Brahim Labari
Brahim Labari est Enseignant-chercheur en sociologie à l’Université Ibn Zohr à Agadir au Maroc. Il est associé au laboratoire CNRS « Genre, Travail et Mobilités », une équipe CNRS/Universités Paris 10 et Paris 8 d’enseignants-chercheurs, de doctorants et d...
Voir l'auteur ...D’une génération à l’autre dans le Souss
Les entreprises familiales au Maroc sont légion. Les familles les plus connues sont les Akhnouch, les Aït Agouzzal, les Aït Oubâakil, les Boufettas, les Amhal et les Tissir pour ne citer que les plus célébrées par les médias. Demeurent cependant les plus discrètes, les méconnues et néanmoins les plus influentes et qui ne se sont jamais défaites de leur originalité soussie. Quand on évoque le transport, la palme revient aux Aït M’zal, Coca-Cola et l’huile d’olive «Souss», le mérite est à la famille Belhassan. Quant aux Aït Bicha, ils ont investi essentiellement le secteur de la pétrochimie et les conserveries.
Les entreprises familiales : une énigme sociologique ?
Qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui reste dans la manière de gérer ces entreprises, d’hier à aujourd’hui, d’une génération à une autre ? Notre étude de terrain a visé trois des grandes familles du Sous où l’empreinte familiale est reconnaissable à la formule usuelle «Aït» - étymologiquement «relatif à», «appartenant à». L’enquête sociologique menée a buté sur l’opacité d’étudier ces entités par entretiens «semi-directifs» éprouvés par la discipline sociologique. Ce qui nous a conduit à privilégier des «entretiens informels» appuyés par la tenue d’un «carnet de bord» où sont consignées paroles, anecdotes et histoires de vie de la lignée familiale des intéressés. La première génération est celle du patriarche autodidacte, ayant appris sur le tas le monde de la gestion. Dans les entreprises enquêtées, le patriarche n’occupait pas la même position. Tantôt sa disparition a donné lieu à une succession laborieuse, générant les convoitises des amis d’hier et la jalousie du proche entourage. Tantôt, il s’est retiré des affaires en mettant en place un holding. Tantôt encore, le patriarche, vieillissant, continue d’assumer ses fonctions, mais son influence cède le pas à la préparation de la succession par «effraction». La deuxième génération est celle des quadras plutôt initiés à l’entreprise sous le magistère du père que dans les textbooks des instituts de gestion. Le quadra est dans tous les cas marié du vivant de son père, un mariage de raison, et se présente comme le dépositaire de la mémoire familiale. Il faut noter la place occupée par des figures «informelles» au sein de ces entreprises : la secrétaire dont le «travail réel» dépasse de beaucoup le «travail prescrit», le chaouch, moul chkara toujours partant pour se frotter aux administrations, le chauffeur-coursier et autres «sbires» dont nous avions tout intérêt à décrire le travail et à élucider la condition humaine… Tout cela dans le but d’aider à la compréhension du monde du travail qui, malheureusement, ne peut être appréhendé par le seul outil statistique. Nous allons commencer par proposer une lecture cavalière du business history en contexte berbère. Nous nous attacherons ensuite à interroger l’effet génération eu égard aux transmissions managériales. Nous finirons par soulever quelques perspectives de recherche dans le domaine des entreprises familiales avec l’exhortation aux études monographiques qui font si cruellement défaut.
Une esquisse du business History en contexte Soussi
Parent pauvre de l’histoire économique, le business history ou l’histoire des entreprises au Maroc n’a fait l’objet que de vagues tentatives1, mais rarement de monographies solidement construites. Pourtant dans des pays comme les Etats-Unis ou la France2, ce champ de recherche connaît un essor fulgurant.
Si les montagnes d’Aït Baha, de Tafraout, d’Idaougnidif et autres d’Anzi, ont fait don si généreusement à la région du Souss de ces familles entrepreneuses, pieuses dans les premiers temps, mêlant référent islamique et affaires, il faut bien relever que c’est dans les villes de l’Occident marocain (Casablanca, Salé, Meknès) qu’ils ont fait fructifier leurs affaires. Il ont développé commerce et transport, en commençant par le commencement, c’est-à-dire en faisant montre de cette mobilité «écologique» chère à l’école de Chicago allant de l’épicier du cousin jusqu’à acquérir des immeubles en centre-ville, des usines à la périphérie des métropoles. La première génération, contrairement aux idées reçues, n’était passée ni par Oran, ni par Paris, ni par Marseille pour acquérir le statut de l’entrepreneur respectable arborant fièrement le label «made in Souss». Ils ont développé leurs affaires à la sueur de leur front, convaincus qu’ils étaient de la centralité de la valeur travail. Nous pourrions leur prêter un sens pratique des affaires en tirant parti de leur terroir, ce déterminisme géographique, montagnard, qui est à l’origine de leur socialisation économique. Les montagnes «enclavées», autarciques, à l’accès difficile, l’enfance sous le joug de l’école coranique où «l’on mémorisait plus qu’on apprenait, qu’on apprenait plus qu’on observait»3. Tel est leur univers écologique, déterminant dans leur trajectoire de vie : «Il y a des dynamismes assez semblables dans tout l’Anti-Atlas qui se caractérise par son enclavement. Le travail demande plus d’effort, il faut compenser en faisant un effort personnel vers et sur la nature… C’est un peu comme un coureur de fond qui court en montagne et à qui on demande de courir en plaine. Depuis quelques années on parle du dopage, ici on se dope au plein air…», argue un initié au domaine soussi des montagnards. Les pionniers ne sont pas pour autant comme les protestants de tradition calviniste étudiés par Max Weber, mus par le dogme de la prédestination4; mais, peut-on dire que, derrière chaque entrepreneur, se trouve un fqih? Les croyances religieuses sont très fortement encastrées dans le monde des affaires des Soussis. Plusieurs interlocuteurs ont souligné cette étroite relation entre empire des saints et réussite économique : «Sidi Lhadj Lahbib, âalim al aalama, était notre protecteur. Il savait que notre œuvre était juste, utile et au service du plus grand nombre. Plusieurs fois par an, notre vénéré père lui rendait visite pour lui demander des conseils, une prière pour que le Très-Haut nous comble de sa protection et chaque visite apporte la baraka…». S’il est vrai qu’ils s’étaient hissés en «hommes nouveaux» dans le paysage patronal du Maroc, il est aussi vrai qu’ils n’ont pas «désenchanté le monde » en empruntant la voie «dé-sécularisée» débarrassée des attitudes traditionalistes. En dépit du discours qui tend à présenter ces pionniers comme partis de rien, leur force a bel et bien résidé dans leur statut de notables locaux. La nouvelle génération, née et élevée dans le monde citadin, armée d’un savoir que n’avaient pas leurs aïeux, cherche à se maintenir bon gré mal gré dans le tissu économique en gérant l’héritage légué avec une différence de socialisation, de style et de posture. Dans ce qui suit, nous allons mettre en confrontation les deux générations par une comparaison qui fera ressortir les points communs et les dissemblances.
D’une génération à l’autre : analogies et dissemblances
Les entrepreneurs et les repreneurs
La première génération des pionniers est celle des entrepreneurs au sens économique du terme dans un contexte de reconstruction de l’économie nationale. Génération pieuse, les pionniers étaient pratiquement tous des Hadjs dans un contexte où cette appellation religieuse faisait sens et forçait la considération. Le repreneur n’obéit pas forcément au principe de la primogéniture en ce sens que le successeur n’est pas formellement le rejeton aîné. Il est un choix délibéré du patriarche et le critère peut se résumer à l’unicité du cap et au dévouement inébranlable à l’entreprise, ce bien commun : «Mon père, que Dieu ait son âme, a eu la lucidité de repérer celui de ses fils le plus apte, celui qui était à ses côtés dans les meilleurs comme dans les pires moments, celui qui a du caractère. Il a eu le courage de le dire en nous expliquant pourquoi. Toute la famille a acquiescé parce qu’il m’a initié très tôt à ses affaires, m’a testé à plusieurs reprises et je n’ai jamais déçu. Je savais lui tenir tête quant il le fallait et je me suis toujours conduit comme son conseiller franc et affectueux, mais je ne lui ai jamais manqué de respect. Je suis fier aujourd’hui d’être son digne successeur…». Le fondateur «rationnel » est donc celui, prévoyant, qui choisit le fils le plus apte à lui succéder. Il le fait de son vivant au cours d’un conseil de famille de «passation de consigne». L’élu ne s’impose pas à la fratrie ex nihilo, il doit se légitimer comme garant de l’intérêt familial et par sa capacité à faire fructifier l’esprit d’entreprise en ménageant les intérêts pécuniaires de son entourage immédiat. Non seulement il est question de se légitimer aux yeux des autres héritiers, mais aussi de la société environnante. Acquérir ses lettres de noblesse revient à se défaire de l’étiquetage «fils à papa», et endosser le costume du digne successeur, sachant choisir ses collaborateurs et être le moment venu l’homme de poigne : «Je ne veux pas paraître aux yeux des autres comme un parvenu millionnaire, mais le digne successeur de ceux qui étaient là avant. Quant au linge sale, nous avons appris à le laver en famille. Les problèmes, c’est obligé surtout que la famille s’agrandit». La démarche de se valider chez les siens est consubstantielle d’attester de son mérite et du sens de l’équité.
Le quadra repreneur n’est pas systématiquement un entrepreneur sur les pas de son père, mais un patron qui gère les différents rapports sociaux auxquels il est astreint : le choix des collaborateurs, des serviteurs, de son comptable et de son majordome… Il est tout aussi enclin aux ziarats des saints autochtones. Il poursuit, comme son père le fait ou le faisait, les œuvres de bienfaisance. Les Aït M’zal ont leur propre Madrassa, prenant en charge des talbas, ces étudiants en théologie. Le travail social est assurément pénétré de religiosité, il peut également se déployer dans des œuvres de soutien aux populations aux besoins spécifiques. Les Belhassan, par exemple, appuient les associations d’aide aux handicapés au sein de la ville d’Agadir.
Famille, Travail et discrétion : la trilogie intergénérationnelle
Les pionniers des entreprises familiales dans le Souss, peut-être plus qu’ailleurs, cultivent la discrétion jusqu’à une extrême manie et ne cherchent pas éperdument la distinction. L’attachement à la terre natale et à l’esprit de famille reste un invariant des deux générations. Le recrutement de la main-d’œuvre est dicté par le critère familialiste et le demeure encore largement aujourd’hui. Aussi pourrions-nous en conclure à l’un des fondamentaux de la gestion des entreprises familiales dans la région du Souss, à savoir le fondement familialiste. Le personnel local, appelé à intégrer ces entreprises, est trié sur le volet de son «authenticité régionale». Par une telle procédure de recrutement, l’objectif recherché consiste à faire de l’entreprise un système social apaisé, voire de «fermeture communautaire», garante de la discrétion. Il ne s’agit pas là d’une rationalité axiologique, d’une philanthropie, mais d’un sens économique des plus prononcés, d’une rationalité instrumentale tant il est vrai que le modèle de gestion de la main-d’œuvre repose sur le modèle néo-paternaliste. Le travail dans l’entre-soi communautaire est postulé comme une base de la pérennité de l’entreprise. Les entreprises familiales colportent, indifféremment du référent générationnel, la vision de l’entreprise-famille dont la réussite ou l’échec affectera tous les maillons. Ce thème de la centralité de la famille est un vieil argument en faveur du lien social, mais il atteste empiriquement d’une autre stratégie : lier la bonne marche de l’entreprise au dynamisme de la région du Souss. Les anciens comme les nouveaux s’attachent à la trilogie : famille, travail et discrétion.
La confiance et la loyauté : des invariants structurants
La confiance : mot magique et qui est tout de même au fondement du lien social. Les grandes fortunes étaient bâties sur le critère de la confiance, mais cette dernière est avant tout une construction sociale : «Mon père a travaillé avec Nssara et avec les Juifs, sa parole est la seule qui compte, la leur aussi. Ils jouent la loyauté dans les affaires, comme dans la vie de tous les jours». La logique du donnant-donnant a ici valeur explicative. Parmi les propriétés du capital social recensées par Adler et Know (2002)5, nous retenons celle qui nous semble la plus importante à savoir la connaissance continue, génératrice de la confiance entre partenaires. Les deux générations ont en commun d’adhérer au principe de la confiance dans les affaires et de la loyauté dans les relations professionnelles. La mentalité paysanne des pionniers, plus encline à la méfiance, et la socialisation citadine des successeurs dont l’individualisme effréné est une composante sont conjuguées au critère de la confiance :
savoir à qui donner, recevoir ce qu’on peut rendre. Ainsi le monde des affaires des Soussis est structuré par cette solidarité mécanique dont la confiance et la loyauté sont des ingrédients fondamentaux. Ces ingrédients dépassent le cadre interindividuel pour devenir une affaire de famille et de groupe. Parce qu’un enjeu financier d’importance est engagé et pour se placer dans les cas de figure les plus plausibles, il est nécessaire d’entretenir la confiance. Cette dernière n’est pas seulement une affaire de morale ou de sentiments autour de la croyance que «rien n’arrivera puisque son prochain serait imprégné d’une logique de l’honneur et du respect de la parole donnée». S’il est vrai que la confiance est centrale dans ce processus, il est aussi vrai que la contrepartie est nécessaire à son maintien. La confiance s’achète et ne se mérite pas en l’occurrence. «Un rendu pour un prêté» a les allures de tout un programme dans les relations inter-entreprises.
Entrepreneuriat soussi et politique
Bien souvent la bénédiction du pouvoir politique est un paramètre essentiel de la réussite entrepreneuriale. Des témoignages abondent dans ce sens et convergent à souligner que les «notables» locaux disposent d’un «capital social», dans le sens de réseau de relations, qui les prédestine au monde des affaires. Cette bénédiction peut prendre plusieurs formes comme l’allégement des prélèvements obligatoires, la facilitation du régime d’autorisation et toutes les machineries bureaucratiques et administratives. Il en est de même des alliances matrimoniales avec des familles influentes. Ce fait n’est pas nouveau. Déjà dans l’entre-deux-guerres, le film de Marcel L’Herbier, Les hommes nouveaux, tiré du roman de Claude Farrère, retrace le processus qui préside à la fortune en terre marocaine en mettant en scène un Français moyen des années trente que rien ne prédestinait à la réussite économique. Considéré comme l’un des «hommes nouveaux» qui allaient faire la gloire du Maroc, Bourron, lors du voyage qui le ramenait au Maroc après un séjour en France, rencontra une jeune veuve prénommée Christiane. Cette dernière était déjà liée à l’officier Henri de Chassagnes, ami et conseiller du caïd Medhani, influent homme d’affaires marocain. Fin stratège, Bourron demande la main de Christiane en vue d’approcher le caïd et de faire fortune auprès de lui. C’est dire à quel point cette culture médiationnelle est une constante pour comprendre la dynamique entrepreneuriale contemporaine.
Pour ne pas conclure…
L’intérêt de fonder la présente contribution sur le référent «génération» est précisément de souligner que les événements et les contextes diffèrent d’une génération à une autre et que cette différence impacte grandement la socialisation des uns et des autres :
«La génération sociale est définie comme un milieu spirituel original, comme un état d’âme collectif incarné dans un groupe humain qui dure un certain temps, analogue à la durée d’une génération familiale»6. Il convient dès lors d’engager une véritable sociologie des générations pour comprendre comment la société se reproduit sans heurts notables.
La première génération a connu la guerre et est imprégnée d’une logique de l’honneur. Formés à la dure, les pionniers étaient des combattants intarissables, pétris d’une culture religieuse et traditionnelle. Il reste que le changement social guette et malmène les formes sociales et managériales d’antan. La deuxième est tiraillée entre la fidélité aux fondamentaux de l’entreprise familiale et le désir de puissance pouvant donner lieu à des guéguerres pour évincer tel ou pour promouvoir tel. Ce système d’allocation des ressources, incontournable dans tout type de gouvernance, peut s’avérer à double tranchant. D’une part, il permet au successeur de marquer son territoire, d’asseoir son style et de concevoir son projet pour l’entreprise familiale. De l’autre, il peut faire des aigris pouvant accélérer le déclin de l’œuvre commune. Par conséquent, l’enjeu pourrait être de l’ordre de la psychosociologie du leadership dans ces groupes assurément complexes.
Le monde des affaires demeure terra incognita au Maroc au sens de la rareté des études empiriques et monographiques. Parce qu’ayant un soubassement social indéniable, les faits économiques se forment et se cristallisent dans des institutions, en l’occurrence ici dans la famille. L’intérêt de la sociologie économique est de déconstruire le mythe de l’acteur rationnel, cet homo œconomicus adulé par les Pères fondateurs de l’économie politique, en portant une attention particulière aux enjeux de pouvoir et aux relations sociales à l’œuvre dans la genèse des institutions dites économiques. Ainsi les entreprises familiales dans la région du Souss sont avant tout un construit social obéissant à un processus complexe (importance des relations sociales, centralité de la confiance et de la loyauté dans les relations marchandes, bénéfice des appuis politiques, croyance forte en la valeur travail, détention des capitaux économique, religieux et symbolique, possession du statut avantageux dans la stratification sociale locale…) dont le devenir est incertain (vicissitudes de la transition générationnelle).
Si, au commencement, le capitalisme familial prend racine sur le terreau des économies relativement autarciques, force est de constater que le défi du processus de la mondialisation pourrait sinon ébranler la suprématie des sagas familiales patiemment et méthodiquement constituées tout au long de l’Histoire, du moins leur opposer une concurrence des plus ardues pouvant aboutir au «désenchantement du monde» selon la belle expression de Max Weber. C’est tout l’enjeu de ce troisième millénaire…