Décisions et pouvoirs économiques

Décisions et pouvoirs économiques

Introduction

Les décisions économiques (privées ou publiques), objet de notre rencontre d’aujourd’hui, se construisent en prenant en compte, d’une part, la répartition du ‘’pouvoir économique’’ et d’autre part, les ‘’jeux stratégiques des acteurs’’ visant à la modifier ou au contraire à la consolider. 

On reviendra plus tard sur ces notions de pouvoir et de jeux stratégiques. Commençons, par un événement d’actualité qui nous permettra de situer le cadre général dans lequel je propose de situer la réflexion sur les lieux et les acteurs de la décision économique. Prenons à tout hasard, la dernière crise de gouvernance de l’ONA, qui au-delà des péripéties immédiates , reflète bien un changement de ‘’l’économie politique marocaine’’. Elle illustre clairement le fait que les centres du pouvoir économique ‘’hérités’’, pris entre les effets des réformes ‘’libérales’’ et la montée en puissance des acteurs contrôlant les ressources de la ‘’proximité’’, se sentent obligés de revoir leurs décisions et leurs stratégies. Difficilement envisageable du temps de l’économie vivant en vase clos  et dans la ‘’répression financière ’’, cette crise soulève la question plus générale, pour paraphraser Rémy Leveau, de l’apparent rétrécissement du ‘’domaine économique auquel peut donner accès le régime ’’. 

La note apporte donc des précisions, dans un premier point, sur ce qu’il y a de nouveau dans cette économie politique marocaine en matière de répartition des pouvoirs économiques. Elle présente les sources de pouvoir économique (conçu comme un ensemble de normes, d’incitations et de sanctions plus ou moins ‘’soft), dotées d’autonomie et n’obéissant pas à la légitimation étatique.  Elle fournit quelques détails sur le pouvoir détenu par les acteurs globaux économiques, par société civile globale et par institutions multilatérales et sur celui détenus par les acteurs de proximité : nouvelle bourgeoisie, ‘’barons’’ locaux politico-économiques, réseaux indépendants divers. Pour autant, on ne tentera pas de répondre à cette occasion à la question du pourquoi le régime marocain, sous Hassan II, a opté pour une voie plus libérale et décentralisée que celle des autres régimes de la région, question qui reste non résolue, à mes yeux : ‘’balisage’’ de la succession, ‘’lobbying’’ de certaines puissances intéressées, ‘’poids’’ du capital financier et d’une certaine technocratie, sont autant de facteurs à étudier .

Le deuxième point de la note est consacré à qualifier le type de jeu stratégique auquel s’adonnent les acteurs. Je soutiendrai que ce n’est pas un jeu à somme nulle, ni un simple jeu de recomposition/reproduction des classes dominantes liées au pouvoir étatique. C’est un jeu complexe, dans lequel l’émergence des uns ne signifie pas disparition des autres mais plutôt résilience, redéploiement, anticipations, etc. La note va argumenter cette idée par une relecture rapide des initiatives de l’Etat marocain qui fait preuve, à la fois, de résilience dans certains secteurs (comme le pouvoir financier,…) et d’anticipation dans d’autres, ouvrant de nouveaux espaces de pouvoir, avec plus (dans la gestion des migrations), ou moins (stratégies sectorielles, question foncière,..) de succès. La note se termine par une réflexion sur l’issue du processus de redéploiement des pouvoirs économiques au Maroc, pays marqué plus par des traditions de collusion plus que par la compétition entre projets économiques et sociaux qu’exige la nouvelle donne économique. 

Economie politique à la marocaine 

Un bref rappel, à travers quelques morceaux choisis, des travaux réalisés sur l’économie politique marocaine est nécessaire avant d’aborder les nouvelles sources de pouvoir économique, que les réformes libérales ont contribué à faire émerger sur la scène. 

L’économie politique du tout-Makhzen

Depuis les indépendances, l’Etat a été au cœur des processus développementalistes au Maghreb, comme macro-acteur politique, économique et social.

Comme le soulignait John Waterbury, cité par Hibou et Martinez  :

« Dans les trois Etats du Maghreb, le centre de gravité de l'activité économique s'est trouvé localisé dans un secteur public en expansion constante. Celui-ci est dominé par des cadres technocratiques, généralement civils, sur la compétence desquels le régime doit compter pour sa survie économique. En ce sens, il importe peu que la Tunisie et le Maroc accordent une place importante à l'investissement étranger direct ou que le Maroc ait encouragé l'émergence d'une puissante bourgeoisie indigène car le capital, qu'il soit étranger ou national, est dépendant de l'Etat, des contrats qu'il accorde, du capital qu'il investit et du soutien logistique qu'il assure. [...] Le jeu de la légitimation se joue entre une élite du pouvoir restreinte et une technocratie d'Etat (y compris, naturellement, sa branche militaire) qui contrôle le reste de la bureaucratie. Les masses ne jouent guère de rôle dans ce jeu  ».

Dans la tradition des grands classiques des années 70, toute une série de chercheurs analysent les décisions économiques à l’aide d’un schéma explicatif  politique largement défini par un Etat marocain qualifié successivement de néo-patrimonial , de clientéliste , puis d’Etat ‘’privatisé ’’.  L’idée commune à ces diverses constructions théoriques est bien celle de l’inexistence de pouvoirs économiques autonomes.

Néopatrimonialisme

Les notions de patrimonialisme et de néo-patrimonialisme expriment le fait qu’un individu parvenu à occuper une charge publique, administrative ou politique, utilise sa position ou son poste et les attributions qui en découlent, comme s’il en avait hérité, ou comme si c’étaient les siens propres. Les deux notions renvoient donc à l’appropriation privative des charges publiques par leurs détenteurs. Elles permettent de définir un genre particulier d’élites politiques, les élites patrimoniales et néo-patrimoniales, et un genre d’Etat, l’Etat patrimonial et néo-patrimonial. Les élites en question sont ainsi définies par le rapport qu’elles entretiennent avec l’Etat, qui est un rapport d’appropriation privative de ses ressources.

Dans l’Etat patrimonial, c’est la référence à la tradition qui confère une légitimité au pouvoir du chef politique et à l’appropriation privative des ressources de l’Etat qu’il fait. Dans l’Etat néopatrimonial, le détenteur du pouvoir fait le même usage des ressources publiques. Mais il le fait dans le cadre d’un Etat doté de structures légales et formelles modernes. L’administration de cet Etat fait usage du droit écrit, et se réfère à des normes de fonctionnement légales-rationnelles. Ses dirigeants prétendent souscrire aux idéaux de la construction étatique et nationale et tiennent un discours sur l’intérêt général .

Au Maroc, plusieurs écrits se référant à la période pré-ajustement (1960-1982 ) font explicitement ou implicitement référence à ce modèle. En particulier, ils nous ont expliqué avec des faits et des hypothèses comment les entreprises publiques seraient gérées de manière néo-patrimonial au profit de la technobureaucratie.  « Dans ce sens, la prépondérance des transferts financiers Etat/entreprises, surtout non industrielles, la filialisation non contrôlée des entreprises publiques, la perte presque totale des fonds octroyés par l’Etat pour le financement de ces entreprises, constituent des indices fort significatifs du néopatrimonialisme . »

Clientélisme

La notion d’une gestion étatique fondée sur le cleintélisme, développée après car compatible avec les privatisations, a été formulée par Mark Tessler  comme suit: « Hasan II presides over a national political machine that operates on the basis of clientelism ; and, sitting atop this network of patron-client hierarchies, the king rewards his supporters, punishes his enemies, and generally keeps others dependent on his favors.». 

Dans une recherche publiée en 2002, Simon Perrin  confirme : ‘’Comme nous l’avons constaté précédemment, l’un des traits caractéristiques du rapport entre pouvoir politique et pouvoir économique au Maroc tourne avant tout autour des prébendes diversement octroyées par le régime et pouvant être, le cas échéant, retirées par le régime. On parle alors d’une politique de dépenses stratégiques, c’est-à-dire une politique d’allocation de ressources revêtant une orientation toute particulière puisqu’elle vise d’abord à protéger le capital de soutiens – le capital social – dont dispose le pouvoir’’.

Pour cet auteur, ‘’la tentative d’explication allant dans le sens d’une certaine forme de clientélisation par le « haut » des principaux segments sociaux du Maroc est beaucoup plus riche – tout en restant d’actualité – que des arguments tournant autour du seul concept de néopatrimonialisme qui, face à la construction d’un Etat-nation marocain moderne en phase réussie d’intégration, perd une grande dose de son efficacité’’.

Privatisations de l’Etat

A propos des régimes politiques d’Afrique du Nord (Algérie, Egypte, Maroc, Tunisie) et de leurs politiques de « privatisation », Bradford Dillman reprend l’hypothèse, soulevée par

Béatrice Hibou, selon laquelle la nouvelle norme économique « libérale » et marchande n’a en rien altéré la prééminence du politique dans la gestion des ressources économiques de leur pays : ‘’The more they [les régimes en question] “deregulate”, the more they “re-regulate” by determining precisely who can most easily benefit from change and join distributional coalitions to tap profits in the market ’’.

La privatisation de l'Etat traduit des "processus concomitants de diffusion de l'usage d'intermédiaires privés pour un nombre croissant de fonctions antérieurement dévolues à l'Etat et le redéploiement de ce dernier". Selon les pays cette privatisation peut concerner, au-delà des entreprises et services publics, les activités de développement voire les fonctions régulatrices et régaliennes de l'Etat. Elle a rendu poreuse et instable la frontière entre le "public" et le "privé", entre l'"économique" et le "politique".

Les privatisations ont favorisé le pouvoir politique et les fortunes personnelles liées à la politique. Elles seraient alors une  "multiplication des points d'exercice du pouvoir étatique". La capacité de régulation de l'Etat ne peut s'éroder simplement à la suite d'un redéploiement de ses fonctions ou la suite des interventions d'autres acteurs concurrents, qu'ils aient été autorisés ou pas, pourvu que l'Etat arrive à englober ces interventions dans ses stratégies.

Les sources de pouvoir économique 

Depuis quelques années, on a l’impression que la pièce économique ne se joue plus dans le même théâtre, ni avec les mêmes acteurs. A ce propos, Myriam Catusse  a écrit des choses assez claires, dès la fin des années 90 : ‘’En effet, l'internationalisation de l'économie marocaine, ainsi que le discrédit d'un utopique état distributeur (discrétionnairement) d'allocations et de richesses, ont mis à mal les ressorts néopatrimoniaux du système politico-économique. Dès lors se sont créés des espaces autonomes, où les interlocuteurs économiques pourraient dialoguer avec leurs partenaires étrangers, mais aussi avec les acteurs sociaux nationaux, en échappant aux incontournables pesanteurs étatiques’’. 

Si on définit le pouvoir économique par analogie au politique comme la capacité à formuler des normes ou règles, à en piloter l’exécution et à sanctionner les défaillances, alors on peut convenir assez facilement que les sources de pouvoir se sont multipliées au cours de la dernière décennie au Maroc du fait des réforme libérales et des mutations liées à la globalisation. 

Sources globales de pouvoir économique

On se limitera à commenter rapidement la ‘’nature’’ des pouvoirs exercés par les institutions multilatérales, la société civile globale et la gouvernance économique privée exercée notamment par les entreprises leaders dominant les ‘’chaînes de valeur globales’’ (CVG). 

Institutions multilatérales

Ces institutions, dont les plus connues sont l’OMC, le FMI et la Banque Mondiale, sont dirigées par des instances dépendantes des gouvernements. En réalité, en raison de la technicité des questions et des processus de construction de leurs ‘’recommandations’’, leur pouvoir de définition des règles du jeu est important. 

Il est intéressant de noter, à propos de cette catégorie d’acteurs, qu’une part importante de leurs décisions ne fait que reprendre des consensus élaborés en dehors des assemblées ‘’ordinaires’’. Ils fonctionnent donc aussi comme des caisses de résonance, quelque part. Si, on prend le secteur agricole, que je suivais beaucoup il y a quelques années, on s’aperçoit que l’accord de Marrakech de l’OMC renvoie sur les questions non tarifaires à des références établies dans le cadre d’autres instances, tels que le Codex Alimentarus , l’UPOV  ou l’OIE . De même, si on se réfère aux directives de la Banque Mondiale en matière de financement de projets, on se rendra compte qu’elles reprennent en grande partie les recommandations établies par des commissions ad hoc (Commission Mondiale des Barrages), ou par des ONG (Oxfam). On pourrait dire la même chose des recommandations du FMI et de l’influence qu’a exercé sur elles le Trésor US, (voir la gestion de la crise mexicaine).

De par son l’ouverture de la politique économique, le Maroc est un terrain où les normes des acteurs multilatéraux exercent une influence sur la décision économique. Il n’est pas utile d’aller plus loin sur cet aspect des choses connu.

Société civile globale

Une conférence tenue à Bâle à l’initiative de l’Institut de la Gouvernance à propos du ‘’rôle des acteurs non-étatiques dans la production de règles et de standard : érosion de la distinction entre domaine public et domaine privé’’ résume bien l’état de lieux en la matière .

Le premier domaine d’intérêt est celui de la production de normes de responsabilité sociale et environnementale . Le ‘’pouvoir’’ économique associé à ce militantisme de la société civile s’exprime par la création de nouveaux marchés ( équitable bio,..), mais aussi ,comme on le verra ci-dessous par la création de ‘’labels’’ incorporés par les codes de conduite des grandes firmes à la recherche de conditions d’approvisionnement ‘’irréprochables ‘’aux yeux des opinions (certification ETHIC , par exemple). 

Le deuxième domaine d’expression d’un pouvoir réside dans le pouvoir de ‘’notation’’ que certaines organisations ont réussi à acquérir .  On peut également associer à ce pouvoir de notation, le pouvoir de blocage exercé par les organisations non-gouvernementales sur les accords multi-latéraux ou bi-latéraux (échec de Doha, compromis sur les génériques en matière de protection de la propriété intellectuelle AMPIC, mobilisation contre les ALE des paysans ou des militants des droits de l’homme, …) ;

Identifier les domaines d’expression du pouvoir de création, de notation ou de blocage des organisations de la société civile ne doit pas nous conduire à exagérer (rêver), car la plupart des études sérieuses, il transparaît que leur influence est pour l’essentiel récupérée par la routine des affaires ou par la souveraineté des Etats . 

L’activité des organismes les plus influents de la société civile globale est importante au Maroc, que ce soit en matière de développements des normes ou dans celui de la notation. 

Des IDE à la gouvernance économique privée

Les relations entre les Etats et les investisseurs étrangers étaient analysées depuis R. Vernon  à l’aide de la théorie dite du ‘’pouvoir négociateur obsolescent’’. L’auteur montre que la répartition du pouvoir entre investisseurs et Etats passe par deux moments :

- Avant la réalisation de l’investissement, les Etats se sentent affaiblis face à la mobilité des capitaux, le rapport de forces est favorable aux investisseurs sous la forme d’un chantage.

- Après la réalisation de l’investissement, Vernon soutient qu’au contraire ce sont les capitaux qui deviennent otages des Etats, de leur pouvoir fiscal notamment.

Cette théorie a été dépassée par les conditions actuelles de ce que plusieurs auteurs appellent la gouvernance économique privée, dans laquelle le pouvoir des multinationales ne se réduit plus au ‘’chantage’’ à l’investissement initial. L’expression du pouvoir actuel des firmes-leader, découle de l’organisation des relations économiques entre les maillons d’une même chaîne de valeur, dans laquelle existe des dispositions de ‘’sanction’’ et de ‘’récompense’’ des opérateurs qui font partie de la chaîne et les territoires qui les accueillent.

Plusieurs auteurs ont travaillé sur cette question de la gouvernance économique privée, leurs travaux sont regroupés dans des sites qui documentent bien leur point de vue . R Kaplinsky a formulé les termes de la gouvernance privée des chaînes de valeur , en la comparant à la gouvernance politique. Il propose d’en analyser les trois volets : législatif, judiciaire et exécutif.

Le volet ‘’législatif’’ : qui définit les conditions de participation dans ces chaînes. Ces conditions s’appuient sur les standards internationaux de type public (comme les normes du BIT en matière de droit du travail, ou de type privé ISO 9 000 (qualité), ISO 14 000 (environnement) et ISO 8 000 (social), applicables à toutes les industries ainsi sur des standards spécifiques à certaines industries (type HACCP, pour l’agro-alimentaire) ou à certaines thématiques sociales ou environnementales (Social Accountatbility, Forest…).

Le volet ‘’judiciaire’’ : qui comprend les activités d’audit et de contrôle de la conformité aux règles et aux standards. 

Le volet ‘’exécutif’’ : qui concerne les démarches pro-actives d’assistance à la mise en conformité des opérateurs, soit par des interventions directes du leader auprès de ses fournisseurs, soit indirectes en obligeant un sous-traitant de premier rang à assister un fournisseur de deuxième rang. Les leaders (‘’governors’’, selon l’expression de Kaplinsky) sont soit des leaders-opérateurs de la chaîne soit des leaders non opérateurs. Dans la plupart des chaînes de valeur, il existe plusieurs points de gouvernance.  A chacun des points, des parties différentes peuvent établir les conditions de participation, les contrôles et audits et l’assistance. La question des sanctions est cruciale pour le bon fonctionnement de la gouvernance privée d’après R. Kaplinsky. La sanction ultime, à savoir l’exclusion de la chaîne pour des opérateurs, devient dissuasive dès lors que l’on n’a pas accès aux marchés finaux. Bien entendu, il peut y avoir des sanctions intermédiaires, du type de la réduction des opérations confiées à un sous-traitant ou de l’imposition de pénalités pour non-conformité. Il existe aussi des formules de ‘’récompense’’ dans les chaînes de valeur. La plus utilisée est celle qui coûte le moins cher, à savoir récompenser la bonne conformité par la réduction de la fréquence des contrôles et audits de performance. La légitimité de la gouvernance privée est basée sur le niveau de confiance entre partenaires, en particulier de la crédibilité du gouverneur-leader.

On est là devant une configuration intéressante dans laquelle une ‘’soft law’’ privée (code de conduite, conventions diverses) va élargir le champ d’action de dispositions du droit international ou de revendications de la société civile dans des conditions qui pour le moins sont étranges pour les Etats (cas de la Chine avec la liberté syndicale).

La présence au Maroc des acteurs de cette gouvernance privée mondiale s’est accentuée avec les privatisations et les programmes sectoriels en partenariat public-privé dans le tourisme, l’automobile, l’agriculture, les services. Elle se ressent également avec force dans les secteurs de la sous-traitance industrielle, comme l’habillement.

Acteurs nationaux et territoriaux détenteurs de pouvoirs économiques

La thématique de l’émergence d’une bourgeoisie sous formes de groupes, d’entrepreneurs lettrés, ou de capital désobéissant a fait couler beaucoup d’encre, alors que celle du pouvoir économique territorial est moins bien documentée.

De la bourgeoisie bureaucratique au capitalisme désobéissant

L’historique du secteur privé marocain a été marqué par une accumulation externe fondé sur la marocanisation et la privatisation, pilotées par le régime. Ce secteur a par la suite évolué dans un cadre protectionniste et réprimé dépendant des pouvoirs politiques . Cette thèse que l’on trouve dans travaux précédents de Mohamed Berrada (1968, 1992), M.S. Saïdi (1989, 1992) ou A. Benhaddou (1989, 1997) commence à être revisitée dès 1993 par de Saïd Tangeaoui (1993 ).

A Saaf   évoque, en 1999, l’apparition plus ou moins récente de puissantes dynamiques économiques de « désétatisation » favorisant, entre autres, « le développement d’une base d’accumulation propre de la grande bourgeoisie privée », preuve irréfutable, à ses yeux, de la force de nouvelles tendances consolidant le secteur privé.

Myriam Catusse  soutient quant à elle que ‘’c'est l'hypothèse d'une dérégulation de ces dernières – et plus largement du circuit de distribution des rentes sur lesquelles s'appuierait l'économie étatique et la faible autonomie des institutions économiques – qui expliquerait la formation de coalitions, la mise en oeuvre de réforme partielle, et l'apparition de gagnants et de perdants de la libéralisation. 

Les entrepreneurs lettrés 

S. Perrin  va associer l’indépendance des élites plus à leur ‘’culture’’, qui serait porteuse d’un projet politique : ‘’Les élites économiques nouvelles (ou ces « entrepreneurs lettrés » par opposition à l’ancienne génération d’entrepreneurs dépendante des faveurs ou des sanctions de l’Etat) font de la politique. Ils font de la politique autrement, en offrant à la société des projets sociétaux, dont ils légitiment l’efficacité à travers les exemples de leurs réussites individuelles en affaires’’.

L’auteur reconnaît la fragilité du processus : ‘’Cependant, il serait sociologiquement dangereux d’affirmer que cette évolution est « naturelle » et détachée, d’une part, de quelque volonté politique makhzénienne déterminante, sinon influente, et de l’autre, d’un contexte au caractère à la fois national et international, dans lequel tendent à s’imposer de nouveaux référents sociaux et de nouvelles logiques de développement’’.

Les pouvoirs territoriaux : siba ou makhzen, siba et makhzen ?

La proximité géographique, organisationnelle et institutionnelle est analysée de plus en plus par les éconmistes comme facteur de croissance économique grâce aux effets ‘’marshalliens ’’ (externalités dues à la concentration spatiale d’activités similaires), aux effets ‘’jacobiens ’’ (externalités  dues à l’urbanisation et à la diversification des activités qu’elle induit) et aux effets spill-over à la Romer  (externalités de connaissance). Dans cette hypothèse, le contrôle de la proximité économique devient une source de pouvoir.

L’expression de ce pouvoir est très liée aux enjeux de la politique locale et des formes de décentralisation/déconcentration. En tout cas, on peut dire que ces pouvoirs ont aujourd’hui des relations plus complexes avec les élites centrales que celles décrites et analysées par R Leveau dans le cas des élites rurales en termes de ‘’collusion’’. Une des expressions qui définissent au mieux ce processus de constitution de pouvoirs locaux est celle de Myriam Catusse qui parle d’une ‘’économisation’’ de la vie publique locale .

Des jeux simples aux jeux complexes

La pluralité des sources de pouvoir économique va donner lieu, à travers le jeu stratégique des acteurs, à des combinaisons multiples et variées qui vont démultiplier le potentiel de rupture des équilibres de l’ancienne économie politique marocaine centrés sur la toute-puissance du régime.  Ainsi, il en va de la consolidation mutuelle qui existe entre les pouvoirs des acteurs privés globaux et ceux deux accords inter-étatiques bilatéraux ou multi-latéraux , ou de l’accès à l’international, réservé auparavant aux seuls acteurs étatiques, des acteurs économiques et politiciens locaux.  

La suite de cette note présente les hypothèses avancées pour analyser le jeu stratégique des acteurs et quelques interrogations sur les implications politiques, qui servent de point final à cette introduction au débat du collectif.

Hypothèses sur la nature des jeux stratégiques

Il existe trois ‘’lectures’’ des interactions entre les acteurs détenteurs de pouvoirs économiques, globaux, locaux et nationaux, que nous allons rapidement exposer, avant de présenter quelques éléments plus concrets sur les rapports de force qui s’expriment dans la conduite des politiques sectorielles, qui sont utiles pour se forger une idée. 

Jeu à somme nulle et évanescence des Etats

Les auteurs qui,  conçoivent les interactions dans le cadre d’un jeu à somme nulle, sont obligés de conclure à l’affaiblissement des Etats en matière économique. En ce sens, l’Etat ne ferait que perdre du pouvoir économique, que les acteurs locaux et globaux ont réussi à ‘’arracher ’’. Cette hypothèse n’arrive pas à rendre compte de l’hyper-activité économique du régime marocain, (voir ci-dessous). 

Serait-on alors dans un simple processus de recomposition ou plutôt de reproduction de la domination politique de la scène économique ?

Recomposition ou reproduction

Cette hypothèse, celle de la ‘’recomposition’’ des Etats, insiste sur les astuces d’une classe dominante qui serait capable de contrôler les retombées des mutations. Ainsi, Riccardo Bocco, par exemple, résume les conclusions de la recherche de Simon Perrin , en écrivant dans la préface ce qui suit: ‘’Il nous montre en particulier la capacité de reproduction d’un système qui, …. , a besoin de tout changer afin que tout reste inchangé : face à la mondialisation et aux effets du néolibéralisme triomphant, le système marocain réaffirme sa stabilité à travers la préservation d’espaces rentiers pour les élites et grâce à la reproduction de logiques de clientèle’’.
 
Le système économique et institutionnel marocain serait caractérisé par la prégnance du modèle protectionniste et interventionniste, où les positions économiques se construisent à partir des positions de pouvoir ou du moins de la proximité avec celui-ci; donc aussi par les résistances à la dérégulation, par la nature ambivalente d’un secteur privé surpolitisé et par sa faible internationalisation .
 
Amar Drissi  exprime cette vue après s’être interrogé sur la réalité du processus de libéralisation des télécommunications au Maroc, souvent présenté comme un modèle tant en termes d’indépendance de l’autorité de régulation qu’en termes de montants récoltés par le pays pour la deuxième licence de téléphonie mobile ou la vente de l’opérateur historique. Selon son analyse, et s’appuyant sur une cartographie des acteurs du secteur, il montre que ceux-ci sont les mêmes que ceux d’avant la réforme mais qu’ils ont adapté leur comportement à l’image de l’ancien Ministre des Télécommunications qui se retrouve Directeur Général de l’opérateur historique privatisé et vendu à Vivendi. En lieu et place d’une déréglementation réelle, on serait ainsi en présence d’une « numérisation de l’extraction de la rente » parée d’un vernis de légitimité envers les bailleurs de fonds et révélateur de l’importance du comportement des hommes dans un Etat marqué par le manque de stratégie.
 
Il est vrai, comme on le verra, ci-après, que la multiplication des points d’intervention du régime marocain en matière économique donne une certaine crédibilité à ce point de vue.
 
Malgré cette capacité explicative en apparence, cette présentation  ne nous semble pas convaincante, car elle réduit les nouveaux pouvoirs à des appendices manipulables par les forces étatiques ou liées aux puissances publiques, alors que nous avons essayé de montrer ci-dessus justement qu’elles disposent d’une marge de manœuvre irréductible. 
 
Paul Wapner  nous explique à ce propos la chose suivante: ‘’Avec le temps, il est apparu clairement que les acteurs non-étatiques …exerçaient une influence politique propre. Les multinationales modifient le paysage des affaires. Les organisations de la société civile modifient la compréhension des enjeux sociétaux et ne se limitent pas à faire pression sur les Etats. Les réseaux de media globaux construisent  en grande partie la représentation des problèmes du monde. Les réseaux terroristes instillent la peur et altèrent les agendas politiques dans plusieurs régions du monde. Bref, loin d’être des acteurs marginaux, les acteurs non étatiques sont des acteurs clé’’.
Acteurs nationaux et territoriaux détenteurs de pouvoirs économiques
 
La thématique de l’émergence d’une bourgeoisie sous formes de groupes, d’entrepreneurs lettrés, ou de capital désobéissant a fait couler beaucoup d’encre, alors que celle du pouvoir économique territorial est moins bien documentée.
De la bourgeoisie bureaucratique au capitalisme désobéissant
 
L’historique du secteur privé marocain a été marqué par une accumulation externe fondé sur la marocanisation et la privatisation, pilotées par le régime. Ce secteur a par la suite évolué dans un cadre protectionniste et réprimé dépendant des pouvoirs politiques . Cette thèse que l’on trouve dans travaux précédents de Mohamed Berrada (1968, 1992), M.S. Saïdi (1989, 1992) ou A. Benhaddou (1989, 1997) commence à être revisitée dès 1993 par de Saïd Tangeaoui (1993 ).
 
A Saaf   évoque, en 1999, l’apparition plus ou moins récente de puissantes dynamiques économiques de « désétatisation » favorisant, entre autres, « le développement d’une base d’accumulation propre de la grande bourgeoisie privée », preuve irréfutable, à ses yeux, de la force de nouvelles tendances consolidant le secteur privé.
 
Myriam Catusse  soutient quant à elle que ‘’c'est l'hypothèse d'une dérégulation de ces dernières – et plus largement du circuit de distribution des rentes sur lesquelles s'appuierait l'économie étatique et la faible autonomie des institutions économiques – qui expliquerait la formation de coalitions, la mise en oeuvre de réforme partielle, et l'apparition de gagnants et de perdants de la libéralisation. 
Les entrepreneurs lettrés 
 
S. Perrin  va associer l’indépendance des élites plus à leur ‘’culture’’, qui serait porteuse d’un projet politique : ‘’Les élites économiques nouvelles (ou ces « entrepreneurs lettrés » par opposition à l’ancienne génération d’entrepreneurs dépendante des faveurs ou des sanctions de l’Etat) font de la politique. Ils font de la politique autrement, en offrant à la société des projets sociétaux, dont ils légitiment l’efficacité à travers les exemples de leurs réussites individuelles en affaires’’.
 
L’auteur reconnaît la fragilité du processus : ‘’Cependant, il serait sociologiquement dangereux d’affirmer que cette évolution est « naturelle » et détachée, d’une part, de quelque volonté politique makhzénienne déterminante, sinon influente, et de l’autre, d’un contexte au caractère à la fois national et international, dans lequel tendent à s’imposer de nouveaux référents sociaux et de nouvelles logiques de développement’’.
Les pouvoirs territoriaux : siba ou makhzen, siba et makhzen ?
 
La proximité géographique, organisationnelle et institutionnelle est analysée de plus en plus par les éconmistes comme facteur de croissance économique grâce aux effets ‘’marshalliens ’’ (externalités dues à la concentration spatiale d’activités similaires), aux effets ‘’jacobiens ’’ (externalités  dues à l’urbanisation et à la diversification des activités qu’elle induit) et aux effets spill-over à la Romer  (externalités de connaissance). Dans cette hypothèse, le contrôle de la proximité économique devient une source de pouvoir.
 
L’expression de ce pouvoir est très liée aux enjeux de la politique locale et des formes de décentralisation/déconcentration. En tout cas, on peut dire que ces pouvoirs ont aujourd’hui des relations plus complexes avec les élites centrales que celles décrites et analysées par R Leveau dans le cas des élites rurales en termes de ‘’collusion’’. Une des expressions qui définissent au mieux ce processus de constitution de pouvoirs locaux est celle de Myriam Catusse qui parle d’une ‘’économisation’’ de la vie publique locale .

Des jeux simples aux jeux complexes

La pluralité des sources de pouvoir économique va donner lieu, à travers le jeu stratégique des acteurs, à des combinaisons multiples et variées qui vont démultiplier le potentiel de rupture des équilibres de l’ancienne économie politique marocaine centrés sur la toute-puissance du régime.  Ainsi, il en va de la consolidation mutuelle qui existe entre les pouvoirs des acteurs privés globaux et ceux deux accords inter-étatiques bilatéraux ou multi-latéraux , ou de l’accès à l’international, réservé auparavant aux seuls acteurs étatiques, des acteurs économiques et politiciens locaux.  
 
La suite de cette note présente les hypothèses avancées pour analyser le jeu stratégique des acteurs et quelques interrogations sur les implications politiques, qui servent de point final à cette introduction au débat du collectif.

Hypothèses sur la nature des jeux stratégiques

Il existe trois ‘’lectures’’ des interactions entre les acteurs détenteurs de pouvoirs économiques, globaux, locaux et nationaux, que nous allons rapidement exposer, avant de présenter quelques éléments plus concrets sur les rapports de force qui s’expriment dans la conduite des politiques sectorielles, qui sont utiles pour se forger une idée. 

Jeu à somme nulle et évanescence des Etats

Les auteurs qui,  conçoivent les interactions dans le cadre d’un jeu à somme nulle, sont obligés de conclure à l’affaiblissement des Etats en matière économique. En ce sens, l’Etat ne ferait que perdre du pouvoir économique, que les acteurs locaux et globaux ont réussi à ‘’arracher ’’. Cette hypothèse n’arrive pas à rendre compte de l’hyper-activité économique du régime marocain, (voir ci-dessous). 
 
Serait-on alors dans un simple processus de recomposition ou plutôt de reproduction de la domination politique de la scène économique ?

Recomposition ou reproduction

Cette hypothèse, celle de la ‘’recomposition’’ des Etats, insiste sur les astuces d’une classe dominante qui serait capable de contrôler les retombées des mutations. Ainsi, Riccardo Bocco, par exemple, résume les conclusions de la recherche de Simon Perrin , en écrivant dans la préface ce qui suit: ‘’Il nous montre en particulier la capacité de reproduction d’un système qui, …. , a besoin de tout changer afin que tout reste inchangé : face à la mondialisation et aux effets du néolibéralisme triomphant, le système marocain réaffirme sa stabilité à travers la préservation d’espaces rentiers pour les élites et grâce à la reproduction de logiques de clientèle’’.
 
Le système économique et institutionnel marocain serait caractérisé par la prégnance du modèle protectionniste et interventionniste, où les positions économiques se construisent à partir des positions de pouvoir ou du moins de la proximité avec celui-ci; donc aussi par les résistances à la dérégulation, par la nature ambivalente d’un secteur privé surpolitisé et par sa faible internationalisation .
 
Amar Drissi  exprime cette vue après s’être interrogé sur la réalité du processus de libéralisation des télécommunications au Maroc, souvent présenté comme un modèle tant en termes d’indépendance de l’autorité de régulation qu’en termes de montants récoltés par le pays pour la deuxième licence de téléphonie mobile ou la vente de l’opérateur historique. Selon son analyse, et s’appuyant sur une cartographie des acteurs du secteur, il montre que ceux-ci sont les mêmes que ceux d’avant la réforme mais qu’ils ont adapté leur comportement à l’image de l’ancien Ministre des Télécommunications qui se retrouve Directeur Général de l’opérateur historique privatisé et vendu à Vivendi. En lieu et place d’une déréglementation réelle, on serait ainsi en présence d’une « numérisation de l’extraction de la rente » parée d’un vernis de légitimité envers les bailleurs de fonds et révélateur de l’importance du comportement des hommes dans un Etat marqué par le manque de stratégie.
 
Il est vrai, comme on le verra, ci-après, que la multiplication des points d’intervention du régime marocain en matière économique donne une certaine crédibilité à ce point de vue.
 
Malgré cette capacité explicative en apparence, cette présentation  ne nous semble pas convaincante, car elle réduit les nouveaux pouvoirs à des appendices manipulables par les forces étatiques ou liées aux puissances publiques, alors que nous avons essayé de montrer ci-dessus justement qu’elles disposent d’une marge de manœuvre irréductible. 
 
Paul Wapner  nous explique à ce propos la chose suivante: ‘’Avec le temps, il est apparu clairement que les acteurs non-étatiques …exerçaient une influence politique propre. Les multinationales modifient le paysage des affaires. Les organisations de la société civile modifient la compréhension des enjeux sociétaux et ne se limitent pas à faire pression sur les Etats. Les réseaux de media globaux construisent  en grande partie la représentation des problèmes du monde. Les réseaux terroristes instillent la peur et altèrent les agendas politiques dans plusieurs régions du monde. Bref, loin d’être des acteurs marginaux, les acteurs non étatiques sont des acteurs clé’’.
 

Restructuration des espaces de pouvoir

La troisième lecture, celle de la restructuration, insiste sur le fait que la perte de souveraineté des Etats d’un côté et l’émergence de nouveaux acteurs ne signifie pas une perte de pouvoir des Etats, car le jeu n’est pas à somme nulle. L’émergence de nouveaux acteurs de la gouvernance économique ne signifie pas la réduction des pouvoirs des autres acteurs, mais plutôt un redéploiement, une restructuration. 
 
Pour concrétiser les termes de ce débat, je m’intéresserai aux enjeux sectoriels du jeu stratégique tels qu’ils se présentent au Maroc, avant de conclure cette note.
 
La restructuration des acteurs et des pouvoirs économiques va être commentée ci-dessous au travers des politiques sectorielles et de ce qu’elles traduisent comme enjeux. Je vais d’abord m’intéresser à un secteur où l’Etat marocain cherche à consolider une position dominante, celui de la gestion économique des flux migratoires. Je dirai un mot ensuite sur un secteur il  fait de la résistance au changement (secteur financier), avant d’aborder des secteurs où il essaie avec des résultats variés, d’être le promoteur du changement de la gouvernance économique (télecom, tourisme, industrie, artisanat, agriculture, énergie,…) et de terminer par des secteurs où la résistance vient plutôt des acteurs que du régime (social, foncier,…).  

Migrations

La gestion économique des migrations a été analysée comme un succès  en termes de rétention de pouvoir économique et social, grâce au réseau de collecte de l’épargne, au réseau consulaire, à la politique d’accueil des investissements au Maroc (Banque Amal) et à la priorité donnée à la question migratoire dans les relations bilatérales. 
 
La capacité du régime à maintenir cet avantage  a été renforcée par encore plus d’initiatives récemment, notamment la création d’un ministère, d’un conseil et l’engagement de l’agence publique de l’emploi dans la gestion des flux des saisonniers. Le pouvoir en matière de gestion étatique des flux de capitaux et de gestion de l’emploi de manière générale, s’en trouve renforcé, en dépit du caractère global du phénomène migratoire.

Finances

La réforme du système financier démarré en 1993 a réduit en partie la confusion des genres qui prévalait en la matière entre institutions de régulation, entreprises publiques et groupes privés nationaux et étrangers. Le système est mieux gouverné suite à la privatisation, à l’indépendance accordée à la Banque Centrale à la mise en place de nouveaux instruments et marchés financiers.
 
La prochaine étape, réclamée par certains acteurs, celle de la libéralisation du compte capital rencontre de la résistance de la part de ceux qui sont en mesure de capter à moindre coût les ressources financières du pays, tant que les mouvements de capitaux sont réglementés avec précision.

Secteurs productifs

L’histoire des réformes sectorielles dans les secteurs productifs démarre avec celle des télécom . Elle s’est poursuivie avec celles du tourisme, de l’industrie, en attendant celles du commerce, de l’énergie et de l’agriculture. Cette démarche volontariste des technocrates du régime , obéit à un portait-type commun :
 
Les programmes sectoriels sont inspirés par les mêmes écoles de pensée managériales appliquées au développement. Ils ont recours à des ‘’recettes’’ qui ont fait leur preuve, et dont les principes sont résumés ci-dessous.
 
1.Des programmes fondées sur des ‘’visions’’ : Ils traduisent des choix et une volonté fondée sur une prospective, autrement dit une ‘’vision’’. Ce double souci se retrouve explicitement dans  le vocabulaire utilisé (Vision 2010, Vision 2015, Vision 2020, Maroc Vert) et dans les méthodologies des études de stratégie qui les précèdent.
 
2.Des programmes conduits en ‘’partenariat public-privé’’ : Ils expriment ‘’le nouveau rôle de l’administration qui doit passer d’une administration de gestion à une administration de développement. En d’autres termes, l’Etat devient un entraîneur qui choisit des axes de développement et oriente et encadre les acteurs privés. Le secteur privé pour sa part, se voit investi de la mission de mise en oeuvre de ces axes de développement et de création d’emplois ’’. La mise en œuvre de ce partenariat se réalise en général au moyen de contrats-programmes.
 
3.Des programmes d’ancrage à la globalisation : La globalisation est conçue comme une course de vitesse dans laquelle les règles du jeu sont de plus en plus formatées par les leaders globaux qui deviennent les ‘’locomotives’’ d’une intégration réussie.  
 
4.Des programmes gérés selon des méthodes ‘’managériales’’ : Ils contiennent des objectifs chiffrés qui deviennent des résultats à atteindre et des plans d’actions annuels avec des indicateurs de performance et des évaluations.

Secteurs en résistance 

Je me limiterai au ‘’secteur’’ social et au ‘’secteur’’ foncier pour aller à l’essentiel. Dans ces deux cas, les résistances des acteurs locaux à ‘’perdre des zones d’opacité gérées de manière autonome’’ s’avèrent beaucoup plus importantes que les pressions des réformateurs. Ces échecs en disent assez long, à mon avis, sur la réalité des rapports de force actuels .

Des questions en suspens

Il y a quelques années encore une conclusion élaborée sur le thème de la réversibilité des réformes paraissait encore pertinente au Maroc. Plus du tout aujourd’hui! 
 
Ce sentiment traduit bien la nature du moment économique et politique que nous vivons, marqué par une pluralité des sources de pouvoir qui rend effectivement difficilement la réversibilité de certaines réformes.
 
Cette pluralité des acteurs et des coalitions crée, à son tour, les conditions d’une ouverture réelle du jeu politique articulé autour de projets économiques alternatifs portés par des coalitions d’acteurs locaux crédibles, jugés sur leur capacité à dénouer certains blocages (social, foncier) ou à améliorer certaines performances (finances, productifs). L’économique serait ainsi en train de prendre sa revanche sur les étapes antérieures.
 
Si le régime décide de bloquer cette ouverture, alors il aura intérêt à réussir la restructuration de son élite pour la transformer en une véritable ‘’classe capitaliste’’, capable de rentabiliser son capital à des niveaux supérieurs à la moyenne, d’imposer ainsi le respect aux autres groupes d’hommes d’affaires et de refonder le contrat social autour de la recherche de la productivité.
 
 

1L’éviction du patron de la holding a été présentée par la presse comme un simple épisode de la guerre entre clans d’extraction différentes, avec une victoire grâce à un coup bas d’un des clans, non sanctionné par l’arbitre.

2 Krueger et Bhagwati ont été les plus brillants critiques des politiques protectionnistes appliquées dans les pays du Tiers Monde, avec la conceptualisation en termes de chasseurs de rente, rent seekers. Leur papier de référence ‘’Foreign Trade Regimes and Economic Development : Liberalization Attempts and Consequences’’ date déjà de 1978.

3 R. Mac Kinnon, ‘’The order of Economic Liberalization’’, Johns Hopkins. 
4 Leveau Rémy, « Aperçu de l’évolution du système politique marocain depuis vingt ans », Monde arabe
Maghreb-Machrek, nº 106, octobre/décembre 1984, écrit à propos de la politique des années 70 (marocanisation,…) ce qui suit : « avec sa marocanisation, et la récupération des terres de colonisation privées, le domaine auquel le roi pouvait donner accès par décision personnelle est accru ». 
5 L’analyse de Béatrice Hibou et de Luis Martinez sur les accords de partenariat avec l’UE (mariage blanc), parlait de l’infaisabilité de la libéralisation des économies prévues dans le cadre des accords de partenariat : ‘Ce dernier devrait remettre en cause les rentes nées de l'indépendance, l'opacité du fonctionnement politique et des activités économiques, le monopole de l'extraversion, les perceptions et les comportements des élites dirigeantes... Concrètement, cela signifie donc que les acteurs économiques privilégiés, les appareils sécuritaires et les partis politiques d'Etat risquent d'être profondément bouleversés par la logique du Partenariat et qu'ils vont donc massivement oeuvrer au détournement de ce dernier. Autrement dit, d'un point de vue politique, il nous semble que le Partenariat est tellement ambitieux qu'il est inapplicable’’.
6 Béatrice Hibou et Luis Martinez, 1998, ‘’Le partenariat euro-méditerranéen : un mariage blanc ?’’ CERI, FNSP.
7 J. Waterbury, « La légitimation du pouvoir au Maghreb : tradition, protestation et répression » in
Collectif, Développement politique au Maghreb, Paris, CNRS, 1979.
8 Selon Waterbury, ce concept « veut dire simplement l’édification du pouvoir patrimonial dans le cadre administratif, technique et militaire de l’Etat moderne ». 
9S. Perrin , 2002 , Les entrepreneurs marocains, IUED, Genève.
10La privatisation des Etats Sous la direction de Béatrice HIBOU Editions Karthala.
11 Ce paragraphe est repris 
12 Voir à propos de ce découpage, l’analyse de M. S. Saaidi, parue dans le rapport du Cinquantenaire.
13 Doumou Abdelali, Etat et capitalisme au Maroc, Edino, Rabat, 1987. 
14 Tessler Mark, « Image and Reality in Moroccan Political Economy », in Zartman I. William, The Political
Economy of Morocco, Praeger, New York, 1987, p. 218. 
 5Simon Perrin, 2002, Les entrepreneurs marocains, IUED, Genève.
 6« Facing the Market in North Africa », Middle East Journal, vol. 55, nº 2, printemps 2001.
17Myriam Catusse, 1997, ‘’Réponses privées à des problèmes publics’’. 
18 La Commission du Codex Alimentarius a été créée en 1963 par la FAO et l'OMS afin d'élaborer des normes alimentaires, des lignes directrices et d'autres textes, tels que des Codes d'usages, dans le cadre du Programme mixte FAO/OMS sur les normes alimentaires. Les buts principaux de ce programme sont la protection de la santé des consommateurs, la promotion de pratiques loyales dans le commerce des aliments et la coordination de tous les travaux de normalisation ayant trait aux aliments entrepris par des organisations aussi bien gouvernementales que non gouvernementales.
19 L'Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) est une organisation intergouvernementale ayant son siège à Genève (Suisse).
20 Organisation Mondiale de la Santé animale (épizooties).
21 Voir la doc sur le site www.baselgovernance.org.
22 Eva Kocher, 2007 Private standards in the North – effective norms for the South?
IDDRI France, 2007,’’La certification comme nouveau système de gouvernance globale privée des forêts’’.
23 qui atteste au public la conformité des pratiques d’une entreprise avec le référentiel anti-corruption établi par l’organisation.
24 Daniel Kaufmann, WBI, ‘’Nonstate Actors Matters for Public Governance – An unorthodox empirical perspective’’.
25 Daniel W. Drezner, 2005, ‘’Gauging the power of global civil society: Intellectual property and public health’’. 
26 R. Vernon, 1971, ‘’Sovereignty at Bay : The transnational spread of US entreprises’’
28 R. Kaplinsky et M Morris, 2006, ‘’Governance matters in value chains’’.
29 Etude de M Dfouf pour l’Institut Espagnol du Commerce Exterieur en 2004 sur le secteur privé marocain.
30 S Tangeaoui, 1993, Les entrepreneurs marocains, Karthala, Paris, 
31 Saaf Abdallah, Maroc, l’espérance d’Etat moderne, Afrique Orient, Casablanca, 1999.
32 A propos de l’entrée en politique des entrepreneurs marocains, Myriam Catusse, CNRS IREMAM.
33 Simon Perrin, 2002, Les entrepreneurs marocains, IUED, Genève. 
34 A. Marshall, 1920, ‘’Principles of Political Economy’’.
35 J. Jacobs, 1984, ‘’ Cities and the Wealth of Nations’’.
36 P. Romer, 1986, ‘’Increasing Returns and Long Run Growth’’.
37 Voir Myriam Catusse, 2002, ‘’Affaires, Scandales et urnes à verre à Casablanca : les ambiguïtés de la démocratie local à l’ère de la bonne gouvernance. R Schuman Centre for Advanced Studies.
38 Il n’y a qu’a rappeler l’intense lobbying exercé par ces acteurs sur les négociateurs étatiques.
39 Ce point de vue a été poussé à l’extrême par ceux qui voyaient dans les organisations de la société civile, les porteurs d’un projet démocratique global naissant dépassant les Etats nationaux. Les analyses plus récentes des organisations de la société civile sont moins admiratives et mettent plutôt en avant les limites de leurs projets et de leur gouvernance, voir le livre de Samy Cohen, publié en 2003, ‘’La Résistance des Etats, les démocraties face aux défis de la mondialisation’’.
40 Simon Perrin, 2002, Les entrepreneurs marocains, IUED, Genève. 
41 B. Hibou, M Tozy, Critique Internationale 2002, page 101.
42 Amar Drissi, communication au colloque : Compte rendu résumé de la Journée d’étude ‘’Renouveler l’analyse des Partenariats Public Privé : Approche par la sociologie. Liban, Mali, Maroc.
Réunion organisée par le département Recherche de l’AFD et le FASOPO.
43 The State or Else ! : Statism’s resilience in NGO studies. International Studies Review, 2007, page 85;
44 Voir les recherches publiées dans les revues de l’IMI par de Haas, notamment.
45 Extending the Arms of the State: Overseas Filipinos and Homeland Development
2006 Annual Convention of the International Studies Association, Neil G. Ruiz, Department of Political Science
Massachusetts Institute of Technology.
46 De la friture sur la ligne des réformes : La libéralisation des télécommunications au Maroc
par Béatrice Hibou et Mohamed Tozy. 
47 Voir ce que rapportent les écrits sur les télecom à propos de Terrab ou ce que ‘’racontent’’ les power point de Adil Douiri sur le tourisme et l’artisanat.
48 Comme l’écrit la note de présentation officielle du programme sectoriel de l’artisanat.
49 L’action publique face aux « débordements » du social au Maroc : Décharge et métamorphoses d’un « État social » ? Myriam CATUSSE