité est biaisée à deux niveaux. Financièrement, elle est traduite à travers le budget genre sous forme de mesures procédurières, partielles et parcellaires, sans incidence réelle sur le rééquilibrage des ressources humaines. Dans les faits, hormis le fait de créer techniquement une colonne de plus dans les critères de calcul intra-administratifs, cette approche n’a produit aucun effet tangible sur les indicateurs clés du marché du travail y compris au sein de la fonction publique.

Administrativement, la conciliation entre vie professionnelle et familiale n’est aucunement prise en charge par les politiques publiques, alors qu’elle fait l’objet au niveau international de mesures incitatives multiples et différenciées dans plus d’un quart des pays couverts par le FEM dans son rapport sur les inégalités de genre. La garde des enfants, soit dans des structures publiques, privées ou à domicile est subventionnée et encouragée. Or, en absence de modes de garde des enfants en bas âge accessible et de bonne qualité, de nombreuses mamans n’arrivent pas à concilier entre le travail la vie de famille. Politiquement, les structures de formation et d’insertion professionnelle n’intègrent aucun critère « genre » pour agir en amont sur les inégalités et pouvoir les pallier par des politiques volontaristes. Par exemple, les politiques actives de l’emploi (via l’ANAPEC) ne prennent pas en compte la dimension genre, alors que nous l’avons vu le chômage des femmes urbaines est de loin supérieur à celui de leurs vis-à-vis masculins.

Structures macroéconomiques pénalisantes

En gros, c’est dans la traduction concrète des principes en actes que le bât blesse. Il suffit d’ailleurs de voir le faible taux de féminisation de l’administration publique (31%) et surtout le taux encore marginal des femmes aux postes de responsabilité (7,8%) pour réaliser que l’Etat marocain est loin de donner le bon exemple. Sur ce chapitre, il n’est pas inutile de rappeler que le gouvernement actuel pèche en termes de représentativité féminine puisqu’un seul portefeuille est attribué à une femme avec, en plus, très peu de ressources humaines et financières et un poids marginal sur la politique du gouvernement..

Vu à partir du secteur privé, la situation n’est pas plus rose. En rapport avec l’accès des femmes à l’autonomie économique, les politiques mises en avant, durant la dernière décennie, sont plutôt pénalisantes. Ainsi, les trois piliers de cette politique, à savoir le micro crédit (qui a surtout bénéficié aux femmes), les activités génératrices de revenus (AGR) et l’économie sociale encouragée par l’INDH ont très vite atteint leurs limites. Les trois constituent, in fine, des formes d’intégration par le bas qui ne donnent pas lieu à une intégration émancipatrice. Il s’agit, dans ces cas là, d’insertions subies, qui pallient maladroitement la pauvreté, non des intégrations choisies, qui permettent d’en sortir.

Par ailleurs, nous ne trouvons pas de traduction de la politique genre, claironnée par le gouvernement, dans des plans stratégiques de secteurs à forte valeur ajoutée. Ainsi, ni le plan Maroc Numeric 2013 ni celui d’Emergence n’intègre un critère de quota féminin pour contraindre à l’intégration économique des femmes par le haut. De manière plus macro, le gouvernement ne dispose d’aucun outil de veille ou de monitoring global pour corriger des défaillances aussi flagrantes.

Féminisme d’Etat et émiettement de l’activisme féminin

Il est clair que la question de l’égalité hommes-femmes ne peut progresser d’elle même, naturellement, sans pression politique. Or, que s’est-il passé, depuis une décennie ? Le Maroc est passé d’une phase de forte mobilisation citoyenne qui a culminé au moment des deux marches concurrentes des conservateurs à Casablanca et des progressistes à Rabat en 2000, puis l’arbitrage royal et l’adoption de la Moudawana, à une nouvelle phase, moins engagée, de féminisme d’Etat qui est devenu le moteur de cette égalité. Cela a peut être produit des textes de loi, des réglementations et des engagements somme toute nobles, mais très peu de résultats sur le terrain, faute de relais et de mobilisation suffisante, du côté des partis politiques et de la société civile.

La force motrice qui a permis durant les années 90 de forcer la donne provenait essentiellement d’une société civile compacte, politiquement efficace, avec une forte dose de lobbying. Depuis que l’Etat a récupéré l’initiative, l’activisme féminin s’est émietté, se cantonnant à des questions sectorielles, régionales ou d’appoint (ex : affaire des Soulalyates) avec très peu d’agrégation et de mise en réseau pour peser sur la donne politique. Aussi, se pose, de plus en plus pour les associations féminines, une question lancinante : comment faire, alors que de tels reculs sont observés, pour préserver leur intégrité et agir sur les décisions susceptibles de conduire au changement social ?

Si de telles associations ont tout de même un capital social qui leur permet d’envisager une mue stratégique et une relance du lobbying, du côté des partis politiques, la donne est plus compliquée. En effet, il s’avère que malgré le quota, initialement salué comme une avancée importante, les structures partisanes, toutes tendances confondues, peinent ou résistent à avoir une masse critique de présence féminine en postes de décision, locale et nationale. Ce qui nous amène à interroger des formes de résistance plus profondes, sociales, culturelles, qui contribuent à cette situation d’inégalité.

Réalités socioculturelles pesantes

Culturellement, très peu d’études exhaustives ont été menées afin de déterminer avec justesse les raisons de discrimination économiques imputables aux normes sociales discriminatoires et les préjugés sexistes, aux habitudes ancrées et autres considérations liées au patriarcat. Par contre, quelques faits concomitants, relevés dans des études partiellement liées au sujet, peuvent nous servir d’indices à prendre en compte.

La première donne concerne les valeurs sexistes, diffusées via les différentes structures de socialisation, que ce soit les manuels scolaires, les feuilletons télévisées, la profusion de médias à connotation prédicatrice, l’absence de contenu pédagogique fonctionnel dans les programmes d’alphabétisation sur déterminés par le lieu rituel de la mosquée où elles sont majoritairement véhiculés, et puis dans la vie courante via les interactions informelles entre patrons et salariées au sein de l’usine et du lieu de travail en général, qui mettent davantage en avant le caractère reproductif de la femme au détriment de sa fonction productive dans l’économie.

La seconde a trait aux pratiques, relevées sociologiquement, chez les femmes employées à Casablanca, qui cachent leurs revenus ou les thésaurisent, et qui révèle une culture de méfiance dans les rapports hommes-femmes. Et la troisième, relative aux mentalités conformistes, où l’on retrouve, selon l’enquête nationale menée parle HCP entre juin 2009 et janvier 2010, que 13% de femmes ne sont pas libres de s’habiller selon leur choix ou encore que 27% doivent cesser de travailler. Chose qui corrobore autrement le lien dissuasif du mariage sur l’activité économique des femmes.

Une autre enquête menée parallèlement par le HCP sur la violence à l’égard des femmes montre que 63% des femmes (âgées de 18-64 ans) ont subi une certaine forme de violence durant les 12 mois précédant l’enquête, dont 48% une violence psychologique, et 15% une violence physique ; ou des atteintes à leur libertés individuelles (31%). D’où l’appréhension de certaines femmes ou de leurs maris / parents, dans certains quartiers et certaines classes défavorisées  à s’aventurer hors de chez elles pour travailler.

Orientations et recommandations

Que faire ? Comment rattraper le retard ? Quelle priorisation faire entre les actions à mener ? Et quelle stratégie adopter pour donner une cohérence à l’ensemble ?

Le référentiel culturel, juridique et religieux

Du point de vue du référentiel, il est de la responsabilité de tous d’ouvrir un large débat afin de :

  • Tenir compte des interprétations les plus avancées et les plus courageuses en matière religieuse pour débarrasser les manuels et autres supports qui façonnent les esprits d’archaïsmes qui confortent les stéréotypes patriarcaux et entravent le passage à la modernité.
  • Cesser de cantonner la question du genre à une affaire subsidiaire de femmes et l’aborder comme le socle du projet de société, basé sur l’égalité hommes-femmes, avec ce que cela suppose comme amendements de lois (code de la famille et code de travail) où la hiérarchisation est encore de vigueur.
  • Reconsidérer la notion de travail, pour qu’elle englobe la dimension domestique, non marchande, et pour qu’elle implique dans le temps domestique, la famille, et pas seulement la femme.

La responsabilité de l’Etat

De manière plus opérationnelle, il incombe à l’Etat de mettre en place une stratégie nationale de l’emploi inclusif de toutes les catégories sociales, avec une politique volontariste en faveur de l’égalité économique hommes-femmes. Cela peut se traduire par des incitations fiscales pour le privé, des quotas de formation et d’auto-emploi, ou encore une politique adaptée en matière de prise en charge de la famille de la garde des enfants.

De manière plus urgente, l’Etat est appelé à veiller à l’efficience des lois. Cela se traduirait en amont par la mise en place d’une inspection de travail fléchée genre, et par un tableau de bord assurant le monitoring des critères d’embauche, de promotion et de rémunération pour corriger les déficits à temps, en aval. Le gouvernement pourrait, ainsi, mettre en place des mesures qui visent à instaurer la parité (un quota ou voire une discrimination positive) dans l’accès aux emplois publics, aux postes de responsabilité et aux conseils d’administration des entreprises et établissements publics.

Le gouvernement en concertation avec les associations professionnelles peut mettre en place un « label genre» (de façon similaire au label de la responsabilité sociale de l’Entreprise de la CGEM).  La prise en compte de la dimension genre est en effet une dimension importante de la responsabilité sociale des entreprises. Le label genre, s’il donne droit à une facilité d’accès aux marchés publics ou à un traitement fiscal ou administratif favorable peut avoir des effets significatifs sur la politique de recrutement, de rémunération et de promotion au sein des entreprises.

La dynamique sociétale

Si l’Autorité pour la Parité et la Lutte Contre Toutes Formes de Discrimination est appelée à faire preuve de créativité et travailler pour concrétiser l’égalité économique homme-femme reconnue aujourd’hui dans la constitution, celle-ci ne pourrait se substituer à un lobbying sociétal fort et insistant, doté de données fiables afin d’influencer la décision politique.

En parallèle de cet engament sociétal sur le front des valeurs, il est important de faire pression pour une plus grande ouverture du monde du travail pour permettre un accès équitable et plus large aux différentes sphères, sans distinction de genre.

Les garde-fous de recherche et de veille

Ni le pression sociétale ni l’initiative de politiques publiques ne peuvent être justes et cibler les actions correctement sans structures de recherche et de veille qui les alimentent de données adaptées.

Aussi, le HCP est appelé à coupler ses études quantitatives par des panels qualitatifs permettant de mieux mesurer et appréhender les activités informelles ou invisibles à l’aune des statistiques agrégées.

Il doit aussi donner les chiffres d’emploi et chômage pour le ménage et pas pour les individus de façon séparée. Cela permet de vérifier si la décision de la femme de travailler, d’interrompre son travail à un moment de son cycle de vie ou encore de reprendre le travail est un choix individuel ou en lien avec la nature de l’activité de son mari.

Cet affinage des indicateurs doit se faire en concertation avec les chercheurs (économistes, sociologues, syndicats, patronat et association de la société civile).

 

 

Sources :

Haut Commissariat au Plan, "Activité, chômage et emploi: Résultats détaillés 2011"

Haut Commissariat au Plan, "Activité, chômage et emploi: (Trimistriel), Troisième trimestre 2012"

Haut Commissariat au Plan, "La Femme Marocaine en Chiffres: Tendances d'évolution des caractéristiques démographiques et socioprofessionnelles", 2012

Ministère de l'économie et des finances, "Rapport sur les ressources humaines dans la fonction publique", 2012

Ministère de l'économie et des finances, "Rapport sur le budget genre", 2012

World Economic Forum, "The Global Gender Gap Report 2012"