Décolonial

Décolonial

Auteur : Stéphane Dufoix

Décolonial : pour en finir avec l’infox

Le sociologue français Stéphane Dufoix retrace l’histoire du terme décolonial pour le relier à l’horizon fécond ouvert par des épistémologies non occultées.

L’excellente collection « Le mot est faible », portée par les éditions Anamosa, vient de s’enrichir d’un ouvrage absolument nécessaire pour apaiser les discours et réaffirmer les principes. Stéphane Dufoix professeur de Sociologie à l’Université Paris Nanterre , spécialiste de sociologie historique des concepts et d’épistémologie des sciences sociales –codirige notamment un séminaire intitulé « Vers des sciences sociales non hégémoniques ? » – et qui s’intéresse au terme décolonial. Ce terme suscite nombre de polémiques, de fantasmes et de discours accusatoires, est emblématique d’une « inflation linguistique », qu’il entend expliquer et préciser. Aussi l’auteur s’attache-t-il à en retracer l’histoire.

Dans les médias français, qu’il étudie, décolonial « fonctionne massivement comme une attaque contre la persistance de discriminations systémiques, ainsi que comme une offensive de type républicaniste contre le développement d’idées jugées néfastes pour la France » : une « valence différentielle inversée entre ces deux usages » qui en a démultiplié la présence médiatique sans le fixer dans un sens. Un phénomène récent et spectaculaire : les recherches dans la base de données Cairn fait apparaître que 95 % des occurrences se font à partir de 2017. « L’émergence d’un néologisme qui résonne en même temps, y compris pour des raisons différentes, au sein du débat public et de l’espace académique, correspond généralement à une reconfiguration des rapports de force au sein de ces deux champs ainsi qu’à une transformation, plus ou moins persistante, de la porosité entre eux. »

Stéphane Dufoix retrace surtout l’« offensive politico-intellectuelle » de la droite et de l’extrême-droite françaises qui taxe « le décolonialisme » d’entreprise non scientifique et de menace pour la démocratie et n’hésite pas à le comparer, surtout après l’assassinat du professeur Samuel Paty en octobre 2020, à l’islamisme. Or, note-t-il, « le décolonialisme tant décrié n’est en définitive rien d’autre que la définition même qu’en produisent ses adversaires, puisque le terme même n’est jamais revendiqué par les militant.es et/ou les universitaires qui luttent contre les discriminations systémiques et/ou travaillent scientifiquement les questions de l’identité à partir de la race du genre ou de l’intersectionnalité. » Et le vocabulaire de l’infiltration, de la contamination, de l’invasion qui y est associé, ainsi que les amalgames avec d’autres termes comme woke, islamo-gauchiste… est révélateur des faiblesses de ce discours proche de la théorie du complot. Quant à l’obsession d’une « invasion » intellectuelle des Etats-Unis, elle relève d’un « nationalisme méthodologique échevelé qui ne tient aucun compte des réalités de la circulation intellectuelle des idées. »

Lutter contre l’invisibilisation des épistémologies

Et c’est justement le cœur du problème : les sciences sociales occidentales ne tiennent pas compte, voir ont rendu invisibles des travaux portés ailleurs. Ce constat a suscité la constitution du groupe Modernité/Colonialité à Caracas en 1998, réunissant des universitaires latino-américains pour qui « la modernité occidentale est de part en part coloniale » et fondée sur « l’occultation de l’autre », selon les termes du philosophe Enrique Dussel. Stéphane Dufoix note que malgré ses importantes publications en anglais et en espagnol, ce groupe est très peu connu en France. On y questionne « la colonialité du pouvoir », « la création et la persistance, malgré la décolonisation, d’une matrice hiérarchique raciale, sexuelle, économique et épistémique », et bien sûr l’universel, discours occidental à dépasser par un « pluriversalisme ouvert au dialogue interculturel ». L’éloignement du groupe, en partie issu du Latin American Subaltern Studies Group (LASSG), illustre la différence entre l’approche postcoloniale et l’approche décoloniale : « Là où la première s’appuie grandement, dans sa critique de la modernité, sur des auteurs occidentaux comme Foucault ou Gramsci, les chercheuses et chercheurs décoloniaux estiment nécessaire de s’en détacher afin de développer une pensée autonome. » Il s’agit donc, selon le sémiologue argentin Walter Mignolo, de faire acte de « désobéissante épistémique » pour redonner place aux savoirs occultés.

Stéphane Dufoix rappelle que ces débats opposant universalisme vs communautarisme sont anciens et que l’un et l’autre camp se réclame de l’universalisme « pour accuser les autres de communautarisme ». Mais, note-t-il, « que faut-il faire quand l’universalisme proclamé ne remplit pas ses promesses universelles et qu’il s’avère être le produit non pas d’un quelconque contrat social ou de la vérité de principes rationnels, mais bien d’une histoire de domination de certains groupes sur d’autres ? » Certaines pratiques scientifiques ne sont pas sans lien avec des programmes politiques, comme ce fut le cas du programme américain Camelot dans les années 1960, dont le but avoué était d’étudier les sociétés sud-américaines et le but non avoué d’évaluer les risques de révolution communiste. De même, les pratiques d’enquêtes faisant des enquêtés « de simples informateurs », reproduisent « une division du travail entre un Sud pourvoyeur de données brutes et un Nord créateur de concepts et de théories » : un colonialisme intellectuel, scientifique ou académique. Stéphane Dufoix cite Abdelkebir Khatibi appelant au développement d’appareils conceptuels et théoriques élaborés sur place, à partir des réalités étudiées, et à « une non-dépendance scientifique de la Métropole et une politique scientifique critique basée sur l’analyse comparative des pays sous-analysés ou plutôt mal analysés ». Mais, regrette l’auteur, malgré des décennies de plaidoyer et de travaux dans ce sens, « le lien possible entre l’universalité scientifique et a décolonisation des savoirs n’est que peu perçu », tant la vision dominante est celle « homogène et homogénéisante de LA science ».

Stéphane Dufoix note trois pistes d’évolution : d’abord la « sociologie des absences », pour faire prendre conscience des occultations. La seconde piste est l’ouverture du canon devant être lu par tous les étudiants d’une discipline et aujourd’hui fait presque exclusivement des œuvres d’hommes occidentaux – et réfléchir dans le même mouvement sur le processus de canonisation – c’est la troisième piste. Aux accusations de relativisme adressées à toute critique de l’universalisme scientifique, Stéphane Dufoix répond par les travaux du philosophe Souleymane Bachir Diagne évoquant « l’universel latéral », par opposition à un « l’universalisme vertical et surplombant », un universel « comme un horizon à construire » et pluriversel. Les enjeux contemporains, avec la persistance de l’impérialisme et les demandes d’égalité, de non-discrimination et d’ouverture à la différence, témoignent de l’urgence d’évoluer vers un « état de “décolonie” »

 

Kenza Sefrioui

Décolonial

Stéphane Dufoix

Anamosa, 104 p., 9 €