Dramaturgie sociale du travail

Dramaturgie sociale du travail

Pour agir et se coordonner dans le travail, les individus doivent inventer et exploiter toutes sortes de ressources qui ne relèvent pas d’une simple cartographie des compétences et des tâches prescrites par la division verticale et horizontale du travail.

Le travail individuel, avec les ressources de capital humain qu’il engage, est enchâssé dans l’interaction avec les autres travailleurs, sur la base de mécanismes de coordination fonctionnelle, mais aussi sur la base de mécanismes psychologiques et émotionnels de gestion de soi dans l’interaction. La scène de travail met en contact des travailleurs, mais s’inscrit dans un triangle dont le troisième côté est constitué par ceux qui demandent et rémunèrent l’acte de travail-client, patient, employeur – et qui ont à exercer eux-mêmes un rôle, sur la base d’une asymétrie de compétences et d’informations qui ne sauraient pourtant les confiner à la passivité.

Aucun des acteurs ne peut se définir par son seul rôle dans la situation, car l’interchangeabilité des rôles est une donnée de la vie sociale. Tel individu, qui est agent dans une relation économique d’échange d’un acte de travail contre une rémunération, devient principal quand il est lui-même client ou patient dans une autre situation sociale. Tel individu situé dans une relation collégiale ou hiérarchique de travail doit en savoir assez sur l’activité d’autrui pour se coordonner avec lui, pour adopter un point de vue complémentaire du sien dans les multiples situations qui ne sont pas la simple exécution d’un script préétabli, pour tolérer les risques d’erreur et d’échec tout en veillant à la juste imputation de ceux-ci, pour interagir avec les clients ou les consommateurs quand la relation de travail l’implique en même temps qu’elle implique ses collègues de travail.

Dans la sociologie du travail et des professions d’Everett Hughes comme dans celle de Howard Becker, l’exploration de la diversité du monde social apparaît à travers l’emploi systématique de la comparaison et des rapprochements les plus inattendus, quand il s’agit de décrire les métiers, les relations de travail et les mécanismes de la division du travail, dans ses dimensions techniques et morales.

En recherchant comment Hughes et Becker s’y prennent pour rapprocher et comparer des métiers très dissemblables, j’ai voulu identifier certains des principes essentiels de cet ambitieux programme de sociologie générale du travail et des métiers qui s’est constitué comme une alternative à la sociologie fonctionnaliste et à la sociologie de la stratification sociale. La mise en évidence des ressources symboliques de l’organisation des « professions » définit la part constructiviste de l’interactionnisme « symbolique ». Rapprocher ces professions des métiers ordinaires pour faire pivoter l’analyse et trouver dans les seconds de quoi mieux comprendre les ressorts des premières n’équivaut pas à un projet naïf de contestation ou de critique de la division fonctionnelle du travail en métiers spécialisés. Il s’agit de multiplier les perspectives sur chaque métier, à partir de points de vue latéraux (les collègues), hiérarchiques (les métiers et les individus situés plus haut ou plus bas dans la ligne hiérarchique), extérieurs (les clients et patients).

Une triple approche est alors rendue possible. Le travail est assurément divisé, organisé et hiérarchisé : les relations interindividuelles au travail sont structurées, et les métiers se distinguent par des graduations de prestige, de respectabilité, de responsabilité. Mais les mécanismes de stratification ne sont pas simplement des hiérarchies de compétences et des capacités de monopolisation d’aires d’exercice de ces compétences. Toute activité comporte des éléments de routine et de non-routine dont le dosage varie considérablement. Dans un autre vocabulaire, on dira que toute activité comporte des niveaux variables de risque d’échec ou d’erreur. Ce facteur devient une dimension de stratification dès lors que le risque peut être délégué ou mutualisé, ou que le travail peu valorisant peut être délégué, ou que des tâches plus valorisantes peuvent être capturées et contribuer à la redéfinition du métier, et à la dévalorisation corrélative du métier réceptacle des tâches rejetées. Pourtant, le risque et l’erreur ne sont pas de simples accidents dans la mise en œuvre de compétences et dans la visée d’un niveau donné de performance.

Toutes sortes d’arrangements sont nécessaires pour tolérer et gérer le risque, individuellement et collectivement, parce que l’inexpérience ou l’aléa générateurs de décisions erronées ou sous-optimales sont inhérents au déroulement de l’activité, parce qu’ils peuvent avoir une valeur fonctionnelle essentielle pour élever le potentiel formateur de l’activité, et parce que l’appréciation du risque et de l’erreur varie avec la perspective adoptée sur la situation et sur le cas à traiter.

Un autre levier essentiel de la généralisation procède par le contournement et l’enrichissement de la stratification « segmentatrice » : c’est la décomposabilité analytique des métiers en tâches. Son étude a gagné en importance dans l’agenda actuel des recherches en économie du travail. Certaines tâches sont complémentaires des évolutions technologiques ; d’autres sont substituables et automatisables, et les métiers dont elles étaient le cœur disparaissent ; d’autres encore peuvent être sous-traitées en fonction du prix du travail qualifié, selon l’analyse économique de l’offshoring des tâches.

Appliqué à la division horizontale et verticale du travail, l’argument de Hughes, tel que j’ai voulu le restituer, stipule que les prérogatives d’un métier (son aire de juridiction) ne peuvent pas être exercées sans que soient prises en compte les multiples zones d’intersection avec des métiers situés dans la même ligne hiérarchique.

Ces zones d’intersection apparaissent quand un métier est décomposé en un ensemble de tâches. Les connaissances, les compétences et les routines qui sont associées à ces tâches, et dont on fait l’expérience sur le tas, forment des ensembles composites et mouvants. Des phénomènes de concurrence et des stratégies d’anoblissement et de relégation redistribuent les tâches au sein des métiers, et entre les métiers voisins, au gré des opportunités, des luttes professionnelles et des innovations techniques. Mais la décomposition en tâches fait aussi apparaître que nul métier n’est simplement prestigieux ou sale, et c’est là l’un des ressorts de l’intercompréhension et de la coordination interindividuelle dans le travail.

Enfin, tout travail a ses secrets inavouables, ses principes éthiques et ses revers moralement douteux ou sales, et rencontre des situations dans lesquelles la qualification du résultat, et des moyens pour y parvenir, n’est pas chimiquement pure. Ce qui est délictueux ou défaillant aux yeux d’un professionnel, dans le travail d’un collègue, est imperceptible pour un profane. Ce qui fait partie des conditions normales d’exercice d’un métier peut être moralement indéfendable dans un autre. Dans le monde du travail que décrivent Becker et Hughes, chacun cherche à construire et maintenir une identité, à travers la diversité des points de vue qu’il peut prendre sur les situations dans lesquelles il est engagé à des titres différents, et à travers la variété des rôles qu’il y exerce alors. Les propriétés critiques de dévoilement d’une telle approche sont, par définition, d’autant plus visibles qu’on s’élève dans la hiérarchie de crédibilité et de respectabilité des métiers, mais le monde social qui est ainsi analysé ne se mue pas pour autant en un jeu à somme nulle où les acteurs seraient en conflit généralisé. Obsessionnellement, Becker et Hughes demandent : « Comment fait-on des choses ensemble ? Comment s’y prend-on pour aboutir à un résultat ? »