Driss Khrouz : L’entreprise ne crée pas le développement

Driss Khrouz : L’entreprise ne crée pas le développement

Parti de l’économétrie, vous vous intéressez plus tard au développement humain. Un parcours plutôt atypique pour un économiste. Comment passe-t-on de l’entreprise à l’Etat ? Et qu’est-ce que cela vous a appris sur le Maroc ?

 

J’ai en effet longtemps travaillé sur l’analyse des projets économiques. J’ai acquis la conviction qu’une entreprise intervient en aval du système politique. L’acteur principal dans une société, c’est l’Etat. L’entreprise ne crée pas le développement, elle crée des biens et des services. Ce qui crée le développement, c’est l’Etat. L’entreprise et ceux qui y travaillent apportent le capital et le savoir. Certes, l’analyse des projets mène à l’idée que pour produire, il faut développer l’entreprise. Mais je me suis rendu compte que l’entreprise ne peut être développée que dans un système épanoui, qui crée les conditions du développement. En gros, sans la démocratie, la liberté d’entreprendre est vaine.

Mais on l’oublie souvent, pour que le politique et l’économique soient au service du plus grand nombre, il faut régler le problème de la pauvreté. On ne peut pas créer la démocratie là où il y a de la misère. On ne peut pas dire aujourd’hui :

«Donnons la liberté, et demain donnons le pain». Si les gens ne sont pas éduqués, logés et s’ils ne vivent pas dans un minimum de confort, on en fait ce qu’on veut.  Pour moi, démocratie et développement vont de pair.

 

Depuis le programme d’ajustement structurel, on a le sentiment que ce sont les économistes qui déterminent la norme. Or, depuis 2008 et le début de la crise actuelle, on a l’impression que leur croyance aveugle dans la religion du chiffre ou leur «autisme» par rapport  à la complexité du réel nous conduisent vers des dégâts irréversibles. En tant qu’économiste hétérodoxe, comment expliquez-vous cette montée en puissance des économistes normatifs dans notre contexte ?

 

Il y a d’un côté la demande sociale et en face, l’offre d’expertise des économistes. A mesure que les besoins augmentent, il devient évident que l’être humain ne se contente plus de ce qui satisfaisait ses prédécesseurs. Prenons le cas du Maroc. Quelqu’un qui n’a pas de télévision, pas de réfrigérateur, qui ne consomme pas de Coca-Cola et dont les enfants ne portent pas de Nike, s’estime pauvre. Mais on n’est pas pauvre en soi, on l’est par rapport aux autres. Or, à l’ère de la globalisation et de la communication, la comparaison est partout de mise, entraînant une augmentation du seuil des besoins et donc des revendications. Parallèlement, les inégalités n’ont jamais été aussi fortes, la richesse n’a jamais été aussi visible et aussi ostentatoire. Tous ces éléments ont gravé dans le marbre le mythe de l’économie et de la richesse comme sources du bonheur.

A partir de là, la vulgate néolibérale n’a eu de cesse de dérouler son aggiornamento, laissant entendre que tout se développe à partir du marché. Or, ce dernier est totalement déformé et manipulé au Maroc. Il n’y a pas de marché puisque seuls les rapports de force déterminent les rapports économiques. Mais si l’accroissement de richesses ne s’accompagne pas de démocratie et de liberté, il génère des frustrations. Et ceux qui ne profitent pas du système, n’ont qu’une seule vision : le détruire.

Faisant fi de ces réalités, les économistes continuent de vendre leurs marchandises en clamant «Nous savons comment obtenir la croissance : il faut investir dans les biens complémentaires, dans les productions à haute valeur ajoutée, exporter ces biens car  plus on exporte, plus on vend et plus on vend, plus on peut produire... ». Vous connaissez la chanson.

 

Ils produisent leurs expertises dans le cadre du Consensus de Washington, un périmètre obsolète qui s’apparente à un souk où il y a  surenchère d’offres …

 

Ce Consensus s’est construit en référence à la Corée du Sud de Park et à l’Espagne de Franco, où les despotismes en place avaient préparé les conditions de leur propre dépassement. Or, cette «recette» ne peut fonctionner si l’Etat - comme c’est un peu le cas chez nous - est lui-même porteur d’un projet inégalitaire, où l’appartenance à l’élite se définit dès la naissance et où les privilèges se transmettent par les liens de sang. Dans de telles situations, il ne peut y avoir de transition vers un bien-être collectif. 

La plupart des économistes pensent en termes de modèles et d’équations et occultent totalement le fait qu’il y a derrière la consommation et la production un être humain qui ne peut être mis en équation. On ne peut pas dire à quelqu’un :

«Vous êtes libre de manger des cacahuètes, des spaghettis ou du caviar, libre d’acheter la voiture que vous voulez, libre d’avoir une villa ou un appartement… Mais tout ce qui est politique (la constitution, le Parlement) ne vous regarde pas». Ce n’est plus possible. Avec une décennie de retard, cette économie politique est aujourd’hui décriée car elle a méprisé l’humain en idéologisant l’économie, la liberté d’entreprendre, le mythe du manager, d’où l’apparition et la prégnance de thèmes comme ceux de la bonne gouvernance ou de la transparence. Ces nouveaux mythes ont été créés pour entretenir l’illusion de la liberté. On vous souffle à l’oreille : «Vous êtes libre de créer l’entreprise que vous voulez, d’investir où vous voulez, mais laissez tomber la politique, ils sont tous pourris». C’est un peu ça le travers de cet économisme, perpétuant l’idée selon laquelle la richesse fait le bonheur.

Pour d’autres, plus keynésiens, l’économie est politique, elle gère une cité et aujourd’hui, le monde. D’où les revendications, portées haut et fort par le Printemps arabo-berbère de 2011, d’avoir des acteurs économiques sous contrôle - a fortiori quand on produit pour la société. Mais le problème, c’est quand les économistes sont juge et partie, qu’ils déterminent ce qui doit être produit et ce dans quoi il faut  investir, tout en conseillant les institutions de l’Etat sur les choix à adopter. A ce moment-là, il y a connivence d’intérêts et absence de discernement politique.

 

Vous êtes ce qu’on peut appeler un moraliste critique déçu par les économistes.  Quelle distinction faites-vous entre la morale qui peut être transcendantale et l’éthique, plus fonctionnelle ? Et quel lien avec l’économie ?

 

Disons, moraliste et laïc, cela me sied mieux. Pour moi, la morale provient des équilibres qui se construisent au sein d’une société.  Ce n’est certainement pas une injonction qui dicte ce qui est bon et ce qui est mauvais. D’ailleurs, cela fait trente-cinq ans que je dis dans mes cours qu’il faut savoir respecter la loi et la critiquer. Si on viole la loi, il n’y a plus de société. Ce serait immoral. Mais pouvoir dire que la loi est ridicule est un gage de liberté et une preuve morale de la vivacité de la société. Le plus important est donc de pouvoir analyser les règles à l’aune de l’équilibre social et non à celui des intérêts d’un groupe ou d’un individu.

Alors quel lien, me direz-vous, avec l’économie ?  Pour moi, être économiste c’est comprendre à la façon d’un Samuelson, d’un François Perroux, comment un être humain, dans une société et une époque données, s’inscrit dans un corps sociétal. L’économiste ne peut pas être conformiste. Il ne peut pas considérer l’état des richesses et leur répartition actuelle comme une solution optimale, alors qu’il y a de la pauvreté, de l’analphabétisme, de l’injustice dans la répartition des revenus. Un économiste sait que le rôle d’un état régulateur et développeur est d’organiser, à travers des institutions, le marché et les moyens publics pour que les loups ne mangent pas les brebis et les agneaux.

 

Vous êtes militant et scientifique. En vous entendant parler, il est difficile de distinguer le savant du politique. Où situez-vous la frontière entre les deux ?

 

La frontière est pour moi philosophiquement importante mais socialement très complexe. Etre militant, c’est vouloir améliorer la société. En tant qu’économiste, je me rends compte que nous sommes dans des sociétés - et pas simplement la nôtre - où il y a encore une intériorisation des inégalités, des injustices et des rapports de force. Il y a des spoliations, sans même parler de la corruption.

 

A partir du moment où des mécanismes faussent le «jeu» de l’économie, j’estime qu’un économiste ne peut pas se contenter de son statut de scientifique, il doit s’engager. Or, comment s’engager sans être prisonnier de cet engagement ?

 

Pour moi, être engagé en tant qu’économiste ou homme politique, je peux le dire aujourd’hui - j’ai dépassé la soixantaine et je n’ai aucune ambition -, c’est de ne pas défendre ses propres intérêts. Quand on est militant, on l’est d’abord pour une cause collective. Ainsi, je considère qu’il est plus important de réfléchir à la manière de porter à la tête du système politique marocain des femmes capables de forcer le changement, que de savoir si le parti auquel on adhère remportera les prochaines législatives et ce, quelle que soit son appartenance politique. Autre question cruciale : quels changements apporter pour améliorer le bien-être des Marocains ? Je suis un laïc mais si je constate que demain, seul le PJD est capable d’enclencher le changement, je dirais qu’il faut malheureusement en passer par là. Faut-il être honnête en politique ? Je réponds oui.

 

 A l’ère de la dématérialisation des services et des territoires, de l’argent-roi, votre  attachement particulier aux valeurs et aux terroirs peut paraître anachronique. Qu’est-ce qui explique cette relation tendue, observée entre la ville et l’espace de vie en commun ?

 

Les gens ont de plus en plus tendance à croire, dans le cadre d’une mondialisation où l’information traverse les frontières, que ce qui se passe ailleurs, se passe chez eux. Qu’ils puissent naturellement évoquer ce qui s’est passé le jour même dans un attentat au Pakistan, par exemple, renforce dans leurs esprits cette idée de mobilité. Mais cette mobilité est virtuelle. Les gens ne sont plus attachés à un terroir parce que lui-même s’est déplacé. Avec l’apparition des villes, de nouveaux territoires sont apparus.

Dans les villes, l’habitat vertical favorise l’anonymat. Les gens ne sont plus dans le derb, l’houma, le clan ou dans un groupe de familles. Aujourd’hui, le choix du terroir ne se fait plus en fonction de critères familiaux, communautaires, ethniques mais socioprofessionnels (proximité du travail, de l’école, du marché…). Il y a donc dans ces «nouveaux terroirs», la prédominance de la fonctionnalité et de l’intérêt ; l’habitude, les réseaux se créent a posteriori. Dans des villes comme Casablanca, Fès, Salé ou Khémisset, les gens ressentent une tension dès qu’ils sortent de chez eux. Ils sont dans des espaces qui ne leur appartiennent pas et se trouvent toujours dans des rapports d’hostilité à l’autre, parce que la peur d’être délogés ou agressés les maintient dans une position constamment défensive.

Cette impression de «ne pas être chez soi» peut s’étendre sur plusieurs générations. Quand des gens qui habitent Casablanca ou Kénitra depuis soixante-quinze ans, vous disent, «Moi je suis du Rif ou du Sud…», cela veut dire qu’ils n’ont pas encore pris conscience de leur appartenance à cette ville, qu’ils s’apprêtent à quitter à tout moment. C’est exactement ce qu’ont vécu les travailleurs marocains de la première génération en Europe. Ils sont partis avec l’idée de se faire un peu d’argent et de revenir ensuite au pays monter une affaire. Trois générations plus tard, ils y sont toujours, sans y être réellement parce qu’ils reviennent régulièrement au bled. L’immigré (du dedans comme du dehors) entretient une relation désincarnée avec le territoire. Partant, le territoire a perdu son ancrage identitaire réel au profit d’un ancrage mythique.

 

Cela nous ramène au fameux chantier de l’aménagement du territoire, lancé à la fin des années 90. Il y a eu des débats nationaux, beaucoup de gesticulations, puis plus rien. Que s’est-il passé ? A-t-on sous-estimé l’importance de cet enjeu?

 

Il y avait un enjeu énorme et trois conceptions en concurrence. La première, que je qualifierai de rationnelle et logique, imaginait les territoires dans le cadre d’une région reliée à l’espace national, avec un désenclavement synonyme d’infrastructures, de disponibilité de main-d’œuvre bon marché, d’acheminement optimal de la production agricole,  d’alimentation de la campagne en eau potable, en écoles, en dispensaires de santé. Ce qui suppose que la ville devienne le centre d’une matrice1, ouverte sur son environnement.

Cette conception a totalement échoué face à une seconde, venue en perturber la vision et qui prônait la gestion du momentané et de l’urgent. L’exode rural en est une parfaite illustration. Les gens arrivent par milliers en ville, construisent en dur et ce n’est qu’ensuite qu’on essaie d’accompagner ces arrivées par des infrastructures qui, conçues comme des réponses à des situations d’urgence, ne sont pas pensées et n’ont aucune cohérence globale. Ce choix, inconséquent, a par ailleurs été appuyé par une troisième conception, sécuritaire, de l’aménagement du territoire.

Celle-ci plonge ses racines très loin dans le Makhzen traditionnel, c’est-à-dire dans une administration qui n’est contrôlée ni par les tribus, ni par les J’maâ, ni par le Parlement. Bref, un centre de décision qui dispose de tous les moyens sans avoir de compte à rendre à personne. Il s’agit donc d’une vision sécuritaire, dominatrice. Et dominer, c’est quoi ? C’est cadrer, maîtriser, éviter que des agglomérations n’échappent au contrôle. Je fais ici référence au corps d’une administration bête, avec ses moqaddems et chioukhs, qui effectuent une surveillance ni intelligente, ni efficace, ni rationnelle et qui en conséquence, n’est pas acceptée par la population. L’aménagement du territoire a donc été simplement conçu comme l’aménagement d’espaces capables de maîtriser la population. Par  conséquent, nous avons des villes immenses sous forme d’amoncellement de cubes. Nos villes sont des cubes dans lesquels, les gens aussi nombreux soient-ils, sont enfermés dans des logiques d’hostilité.

 

La faillite de la ville, c’est à la limite la faillite de l’espace vital où se construit la cohérence entre les composantes d’une société. Comment expliquez-vous, en tant qu’économiste soucieux de l’équilibre social, ce délitement de la cité ?

 

D’abord, il faut le dire, les Marocains n’aiment pas leurs villes sauf quelques médinas traditionnelles quand des familles y vivent encore. Ils ne les aiment pas, parce qu’ils se plaignent d’être envahis par les gens qui viennent de la campagne, lesquels n’ont pas non plus les ressources nécessaires pour y vivre décemment. Par ailleurs, qui gère les grandes villes du Maroc, aujourd’hui ? Ni le wali, ni le préfet, ni le président de la ville, ni le président de la commune, chacun d’eux se contentant d’en gérer un petit segment, séparé des autres. La ville n’est donc pas un espace de bien-être, de convivialité, de vivre-ensemble, mais un espace habité par nécessité. Vous remarquerez que plus on est riche, plus on s’éloigne du centre et on érige des barrières, des jardins, des arbres, on paie des gardiens, etc. Inversement, plus on est pauvre, plus on est condamné à vivre à la périphérie du centre, dans un habitat précaire. Plus la ville s’agrandit, plus on éloigne les plus pauvres du reste de nos concitoyens2.

En conclusion, nos villes n’ont pas d’âme car les gens viennent y vivre par nécessité et non par choix. Nombreux sont ceux qui s’installent aux abords des espaces péri urbains parce qu’entre autres, le terrain ne coûte pas cher. A Salé, Fès, et ailleurs, cela se traduit par une juxtaposition d’immeubles verticaux et une composition de quartiers, articulés les uns aux autres autour d’espaces qui n’ont aucune personnalité. Pas de verdure, pas d’arbres, pas de terrain de foot, pas de cinéma, pas de théâtre. Pourquoi nos villes s’étendent-elles en fonction des intérêts des promoteurs et des spéculateurs ? Parce qu’ils ont la capacité d’influencer les décisions des conseils municipaux et de déterminer l’orientation de la ville. Observez ce vers quoi s’orientent nos villes : vers les terrains plats, où l’assainissement y est facile et l’aménagement peu coûteux. Conséquence, on tue des terrains fertiles et agricoles.  Regardez Kenitra, Sidi Yahya, Sidi Kacem, Meknès, Fès, Sefrou... Partout, on a construit dans les plaines fertiles (du Gharb et du Saïss) au lieu d’aller construire comme ailleurs, sur des vallons, pour avoir des villes qui surplombent les espaces arables.

 

Justement, prenons le cas de Fès, où vous avez milité et enseigné en tant qu’universitaire de 1974 à 1990, et qui a beaucoup compté pour vous. Pourquoi considérez-vous cette ville comme un laboratoire à ciel ouvert ?

 

Fès est une ville en ébullition, caractérisée par d’énormes disparités. Vous y voyez des îlots de richesses portés par des océans de misère, c’est le drame de cette ville. De l’artisanat sous-payé, du deal et du bricolage avec, à la tête de tout cela, des fortunés qui ne cessent de s’enrichir et des frustrés qui s’accumulent. Fès a toujours été une poudrière, c’est pour cela que le pouvoir l’a toujours utilisée comme laboratoire. C’est une ville qui recevait dans les années 1980, deux cent mille habitants par an de l’exode rural, sans formation et sans valise. Ils passaient par la tannerie et terminaient aux abords de la ville, à J’nanet, Moulay Yacoub ou au mieux à Oulad Taïb.

Tout cela sature la ville, l’habitat insalubre y pullule. Le non-structurel domine dans l’habitat, dans les modes de vie, dans la tête des gens, dans leur avenir également. Ils viennent de Rissani, Erfoud, Gourama, Ketama, Jbala. Ils viennent à Fès parce qu’ils y ont vu des richesses énormes et une finesse dans le mode de vie. Autant d’ingrédients qui génèrent de la frustration et créent les conditions d’une contestation.

A l’époque où j’enseignais à l’université de Fès, nous étions jeunes, idéalistes et militants, convaincus que la seule chose capable de changer la société était de bien former les jeunes. Nos étudiants, qui venaient en grande partie d’autres quartiers, villes ou régions défavorisés, s’en sortaient plutôt bien, devenant des soutiens de famille une fois leur diplôme obtenu. Mais à partir de 1988, la machine s’est grippée. A l’époque, l’université était devenue le lieu d’affrontements entre islamistes et gauchistes ; les grèves se multipliaient. A la fin de l’année, on nous a demandé de faire passer les examens alors qu’une partie importante des programmes n’avait pu être enseignée. En réaction à quoi, la plupart des enseignants ont fait des concessions sur les notes, l’exigence de rigueur…en Disant : «Il faut sauver les gens (futurs diplômés chômeurs)». J’ai refusé cette mascarade et suis parti.

 

Vous êtes attaché au local et en même temps très conscient de l’importance du global. Aujourd’hui, vous  êtes l’un des chantres du projet méditerranéen. Or, il a plus de sens pour les élites que pour les peuples. A quoi sert-il s’il n’autorise pas la mobilité humaine ?

 

Parlons d’abord de l’opportunité de l’Euro-Méditerranée. Le Maroc, c’est une petite économie. Nous n’avons pas fait de révolution industrielle. Nous ne produisons ni savoir-faire technologique, ni scientifique. Nous avons une culture sociale et religieuse qui bloque l’individu. Alors, comment hisser le Maroc à ces niveaux de savoir-faire ? Seule l’Europe peut nous y aider, parce qu’on lui achète et qu’on lui vend l’essentiel. L’argent vient d’Europe. Les RME y vivent majoritairement tout en maintenant des liens très étroits avec leur pays d’origine. Les Marocains vont en Europe. Les touristes en viennent. Tant qu’il n’y aura pas d’intégration régionale solide, nous ne pourrons être portés que par des pays comme l’Espagne, la France ou l’Italie avec qui nous partageons une histoire commune. Cette proximité peut favoriser des économies d’échelle.

Mais au-delà de ça, le projet méditerranéen reste une très belle idée, mal vendue. Ce projet européen a été conçu en direction des pays de la rive sud, au cours  des années 90, pour contrer l’influence des Etats-Unis après l’invasion du Koweït (1991), la conférene de Madrid  (1991) et la guerre des Balkans (1991-1995). Malheureusement, on y a surdimensionné le commerce au détriment d’un espace commun. Cet espace dans lequel, comme disait Fernand Braudel, se sont créées des connivences communes, heureuses et malheureuses.

On ne peut restreindre la Méditerranée à un marché où seuls les biens et les services jouissent d’une libre circulation, à l’inverse des liens humains, frappés eux de restriction. D’ailleurs, depuis 2000, toutes les statistiques montrent que la population émigrée en Europe a continué d’augmenter et ce, en dépit d’une non-mobilité imposée par les visas. Tout simplement parce que de plus en plus de gens veulent partir et qu’on ne peut leur dire indéfiniment :

«Le monde vous appartient, mais restez chez vous». Depuis qu’il est apparu, l’être humain cherche à améliorer sa condition. Or, ces gens sont plus instruits, plus formés que les générations précédentes. Que sont les Etats-Unis, l’Europe si ce n’est l’agrégation de populations venues d’ailleurs ? Casablanca n’existait pas au début du siècle dernier, les gens y sont venus pour améliorer leur sort, à tort ou à raison.

Mais aujourd’hui, que représente la Méditerranée pour les Marocains ? D’un côté, les bidonvilles. De l’autre, les forteresses. Pour nous, depuis le 15ème siècle, le danger vient de la mer. Or, on a tout simplement oublié de considérer que toutes les religions avaient été instrumentalisées pour que les peuples de l’espace méditerranéen s’entretuent. L’Europe, persuadée que le libre-échange était la réponse à tous ces problèmes, n’a greffé à ce partenariat euro-méditerranéen que le seul volet financier. Délaissant, le volet humain, social, etc. le limitant à des petits échanges entre associations, sans impliquer les sociétés. Ce projet n’est donc jamais devenu un projet de société. C’est resté un projet de gouvernements. C’est pourquoi, je suis d’accord sur le caractère élitiste du projet

 

En parlant de projets, vous avez eu le courage et la vision nécessaire pour porter celui de la BNRM3, devenue une fierté nationale. Le bibliophile a-t-il pris le dessus sur l’économiste ?

 

Que ce soit en économie ou dans l’associatif, j’ai toujours défendu la culture et l’humanisme. En ce sens, ce projet était une sorte de continuité même si j’ai beaucoup hésité avant de venir, considérant que c’était une sorte de «déviation» par rapport à mon métier d’origine. Mais j’ai finalement accepté car je suis convaincu, depuis mon départ de Fès, que les clés du développement résident dans la culture et l’économie. A mes yeux, l’emploi et la culture ont beaucoup plus d’importance que la Constitution. Vous pouvez donner aux gens la meilleure constitution du monde, elle ne fera pas d’eux de bons citoyens s’ils sont incultes et sous-développés. Les meilleurs parlements, municipalités, régions, partis politiques ou lois n’empêchent ni la corruption ni les injustices. L’emploi est une part de liberté. Et la culture, un gage d’indépendance d’esprit. Sans culture, on peut faire avaler à n’importe qui n’importe quoi  sur l’islam, l’idéologie, le système politique. Dès lors, je consomme tel un animal.

Je considère la Bibliothèque nationale  comme un projet culturel destiné en priorité à ceux qui n’ont pas d’autres moyens d’accéder à la culture. Pour moi, le défi est d’en faire une institution de qualité qui ne soit pas simplement ouverte aux privilégiés. Dire que les Marocains ne lisent pas et s’arrêter en si bon chemin est une insulte. Il n’y a pas de fatalité, il faut leur apprendre à lire, leur proposer des lectures. C’est ce que nous faisons et ils sont visiblement nombreux à s’y intéresser. J’ai fait un recensement à Rabat : il y a vingt-trois institutions qui ont des bâtiments aussi beaux que le nôtre. Pourquoi n’ouvrent-ils pas leurs espaces ? Ce ne sont pas les espaces qui font la culture, mais les projets dont ils sont porteurs.

Depuis deux ans, on fait du très bon travail pour inculquer la culture numérique au Maroc (accès gratuit à Internet) qui est une manière de développer la culture. Car au fond, qu’est-ce que la culture ? C’est l’information sur le passé et le présent du monde. La culture est le moyen le plus important d’être informé intelligemment. On peut s’informer par l’khbirates, les médias qui abrutissent mais on peut aussi s’informer par la culture, le cinéma, le théâtre, la danse. Que nous montre l’art ? Une certaine configuration des valeurs. La culture, c’est d’abord des valeurs. Si on ne forme pas les gens dans des lieux de culture, ils seront  formés ailleurs, dans des mosquées ou par des sectes politiques